"Je demandais à ma mère : 'Pourquoi vous êtes si durs ?'" : le quotidien des enfants de la "maison de l'horreur" au cœur du procès de Béthune
Que se passait-il derrière les murs de la maison de briques rouges de Noyelles-sous-Lens (Pas-de-Calais) ? Le tribunal correctionnel de Béthune a œuvré pour répondre à cette question, mardi 24 janvier. Pendant huit heures, le quotidien de la famille qui occupait le pavillon rebaptisé "la maison de l'horreur" par les médias a été disséqué, devant une assistance plus nombreuse qu'à l'accoutumée pour ce type de dossiers. Dans cette salle d'audience qui a connu, selon la défense, "des procédures beaucoup plus dramatiques", le parquet a requis deux ans de prison avec sursis contre un couple poursuivi pour avoir maltraité huit de ses dix enfants, les faits étant prescrits pour les deux aînés.
Après avoir rejeté la demande de huis-clos formulée par Bertrand Hennes, l'avocat du père, le tribunal s'est attaché à éclaircir les événements qui se sont déroulés dans la maison familiale, faisant droit à la volonté de la procureure Virginie Valton de "sensibiliser nos concitoyens" à ce qui peut se passer dans le "secret des maisons". "Ce qui se dit sur un plateau télé n'est pas forcément le reflet de la réalité", a pointé la magistrate, faisant allusion à l'intervention d'un fils du couple, Bryan, dans l'émission "Touche pas à mon poste". Le jeune homme de 21 ans a dénoncé auprès de la police, puis de la presse, les faits de violences subis par la fratrie à la fin de l'été 2022, après un énième épisode. Ses nombreuses interviews ont fait de lui et ses frères et sœurs les nouveaux symboles de l'enfance maltraitée.
Une mère qui a connu les foyers, un père analphabète
Alors que le président lit le résumé du dossier, le récit de l'arrivée des policiers du commissariat de Lens au domicile familial frappe tout particulièrement. Lorsqu'ils débarquent, après le signalement de Bryan, ils découvrent deux petites filles de 5 ans et 2 ans et demi, "sales", la couche "souillée", "solidement attachées à une chaise haute". La mère doit couper les liens "avec des ciseaux" pour les détacher. Une autre vision surgit au travers des mots de Simon Gilot : celle d'un policier interloqué devant le sourire d'un petit garçon de 8 ans, découvrant des dents toutes noires.
Les deux parents, poursuivis pour "violence sans incapacité sur un mineur de 15 ans par un ascendant" et "soustraction par un parent à ses obligations légales", écoutent, serrés à la barre, la litanie des faits qui leur sont reprochés et le portrait peu reluisant de leur couple. Christine, 41 ans, silhouette longiligne aux longs cheveux blond platine, racines apparentes et traits fatigués, a été placée en famille d'accueil et en foyer de 7 à 18 ans. Mère au foyer, elle ne "se brosse jamais les dents" et se promène débraillée devant ses enfants.
Son mari, Marc, 44 ans, en fait dix de plus. Cet homme trapu aux cheveux blancs ne sait "ni lire ni écrire". Issu d'une "famille nombreuse", il travaille dans "l'entretien de véhicules". Faute de permis de conduire, la famille se déplace dans une voiturette. Si le frigo est toujours plein, la propreté de la maison laisse à désirer. Surtout, certains des aînés décrivent auprès des enquêteurs un quotidien fait de violences, où les insultes et les coups – "de poing", "de ceinture", une fois de "casque" – pleuvent. D'autres enfants parlent de "fessées", mais aussi de "câlins" et de "bisous".
Un procès dans le procès
Invités à s'expliquer, les parents reconnaissent les insultes, y compris "homophobes" à l'égard du plus grand, ainsi que les fessées, mais nient "les coups". Dans leurs mots à eux, les "claques" deviennent des "cliques" sur la main et sur les cuisses. "On était dépassés, fatigués", justifie le père. La mère reconnaît qu'elle faisait dormir depuis "plusieurs semaines" ses deux petites filles sur des chaises hautes, où elles restaient aussi parfois attachées la journée. L'enfant de 5 ans souffre de neurofibromatose, une lourde pathologie qui la rend notamment hyperactive. Un autre enfant du couple est atteint de la malformation de Chiari, qui touche le cervelet et nécessite de nombreux rendez-vous médicaux. "C'était dû à la fatigue, je n'en pouvais plus, j'étais épuisée physiquement et moralement", bredouille Christine, les mains nouées.
"Je ne comprends pas pourquoi on n'a pas agi avant. On ne peut pas le nier. Maintenant, la souffrance, elle est là."
Christine, mère de famille accusée de violences sur ses enfantsdevant le tribunal correctionnel de Béthune
"Si on avait été épaulés par les grands…", tente le père. La famille est loin d'être inconnue des services sociaux. Le premier signalement remonte à 2013, avant un autre en 2016. Une enquête judiciaire a été déclenchée, mais a abouti à un classement sans suite après les rétractations de l'aîné. En 2019, un troisième signalement n'a pas été suivi d'effet.
