Dans la Meuse, une forêt occupée contre la "poubelle nucléaire" de Bure
Depuis deux semaines, militants et habitants occupent les bois de Mandres-en-Barrois pour bloquer l'avancée du projet de centre de stockage de déchets nucléaires. Les premiers colis doivent arriver d'ici 2030.
Sur la petite route cabossée menant au bois de Mandres-en-Barrois (Meuse), deux gendarmes filtrent les passages, mercredi 29 juin. "Vous allez voir les zadistes ?" s'enquiert-on. Une centaine de mètres plus bas, un tracteur garde l'orée de la forêt. Une pancarte affiche la couleur : "Plutôt fichés qu'irradiés". Juste derrière, des jeunes gens surveillent les allées et venues des promeneurs.
Il faut passer quelques barricades, élaborées à l'aide de branches d'arbres et de barbelés, pour accéder au campement, installé au milieu d'une zone largement déboisée. Seuls un érable champêtre et un charme, replantés exprès par les occupants, accueillent les visiteurs. Un préau en bois sert d'abri à la vaisselle et au coin bureau. Il dissimule une dizaine de tentes, installées plus haut sur un talus. Tout le nécessaire à la vie quotidienne est présent, des grandes tablées aux toilettes sèches, toutes construites par les occupants.
Voilà deux semaines que la forêt de Mandres a été investie par des militants antinucléaires, écologistes ou anticapitalistes. Entre 20 et 40 personnes, plutôt jeunes, dorment chaque soir sur le camp pour garder les 220 hectares de ce bois communal et s'opposer au projet Cigéo, le centre industriel de stockage géologique des déchets radioactifs de Bure, que l'Etat souhaite implanter d'ici 2020.
Des déchets radioactifs bientôt sous le bois
Ce projet, porté par l'Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra), ne possède pas encore d'autorisation formelle. Toutefois, l'Andra mène des tests grâce à un laboratoire construit à Bure en 2000. Cette première installation, destinée à servir de porte d'entrée aux déchets radioactifs dès 2030, s'accompagne d'un second site, "la zone des puits", qui permettra le transfert du personnel et du matériel à 500 mètres de profondeur.
L'Andra a choisi le bois de Mandres pour l'installer. Elle en est propriétaire depuis 2015, grâce à un échange validé en conseil municipal, mais contesté par certains habitants du village. Les premiers déchets radioactifs devraient donc être stockés dans des galeries situées dans le sous-sol de la forêt. Ce scénario ne plaît guère à Michel, 69 ans. "C'est toute mon enfance et là, ils la bousillent. Moi je ne serai plus là, mais je pense aux générations futures", souffle cet habitant. Membre d'un collectif opposé au projet, il a organisé des réunions locales sur le sujet et signé un recours non suspensif.
C'est la récente découverte de travaux de déboisement sur le terrain qui a mis le feu aux poudres. Début mai, des militants sont tombés sur "une plateforme d’environ 1 000 m²", entourée de barbelés militaires. Y étaient entreposés du matériel de chantier, des engins de forage et quelques baraquements. Quelques semaines plus tard, ils ont surpris des engins en train de déboiser plusieurs parcelles en bordure du bois. "En une semaine, ils avaient fait 6 ou 7 km autour de la forêt. Tout le pourtour est désormais déboisé en vue de faire une double clôture", expliquent les opposants.
Travaux préparatoires ou appropriation privative ?
Dans une plainte déposée le 22 juin et que francetv info a pu consulter, les militants accusent l'Andra d'avoir violé le Code forestier en déboisant sans autorisation. Ce que l'agence conteste. Contactée, elle se défend d'avoir débuté les travaux pour le projet et affirme ne procéder qu'à des "investigations géotechniques" préparatoires. Celles-ci alimenteront la demande formelle d'autorisation, prévue pour 2018. "On voulait clôturer le terrain pour protéger le secteur et empêcher des actes de malveillance", se justifie l'Andra, qui souligne avoir déjà constaté des "dégradations" sur des tuyaux de forage.
