Reportage "C'est malheureux, mais on a appris à dire non" : en Moselle, les Restos du cœur refusent pour la première fois des bénéficiaires

Article rédigé par Raphaël Godet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Pour la première fois depuis 1985, l'association créée par Coluche doit réduire le nombre de ses bénéficiaires pour sa campagne d'hiver, qui débute le 21 novembre 2023. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Confrontée à l'inflation et à la hausse des demandes, l'association craint de devoir éconduire au moins 10% de ses bénéficiaires pour sa campagne d'hiver. A Woippy comme ailleurs, les bénévoles ont été formés pour annoncer la mauvaise nouvelle.

Un couple de trentenaires arrive pour le rendez-vous de 14 heures. Lui est au RSA, elle "sans rien". Ces parents d'un enfant en bas âge ont apporté tous les documents demandés pour s'inscrire aux Restos du cœur à Woippy (Moselle). De l'autre côté du bureau, deux bénévoles entrent une par une ces informations personnelles dans l'ordinateur. Le montant du loyer, celui des allocations familiales, les dépenses d'électricité... Le logiciel interne est intraitable : la case "dépassement" s'allume en rouge. "On est désolés, mais malheureusement, ça ne va pas être possible cette fois. Vous n'allez pas pouvoir bénéficier de l'aide alimentaire cet hiver", bredouille Sylvaine Bardot, bien embêtée. André Bruyand vient à son secours : "En fait, vous avez des ressources un petit peu au-dessus des nouveaux barèmes. Il y a 60 euros de trop. Encore une fois, on est désolés." Silence dans le bureau. Le couple encaisse sans un mot. "C'est comme ça", réagit l'homme, avant de repartir avec ses fiches sous le bras.

Du jamais-vu. Pour la première fois depuis sa création en 1985 par Coluche, l'association, qui distribue un tiers de l'aide alimentaire en France, doit réduire le nombre de ses bénéficiaires pour sa campagne d'hiver, qui débute le 21 novembre. La faute à l'inflation, aux besoins qui explosent et aux dons qui ne suivent pas suffisamment. Auditionné à l'Assemblée nationale, début octobre, le délégué général de l'organisation avait prévenu : "A partir de novembre, nous allons refuser du monde. Les Restos du cœur ne sont pas dimensionnés aujourd'hui pour distribuer 170 millions de repas, pour accueillir 1,3 million de personnes, soit 200 000 de plus en un an." Sans changement, a aussi alerté Jean-Yves Troy, "les Restos du cœur pourraient mettre la clé sous la porte d'ici à trois ans".

André Bruyand et Sylvaine Bardot, deux bénévoles des Restos du cœur, prennent l'inscription d'une bénéficiaire, le 3 novembre 2023, à Woippy (Moselle). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Alors qu'ils devaient être augmentés de 40% selon les informations de franceinfo, les barèmes de ressources pour être admissible cet hiver ont finalement été revus à la baisse. "Il y a des bénéficiaires qui étaient largement dans les clous, et qu'ils ne sont désormais plus", soupire Muriel Dick, la responsable des Restos du cœur à Woippy. Ici, comme dans les 2 200 antennes de l'association en France, une fiche explicative a été posée sur les bureaux qui servent aux inscriptions. Chaque bénéficiaire est prévenu : "Les contraintes financières (...) nous imposent de nous adapter. Aussi, cette année, l'association a modifié les conditions d'accès à l'aide alimentaire régulière." Si besoin, il existe dans un tiroir des traductions du texte en arabe ou en anglais. 

"Ça me tord déjà le ventre"

La semaine dernière, Miranda Rusi a été appelée à la rescousse. La bénévole, qui parle sept langues, a dû annoncer la mauvaise nouvelle en espagnol à des bénéficiaires. Paule Bettinger, elle aussi, va prendre sur elle pour prévenir une famille qu'elle voit toutes les semaines depuis plus de 25 ans. "J'ai regardé son dossier et je sais que ça ne passera pas cette fois. J'ai dit à l'équipe que je m'en occupais." Elle réfléchit encore aux mots qu'elle va employer. "Ça va être un crève-cœur, ça me tord déjà le ventre. Je vais lui proposer un café, peut-être de nous isoler aussi."

Muriel Dick passe une tête entre les palettes. "S'il y a une difficulté, vous savez que je suis là", lance-t-elle à la vingtaine de bénévoles présents. Une fois à l'écart, son ton change : "Que les temps sont douloureux... En ce moment, tous les jours, on refuse des gens."