Le quatrième est intervenu en avril 2022, peu de temps avant l'éclatement de l'affaire. Le suivi s'est arrêté, faute de "collaboration" des parents. C'est le procès dans le procès, celui des institutions sociales et judiciaires. La procureure vole au secours de la protection de l'enfance : "Les services sociaux sont venus faire des visites, ont rencontré le médecin traitant. Ce dernier leur a dit que ça lui arrivait de passer à l'improviste et qu'il n'avait jamais rien constaté d’anormal."
"Nous, c'était pire avant"
Christine assure avoir "signé un contrat avec les services sociaux" pour avoir de l'aide. Elle dément la porte close lors des visites à l'improviste, mais admet la peur qu'on lui "retire" ses enfants : "J'étais une enfant placée, ma première famille d'accueil, c'était l'enfer." Pour sa fille de 13 ans, Mélanie*, le placement a été, au contraire, salvateur. L'adolescente, longs cheveux blond vénitien, joli minois, un grand châle gris autour des épaules, fragilise la version parentale en une phrase : "Quand on est placés, on ne se fait pas insulter pour tout et rien, on s'occupe de nous, on peut sortir. Je fais de la danse, je vois mes copains, mes copines..."
Tout en affirmant ne pas avoir été directement victime de violences physiques, Mélanie confirme les "coups de poing" sur les garçons de la fratrie. Elle insiste par ailleurs sur la difficulté de parler pour les enfants victimes de maltraitance.
"Moi aussi, je les ai défendus [ses parents] au début, puis quand j'ai appris que j'allais être placée, je savais que j'étais en sécurité donc j'ai pu dire ce que j'avais subi."
Mélanie*, enfant du coupledevant le tribunal correctionnel de Béthune
Elle dit ne pas souhaiter revoir ses parents, qui se tiennent juste derrière elle. "Pourquoi avoir autant d'enfants quand on ne sait pas s'en occuper ?" Son grand frère Maxime*, 17 ans, s'exprime avec la même colère froide et interpelle sa mère : "Tu dis que tu es fatiguée mais quand les petites dormaient, tu faisais quoi la nuit ?" Silence. Le garçon blond se tourne vers le tribunal : "Je la voyais jouer au téléphone et fumer des cigarettes à 4 heures du matin." Bryan, déjà passé par la case prison, explique quant à lui avoir reproduit le modèle de violences auquel il a été exposé. "Quand je demandais à ma mère : 'Pourquoi vous êtes aussi durs avec nous ?' Elle me répondait : 'Nous, c'était pire avant'", lâche-t-il, très ému.
La répétition de la maltraitance sur des générations, l'avocat Rodolphe Costantino en a fait sa "triste spécialité. Ces affaires, je les plaide maintenant depuis trente ans, je vous avoue que j'ai parfois l'impression qu'on pisse dans un violon", cingle le conseil de l'association Enfance et partage, partie civile dans le dossier. Le pénaliste a plaidé il y a dix-huit ans dans "l'affaire de Drancy" (Seine-Saint-Denis), une autre "maison de l'horreur" découverte au cœur de l'été 2004. Ce scandale a notamment été suivi d'une loi de protection de l'enfance de 2007, visant à améliorer le "secret partagé" entre les services autour des cas de maltraitance. Après l'affaire de Noyelles-sous-Lens, "on vient nous dire à nouveau qu'il va falloir améliorer les choses en termes de coordination", peste l'avocat au sujet de l'enquête administrative ordonnée par la secrétaire d'Etat chargée de l'Enfance, Charlotte Caubel.
"Des parents qui n'ont pas appris à être parents"
"Oui, peut-être que l'Aide sociale à l'enfance est passée à côté de quelque chose, peut-être que la justice est passée à côté de quelque chose mais quand il n'y a rien à voir, il n'y a rien à voir !", rétorque la procureure dans ses réquisitions. Estimant que les préjudices sur les enfants sont "incontestables" même s'ils ne sont "pas encore visibles à cette date" – aucune trace de violence physique n'a été relevée par le médecin légiste lors des constatations pendant l'enquête – elle a requis, outre les deux ans de prison avec sursis, une obligation de soins pour les parents, l'interdiction de rentrer en contact avec leurs enfants mineurs et un stage de responsabilité parentale.
"L'appellation de la 'maison de l'horreur' était sans doute exagérée, mais pour les enfants, le quotidien, c'était l'horreur, ce ne sera jamais contesté."
Virginie Valton, procureuredevant le tribunal correctionnel de Béthune
L'avocate de la mère, Charlotte Fleutrie, enjoint le tribunal de ne pas fermer "la porte à la reprise des liens entre les parents et les enfants", signalant que les plus petits "réclament leur mère" et assurant qu'il y a "eu aussi des moments de joie dans cette famille". L'accusée essuie quelques larmes, trahissant pour la première fois une émotion. "On a des parents qui n'ont pas appris à être parents", souligne son conseil, demandant une sanction "juste et personnalisée" pour sa cliente. Certains, dans la salle, viennent "chercher la petite histoire, qui va faire vendre, plaire à l'opinion publique", dénonce Charlotte Fleurie en visant les bancs de la presse et des associations de protection de l'enfance. "Moi, ce que je viens chercher devant vous, c'est la justice." La décision sera rendue le 9 février.
*Les prénoms des mineurs ont été changés.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.