: Enquête Des prêtres missionnaires français soupçonnés d’agressions sexuelles en Thaïlande
Les faits se seraient déroulés en Thaïlande, aux confins de la Birmanie, en pays karen, un peuple persécuté par la junte birmane dont beaucoup de membres fuient la misère et les combats. Les Missions étrangères de Paris (MEP) - une société de prêtres français fondée au XVIIe siècle pour évangéliser les peuples asiatiques non chrétiens - œuvrent depuis plus de 50 ans en faveur de cette minorité ethnique.
Un de ces prêtres, le père Gabriel, décédé en 2007, a dirigé un pensionnat qui a accueilli 260 enfants pendant 30 ans. Parmi ses élèves, il y avait Vinaï, un petit homme svelte à la cinquantaine passée. Dans notre enquête en partenariat avec Karina Chabour et Julie Dungelhoeff pour France 24, il nous a raconté les agressions sexuelles répétées qu’il dit avoir subies de la part du missionnaire : "Nous dormions tous dans le même dortoir. Le matin, il venait et choisissait l’un d’entre nous et l’emmenait dans son lit. Là, Il faisait des choses qui ne se font pas", raconte pudiquement Vinaï avant d’ajouter : "À l’époque j’étais très jeune. On ne connaissait rien de tout cela." Il explique aussi comment le prêtre s’y prenait pour obtenir le silence des enfants : "Il nous disait ‘tu es mon fils, je t’aime, et toi aussi tu m’aimes’". Et il poursuit, comme en s’excusant : "Je ne peux pas parler plus précisément de tout ça. Mais ça n’est pas correct de faire ce genre de choses à un enfant."
Ces accusations ont été confirmées par trois autres membres de la minorité karen, et par un autre ancien élève du pensionnat. Lui se souvient des promesses que le missionnaire français faisait aux élèves en échange de faveurs sexuelles : "Quand le père Gabriel invitait les enfants à jouer dans son lit, il leur disait : ‘Si tu te comportes bien, je t’enverrai faire des études. Tu deviendras un bon prêtre, un professeur ou un médecin.’" Ce témoin a reçu les mêmes promesses : "Le père m’a invité dans son lit et il m’a dit : ‘Un jour, tu deviendras un catéchiste.’"
Une hiérarchie sur la défensive
En 2020, le père Rio prévient alors sa hiérarchie. "Je téléphone au supérieur général des Missions étrangères de Paris, à l'époque le père Gilles Reithinger [aujourd’hui évêque auxiliaire de Strasbourg, NDLR]. Je lui explique les faits. Je m'entends alors dire qu'ils sont au courant depuis quelques mois, qu'à l'évidence, tout est vrai, mais que je n'ai aucune inquiétude à avoir dans la mesure où, nos avocats ayant été consultés, les Missions étrangères sont à l'abri."
L’avocat de Gilles Reithinger, maître Olivier Morice, conteste que son client ait tenu ces propos. Il assure qu’il a transmis le dossier à sa hiérarchie, et que si rien ne s'est passé par la suite, c’est parce que l’auteur de ces faits était décédé : "Monsieur Reithinger a révélé un certain nombre d’informations au nonce apostolique [le représentant du Pape en France, Luigi Ventura à l’époque, lui-même condamné en 2020 à huit mois de prison avec sursis pour agressions sexuelles sur plusieurs hommes] ainsi qu’à Rome. Il lui a été conseillé de ne pas aller plus loin parce que canoniquement [du point de vue de la justice de l’Église], comme du point de vue du droit commun, aucune poursuite ne pouvait être diligentée." Dans un email daté de novembre 2021, Vincent Sénéchal, supérieur général de l’organisation, confiera qu’une enquête interne des MEP "a établi la vraisemblance de ces agressions".
Le père Rio a aussi informé sa hiérarchie de signalements visant de deux autres prêtres des MEP, dont l'un, qui dirigeait un pensionnat, est encore en activité. Plusieurs hommes d’Église thaïlandais ont raconté à demi-mots qu’il avait agressé des élèves. Parmi eux, le père Manat soutient qu’"il accueillait des jeunes encore petits. Il avait de drôles de comportements. C’est la raison pour laquelle il s’est disputé avec les sœurs et avec les catéchistes. C’est pour cela que les MEP de Paris l’ont missionné ailleurs." Le père incriminé a effectivement été déplacé vers un autre pays d’Asie.