Chez les militants, on n'en croit pas un mot. "Cela n'a plus rien à voir avec des fouilles archéologiques et des travaux géologiques de recherche. Là, on est sur une appropriation privative pour empêcher l'accès à quiconque", dénonce Mickael*, 24 ans, qui occupe le site depuis 10 jours.
Ils ont posé des barrières à l'entrée, les vigiles de l'Andra filtraient les entrées en demandant la carte d'identité des habitants… On s'est dit qu'il fallait occuper et s'opposer physiquement.
"Heureusement qu'on a les jeunes"
La poignée d'occupants a vite été rejointe par certains habitants du coin, paysans et défenseurs de l'environnement. Depuis qu'un avis d'expulsion a été transmis le 28 juin, les appels aux renforts se multiplient sur les réseaux sociaux. Tout le monde se prépare à une évacuation. Personne ne sait quand, "mais on reviendra avec une manifestation de réoccupation", promet déjà Mickael.
Cela faisait longtemps que la résistance au projet de stockage ne s'était pas ainsi organisée dans le coin. Après de grandes manifestations antinucléaires dans les années 1990, la lutte a connu quelques creux. "Pendant 20 ans, l'Andra s'est implantée sans que rien ne bouge. C'est une première depuis longtemps", se félicite le jeune opposant aux boucles noires.
Les plus anciens ne peuvent que saluer ce regain de mobilisation dans un territoire dépeuplé, où les habitants de petites communes craignent souvent de s'opposer aux élus favorables au projet. "Heureusement qu'on a les jeunes ! résume Michel. Moi je n'aurais pas osé..."
Le bois de Mandres, bientôt nouvelle ZAD ?
"On sent qu'il y a une relève, que tout ce qu'on a fait n'a pas servi à rien. Bloquer ce bazar a fait beaucoup de bien", confirme Corinne, membre de l'association antinucléaire Bure-Stop 55, venue assister à une réunion sur le campement. "La jeunesse remonte au créneau avec d'autres façons de faire. On prend des leçons, poursuit-elle, une tisane aux orties à la main. Ils ont renoué du contact avec les villageois. Cela a permis de casser les représentations qui en faisaient des marginaux ou des hippies."
Sur le terrain, les générations se côtoient dans une ambiance amicale. Corinne a profité de sa venue pour prendre en autostop deux jeunes recrues, descendues de Paris. Un jeune homme revient des champs voisins en sifflotant, torse nu et pioche sur l'épaule. On évoque cet agriculteur du coin qui passe la nuit à tenir les barricades "puis repart en vélo, au petit matin, pour aller traire ses animaux…" Ou cette vieille dame qui, rassurée de voir des visages derrière certains masques, a fini par leur dévoiler son coin à champignons.
Pour les militants, jeunes ou vieux, hors de question de parler de ZAD, en référence à la "zone à défendre" de Notre-Dame-des-Landes, même si l'inspiration n'est jamais loin. "Cette occupation-là, c'est la suite logique du combat commencé par les habitants et de vingt années de lutte contre l'Andra et la poubelle nucléaire", appuie Mickael. Il préfère évoquer "une nouvelle forme de lutte pas expérimentée jusque-là".
Cigéo, symbole d'une région envahie par le nucléaire
Désormais, le temps presse. "On est clairement en état d'urgence", reconnaît Régine, autre militante de longue date, qui "ne pensait pas que l'Andra travaillerait aussi vite dans le bois". Pour cette sexagénaire aux cheveux rouges, il s'agit de combattre une industrie nucléaire de plus en plus présente dans la région. "Nous sommes un territoire colonisé par les installations nucléaires, et on devrait dire 'amen'", s'exclame-t-elle, cartes à la main. "A terme, on aurait TOUS les déchets nucléaires de France !"
"Ce n'est pas seulement pour les générations futures. Ça va nous concerner aussi", reprend-elle en prédisant de futurs incidents. Assise à côté des occupants, Régine espère que l'occupation va prendre. La militante y croit : "Il y a un ferment en ce moment..."
*Le prénom a été changé à la demande du témoin.
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