"Tu ne touches pas à un enfant, ici !" : après la rixe, les habitants de Sisco, en Corse, maintiennent leur version
Une violente bagarre a eu lieu, samedi 13 août, dans une crique de ce village de Haute-Corse, entre des habitants de la commune et des Corses musulmans. Ce qui a conduit le maire à prendre un arrêté contre le burkini. Reportage.
Sisco est assoupie en cette fin d'après-midi. A l'ombre des montagnes de schiste, l'eau cristalline baigne délicatement les galets gris de la plage et les pieds des vacanciers qui s'attardent. Des bateaux croisent lentement au large, à peine bercés par la houle. La lumière jaunit et des lampions s'allument sur le ruisseau d'eau claire qui a creusé une douce vallée qui porte le même nom que cette commune du Cap Corse, dans le nord de l'île.
Le vallon est enchanteur, mais la tension couve. Trois jours plus tôt, samedi 13 août, des événements graves ont eu lieu ici, à la même heure (vers 18 heures), autour d'une petite crique située à l'écart de la plage principale. Après des heurts violents entre deux groupes, le parquet de Bastia a ouvert une enquête pour "violences en réunion". Cinq personnes ont été placées en garde à vue mercredi 17 août.
Une photo au cœur de l'incident
Comment s'est déclenché ce déchaînement de violence ? Nicolas*, un commerçant de Sisco, relate sa version des faits : "Une femme se baignait seins nus, mais elle s'est fait jeter à coups de pierres" avec son mari, par un groupe de personnes d'origine maghrébine, au point de devoir quitter les lieux. Ce groupe est composé de plusieurs familles, comptant quatre hommes, trois femmes et deux jeunes enfants, selon plusieurs témoignages concordants. Selon plusieurs habitants, au moins l'une des femmes se baigne tout habillée avec un voile, mais ce n'est pas un burkini.
Peu après, un couple de touristes s'arrête sur la route qui surplombe la crique. Ils "prennent en photo le paysage", selon Nicolas. Ont-ils voulu prendre des clichés des femmes qui se baignaient ou se trouvaient-elles simplement dans le champ ? Les touristes auraient été insultés par le groupe et seraient repartis.
Hachette, machette, couteau ?
A l'extrémité sud de la crique, une dizaine d'adolescents lézardent, perchés sur un rocher plat. Le promontoire au ras de l'eau est un plongeoir idéal. Ancienne cale romaine, la crique du Scalu Vechju est fréquentée par tous les habitants de Sisco. Selon Michel*, un habitant, les jeunes prenaient des selfies. "Les musulmans n'ont pas aimé, il y a eu un échange de mots, les musulmans sont venus frapper celui qui avait un téléphone avec un objet fait pour tuer." Lequel ? Un habitant parle d'une hachette et de pierres, un autre d'une machette et de bâtons, le maire de la commune d'un couteau de plongée. Pour le moment, le parquet reste prudent.
D'après Nicolas, les jeunes de Sisco "restent choqués, l'un d'eux n'ose plus aller en ville". Néanmoins, Corse Matin a retrouvé l'un des jeunes. "A" explique au journal que l'un de ses amis a bien pris des photos qui ont déclenché la colère des hommes dans la crique. "Ils ont eu la même réaction de violence verbale [qu'avec le couple de touristes qui prenait une photo]. Sauf que mon ami leur a répondu." Deux hommes, dont l'un armé d'un couteau, se seraient approchés des jeunes. "J'ai d'abord pris un coup violent à la tête, sans raison. Et mon ami s'est fait frapper sur la tête par le plat de la lame du couteau".
Les jeunes préviennent leurs parents. S'ensuit une altercation. Une vidéo, postée sur Facebook et relayée par Corse Matin, témoigne de la tension à ce stade de l'incident.
Le père d'un des jeunes de Sisco est blessé par la flèche d'un harpon. Dans le camp adverse, un homme est frappé à la tête, un autre jeté sur le bas-côté, une femme enceinte secouée.
Une tout autre version
A BFMTV, l'un des hommes d'origine maghrébine raconte, également sous le couvert de l'anonymat, une tout autre histoire. Il explique qu'il était venu pique-niquer, mais que "des jeunes se sont mis au-dessus des rochers" et ont commencé à les "traiter de bande d'Arabes" en leur disant qu'ils n'étaient "pas les bienvenus". Il affirme avoir voulu fuir, mais avoir été bloqué par les parents ameutés.