Insatisfait de la manière dont sa hiérarchie gère alors le dossier, le père Rio multipliera les alertes auprès de ses supérieurs des MEP et même du Vatican. "J'étais persuadé que devant la gravité des faits rapportés, on agirait avec célérité et diligence. Manifestement, ça n’a pas été le cas, regrette-t-il. Au sein de la mission, non seulement rien n’a changé, mais ma situation personnelle s'est gravement dégradée."
En effet, en juin 2022, le père Rio est rappelé en France par la direction des MEP. Il fait l’objet d’une procédure de renvoi mais il se trouve toujours dans l’hexagone à ce jour, pour ce que les MEP appellent "une année de ressourcement". Sa "mission" en Thaïlande a été suspendue. Interrogé, le père Sénéchal, le nouveau supérieur général des MEP, explique que "le père Camille Rio est un missionnaire extrêmement doué". Mais il ajoute : "Il a conduit un certain nombre de dossiers. Nous avons eu la volonté de les résoudre avec lui. Malheureusement ça s’est tendu. Et nous espérons que cela puisse s’assouplir."
"Il n'est pas bon de faire une recherche active"
En Thaïlande, les MEP ont lancé plusieurs enquêtes qui n’ont débouché sur rien. Dans son email du 1er novembre 2021, Vincent Sénéchal précise au sujet du père qui a été déplacé que "l’enquête du supérieur local n’a pas établi la vraisemblance d’agression". Vincent Sénéchal dit avoir "l'intime conviction que tout ce qui devait être fait a été fait". Et il conclut : "Sauf à ce que des éléments nouveaux me soient fournis, au terme de cette enquête, j'ai l'intime conviction que ce prêtre ne représente pas de danger."
On peut cependant s’interroger sur la manière dont ont été conduites ces enquêtes. Vinaï (l’homme qui dit avoir été victime du père Gabriel décédé en 2007), raconte : "J’ai dit au père Nicolas [l’enquêteur envoyé sur place par les MEP] que je n’étais pas le seul, qu’il y avait d’autres enfants et qu’on pouvait essayer de les retrouver. Mais le père Nicolas m’a répondu ‘non, nous ne voulons pas faire ça.’"
Il n’y a donc pas eu de recherche de victimes. Un attentisme que le nouveau supérieur général des MEP, Vincent Sénéchal, justifie dans un email daté du 1er novembre 2021 : "Il n'est pas bon pour les victimes de faire une ‘recherche active’, écrit-il. Cela pourrait être considéré comme une seconde violence qu'on leur imposerait. Nous, nous avons fait passer l'information que nous étions à disposition." La direction des MEP sur place affirme avoir prévenu les familles et les prêtres qu’elle était disponible si des victimes souhaitaient s’exprimer. Mais une source sur place nous a expliqué que ni les prêtres, ni les fidèles, n’avaient entendu parler de cet appel à témoins.
Deux évêques visés par une enquête
Ces révélations en Thaïlande interviennent dans un contexte déjà tendu. Au printemps dernier, trois journaux catholiques, La Croix, La Vie et Famille Chrétienne ont révélé d’autres scandales sexuels mettant en cause les MEP en France (*). Une enquête judiciaire vise Georges Colomb, 70 ans, évêque de la Rochelle et de Saintes, et ancien Supérieur général des MEP (2010-2016). Un homme, majeur aux moments des faits, l’accuse d’avoir tenté de le violer au cours de l’hiver 2013. Georges Colomb l’aurait "contraint à s’allonger sur son lit" dans son appartement de fonction, et lui aurait "baissé son pantalon avec une grande violence". Mgr Colomb a exprimé sa "stupéfaction" et son "incompréhension face à des allégations calomnieuses" qu’il dément. Il s’est mis en retrait de ses fonctions le temps de l’enquête judiciaire.
Dans cette affaire, une enquête canonique préalable [interne à l’Église] a également été ouverte contre Mgr Gilles Reithinger, autre supérieur général des MEP de 2016 à 2021 et actuel évêque auxiliaire de Strasbourg. Il aurait été mis au courant des accusations portées par la personne qui accuse Georges Colomb, mais n'en aurait pas informé la justice. Mgr Reithinger pour sa part se défend d'avoir couvert un scandale sexuel.
"Un mentor dans le domaine du sexe"
Il est cependant mis en cause dans une autre affaire. Au Japon, en 2022, Timothée, un homme de 39 ans diagnostiqué autiste, accuse un missionnaire français des MEP, le père Philippe R, de l’avoir agressé sexuellement en juillet 2022. Une plainte sera déposée pour viol commis sur personne vulnérable. Timothée cherche ensuite à comprendre pourquoi son agresseur a commis ces actes. Il va enregistrer une conversation téléphonique avec l’accord du père Philippe R. Celui-ci reconnaît les faits mais explique qu’il pensait que Timothée était consentant. Puis, il affirme que de jeunes séminaristes étaient parfois initiés à la sexualité par des prêtres des MEP qui avaient un ascendant sur eux. Il décrit ce qu’il appelle "un système". "J'ai appris à être comme ça, raconte-il lors de cette conversation. J'étais une bonne nouvelle recrue comme objet sexuel." Dans un email que nous avons pu consulter, le père Philippe R. va livrer une autre information à Timothée. Il affirme que l’un des premiers à l’avoir "initié" serait Gilles Reithinger, l’actuel évêque auxiliaire de Strasbourg qui était alors en responsabilité aux MEP. "Il a été pour moi un mentor dans le domaine du sexe et de la double vie", écrit le père Philippe. L’avocat de Gilles Reithinger, Maître Olivier Morice, réfute ces accusations. "Dire que Monseigneur Reithinger est l’initiateur d’une certaine expression de l’homosexualité, il le conteste totalement, déclare l’avocat. Il a, ou va, engager des poursuites contre ses accusateurs."
Dans ce contexte, en mai 2023, les MEP ont annoncé avoir mandaté un cabinet externe pour recenser les cas de violences sexuelles qui auraient pu avoir lieu entre 1950 et 2023 au sein de leur institution. Ce cabinet indépendant, GCPS Consulting, qui est basé en Grande-Bretagne, devra "inventorier les cas de violences sexuelles pouvant avoir eu lieu sur cette période et analyser les réponses apportées à ces cas". Le résultat de l’enquête est attendu au printemps 2024.
Un siège d’une valeur inestimable
Cette tourmente judicaire et médiatique intervient alors que les MEP en revanche se portent très bien sur le plan financier. Institution atypique dans le paysage ecclésiastique, elles disposent d’un siège somptueux, au cœur du très riche 7e arrondissement de Paris, au 128 rue du Bac. Un immeuble doté de l’un des plus beaux jardins privés de Paris. "Ce lieu est absolument inouï. C’est un havre de paix au milieu du luxe parisien", nous explique une bonne connaisseuse de la propriété. "On se retrouve au milieu d’un immense parc, au cœur de Paris, à côté du jardin de Matignon. On est hors du temps."
Selon un spécialiste de l’immobilier, la valeur de ce bien pourrait atteindre un milliard et demi d’euros. "Une somme gigantesque, s’exclame-t-il, et encore, sans prendre en compte les 17 000 m² de jardin." "Compte-tenu de l’état du marché, je l’estimerais entre 500 millions et un milliard et demi d’euros", nuance Dominique Goussot, un ancien membre de la Cour des Comptes. "La vérité est sans doute entre les deux, mais quoi qu’il en soit, c’est un actif colossal."
D’autant plus colossal que cette propriété a fait l’objet de travaux de grande ampleur dans les années 2000. "Ça a duré cinq ans. J’ai tout refait", raconte fièrement le père François Gouriou, 81 ans et ancien économe général des MEP (1992-2008) aujourd’hui installé dans la maison de retraite des MEP au cœur du Vaucluse. "L’immobilier, les toitures, les sols. Sur les 24 000 m², il n’y a pas un mètre carré qui n’ait été remis à neuf."