Une source proche de l'enquête, citée par Corse Matin, ne se montre pas très convaincue : "Globalement, la version avancée par les jeunes est corroborée." Elle ajoute : "Ils [les familles d'origine maghrébine] voulaient simplement privatiser la plage, ils n'ont pas accepté que des photos de l'endroit soient prises." Deux hommes mis en cause sont connus des services de police, selon le quotidien. L'un d'entre eux aurait un casier "relativement chargé", d'après une source judiciaire citée par le journal. Ont-ils lancé des propos à connotation islamiste ? Seuls les jeunes de Sisco l'affirment.
"Les Maghrébins étaient cireux"
Une chose est sûre : peu après le début de l'altercation, plusieurs dizaines de personnes venues du village montent sur la corniche et obstruent la départementale qui serpente le long de la côte. La tension est vive. Le maire (PS), Ange-Pierre Vivoni, est alerté. Il prévient à son tour les gendarmes, fonce et arrive sur les lieux une "quinzaine de minutes" après l'altercation.
Tombé sur l'attroupement alors qu'il partait faire un footing, Jean-Pierre, la cinquantaine, un habitant de Sisco, ne s'en cache pas : "On voulait les lyncher, les lyncher vraiment. Tu ne touches pas à un enfant ici ! Trop, c'est trop, il faut arrêter l'immigration." La foule agressive retourne et incendie les trois véhicules du groupe de musulmans sous les yeux des forces de l'ordre, impuissantes. "Les Maghrébins étaient cireux, se souvient Jean-Pierre. Ils ont compris qu'ils allaient y passer." Mais la centaine de policiers et de gendarmes mobilisés font obstacle. Impossible toutefois de les extraire vers Bastia, plus au Sud. La route à flanc de montagne est bloquée par la foule. Des hélicoptères emmènent les blessés. Les autres doivent contourner la zone, sous bonne protection, en passant par le Nord. Vers 22 heures, les habitants de Sisco abandonnent les lieux.
"Nous aurions pu avoir bon nombre de morts"
Dans sa petite mairie, nichée dans les hauteurs du vallon, le maire Ange-Pierre Vivoni en frémit encore : "Nous aurions pu avoir bon nombre de morts, de part et d'autre, s'il n'y avait eu le sang-froid des gendarmes. Un homme en colère, il devient dément." Il est interrompu par la sonnerie du téléphone. Un élu lui témoigne son soutien. "Tu sais, j'ai pris des coups pour les protéger, répond le maire affable. On a mis nos vies en jeu. J'ai vu des gens qui ne me reconnaissaient plus." Il raccroche et explique que l'une des femmes d'origine maghrébine qu'il protégeait de la foule lui a dit, en espagnol, avoir crevé les pneus des véhicules des Siscais. Sept pneus auraient été tailladés.
Depuis, le climat reste tendu. Le lendemain de la rixe, à 10h30, 500 personnes environ se sont réunies à Bastia et ont été reçues par la préfecture. "Ce n'était pas un acte raciste et on voulait éclaircir la situation", assure Nicolas. Après avoir été reçus par la préfecture, les manifestants ont crié "Aux armes, on va monter parce qu'on est chez nous !" Ils sont allés vers le quartier de Lupino, les familles d'origine maghrébine présentes lors de la rixe ayant affirmé qu'elles vivaient dans ce secteur du sud de Bastia. Les gendarmes mobiles ont bloqué l'entrée et la foule s'est tournée vers l'hôpital où un jeune homme musulman, blessé lors de la bagarre, était hospitalisé. Des CRS ont dû faire usage de gaz lacrymogènes après avoir été la cible de projectiles.
Arrêté contre le burkini
Derrière son bureau, le maire de Sisco soupire : "J'ai vécu des moments très très difficiles". Il a pris un arrêté interdisant l'accès aux plages "à toutes personnes n'ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes moeurs et de la laïcité". Dans le document, il estime "que les tenues vestimentaires religieuses ostentatoires peuvent être source de conflit grave" et ajoute qu'il "est recommandé à chacun d'entre nous de prendre toutes nos responsabilités pour pouvoir continuer à améliorer le vivre ensemble".
En ligne de mire, le burkini, déjà interdit par d'autres communes. Pourtant, personne n'en portait dans la petite crique de Sisco. Mais le maire affirme qu'il songeait déjà à ce type d'arrêté avant la rixe. "Cet arrêté, c'est pour protéger ma population", dit-il. "J'ai reçu il y a une quinzaine de jours, une Maghrébine, mariée avec un Corse, un notable. (...) Elle m'a dit qu'elle recevait des courriers d'insultes et de menaces, parce qu'elle vivait à l'européenne'".
* Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.
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