Des curés traders
Au-delà de cette propriété, les MEP ont la réputation d’avoir une assise financière très solide. L’histoire de leur fortune remonte à leur création, au XVIIe siècle. "À l'origine, les missionnaires des MEP étaient des Français issus de l’aristocratie, explique Michel Chambon, anthropologue et théologien à l’université de Singapour. Leurs familles donnaient beaucoup d’argent et d’immeubles aux Missions étrangères de Paris." Au XIXe siècle, des réseaux de donation se créent un peu partout en France. Puis, au début du XXe siècle, "les MEP achètent dans les pays où elles se trouvent des terrains pour construire des maisons, afin de subvenir aux besoins des prêtres, mais aussi pour les louer, ce qui leur rapporte des revenus", poursuit Michel Chambon.
Pour gérer cet argent, les MEP créent des "procures", des sortes de banques qui servent de soutien logistique aux missions à travers l’Asie. Un basculement s’opère au début du XXe siècle. "Le communisme progresse dans toute l’Asie et s’attaque aux biens de l’Église. À ce moment-là, la mission de certaines procures change. Plusieurs sont chargées de faire fructifier l’argent des missions étrangères", explique Michel Chambon. Certaines sont alors basées dans des places financières comme Hong-Kong, Toronto, Londres ou San Francisco. Et les prêtres qui dirigent ces structures, qu’on appelle des procureurs, vont se transformer en génies de la finance. "Une petite équipe va passer son temps à lire tous les magazines spécialisés, que ce soit sur l’immobilier, les transports ou l’énergie, pour voir où il vaut mieux acheter et vendre des actions, explique l’universitaire. Une petite équipe de procureurs devient ce qu’on appellerait aujourd’hui des traders."
Une financiarisation trop poussée ?
Dans son livre Grandes murailles (Grasset, 1987), Lucien Bodard évoquait déjà le "procureur" Léon Robert qui a vécu en Indochine : "Un prestigieux manipulateur des revenus de Dieu, écrivait-il. Il multipliait tout (…). Sous sa houlette, toutes les mannes monétaires croissaient et prospéraient (…), il jonglait dans les places boursières (…). Il accumulait aussi des liasses de contrats, d’actions, d’obligations aux taux magnifiques (…) Ainsi fut constitué le trésor des Missions." Plus près de nous, le père Gouriou se plaît à raconter que lorsqu’il était directeur financier des MEP, il avait "toujours dans son bureau un écran de télévision branché sur la bourse de Paris. Sans compter les stages que je faisais à la bourse une fois par an et dans une association de chefs d’entreprise", précise-t-il.
Aujourd’hui, cet argent sert, selon les MEP, à financer la formation de prêtres, à la construction d’églises, de centres de santé ou d’éducation à l’étranger. Mais au sein de la congrégation, certains s’interrogent sur une financiarisation trop poussée, qui, selon eux, n’est pas au cœur de leur mission. D’autant plus que le nombre de missionnaires en poste à l’étranger a été divisé par plus de dix depuis la fin du XIXe siècle. Cet argent servira-t-il un jour à indemniser d’éventuelles victimes comme le fait aujourd’hui l’Église de France ? Personne ne peut le dire pour l’instant.
(*) Ces enquêtes conjointes publiées le 13 juin 2013 sont à retrouver ici :
Abus sexuels : aux Missions étrangères de Paris, une cascade d’enquêtes et des questions (La Croix)
Soupçons d’abus et violences sexuelles : que se passe-t-il aux Missions étrangères de Paris ? (La Vie)
Mgr Georges Colomb visé par une enquête pour agression sexuelle (Famille Chrétienne)
Le film documentaire Un si lourd silence de Karina Chabour et Julie Dungelhoeff sera diffusé le samedi 16 septembre 2023 sur France 24.
Bibliographie :
Omerta, la pédophilie dans l’église de France, de Sophie Lebrun (Editions Tallandier – 2019)
La veuve, de Serge Raffy (Fayard – 1994)
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