"On n'est pas là pour ça en théorie. C'est extrêmement dur pour nos bénévoles de devoir dire non. Parfois, ça se joue à seulement 5 ou 10 euros."

Muriel Dick, responsable des Restos du cœur à Woippy

à franceinfo

Tous les bénévoles chargés des inscriptions ont suivi en urgence une formation obligatoire pour apprendre à annoncer la décision. "C'est malheureux, mais on a appris à dire non", résume Brigitte Busolini, chargée de mission aux Restos du cœur pour la région Grand-Est. Elle a retenu qu'il y avait des mots à éviter "pour ne pas dramatiser" et d'autres à privilégier "pour rester dans l'humain".

"Il est conseillé d'expliquer très vite que ce n'est pas notre faute, qu'on y est pour rien, que c'est la survie des Restos qui est en jeu."

Brigitte Busolini, chargée de mission aux Restos du cœur pour la région Grand-Est

à franceinfo

Il faut aussi rassurer : "Pour le moment, on ne peut plus vous accueillir. Mais si votre situation change, vous revenez nous voir." Les formateurs ont décortiqué cinq réactions possibles des demandeurs : le déni, la tristesse, la colère, l'acceptation ou la négociation.

"Je me sentais mal de les voir si tristes"

Brigitte Busolini a déjà eu à mettre en application ces nouvelles règles lors de sa permanence au centre itinérant de Sarralbe, près de Sarreguemines. "En une matinée, j'ai dû refuser quatre familles. Quatre non sur sept demandes, calcule-t-elle, encore émue. Je me sentais mal de les voir si tristes." Dans la foulée, elle a aussi reçu un e-mail désespéré d'un bénéficiaire "recalé" qui supplie une nouvelle étude de son dossier.

Une seconde chance peut être accordée pour les personnes dont le dépassement n'excède pas les 10% au-dessus du barème. "On réunit l'équipe et on discute, détaille Paule Bettinger. L'idée, c'est d'aller au-delà des chiffres, c'est de prendre en compte l'environnement de la famille."

"La question qu'on se pose est celle-ci : si on n'aide pas cette famille, a-t-elle un plan B ?"

Paule Bettinger, bénévole aux Restos du cœur à Woippy

à franceinfo

Paule Bettinger se souvient de cette maman "sauvée" de justesse : "On a découvert qu'elle faisait des allers-retours tous les jours entre Metz et Nancy parce que sa fille de 2 ans se faisait opérer du cœur. C'était très simple, si on ne l'aidait pas, elle sombrait."

Des bénéficiaires des Restos du cœur attendent leur rendez-vous, le 3 novembre 2023, à Woippy (Moselle). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Dehors, derrière la porte blanche, des bénéficiaires attendent patiemment leur tour, cabas à roulettes rangés flanc contre flanc. Un homme, grand et sec, tourne sa cuillère dans un gobelet vide. "Ça me stresse, ces nouvelles règles. Je ne sais pas si ça va le faire ou pas. Si je n'ai plus les Restos, je fais quoi ? Je vais où ?" Une bénévole lui en a touché un mot lors de la distribution il y a quelques jours, raconte-t-il. "Elle m'a dit : 'Vous savez qu'on ne pourra pas accueillir tout le monde cet hiver ?' Je l'avais entendu déjà à la télé." Entre deux bouffées de cigarette, son voisin de file d'attente l'interrompt : 

"Tu as gagné au Loto depuis la dernière fois ?

– Non.

– Tu travailles ?

– Toujours pas.

– Alors, ne t'inquiète pas, mon gars."

Stéphane B., 54 ans, est le prochain sur la liste. "Bon client" des Restos à Woippy, il "comprend" la décision de l'association. "Avec la crise et tout le bordel, ça craque aussi pour eux. On est trop à avoir besoin d'eux." Le quinquagénaire est persuadé de pouvoir continuer à bénéficier de l'aide alimentaire. "Ça va passer pour moi. Large même, assure-t-il en ajustant sa casquette. "Ma situation n'a pas changé. Toujours 534 euros de RSA par mois, toujours un dos bousillé par les années de maçonnerie, toujours une surcharge pondérale et une scoliose qui m'empêchent de travailler." 

"Il va y avoir de la casse"

Dans les couloirs, les bénéficiaires qui viennent de voir leur inscription refusée sont facilement identifiables : ils redescendent de l'étage administratif avec un colis de dépannage. "De quoi tenir trois repas, commente Muriel Dick. On sait que ce n'est pas grand-chose, mais c'est notre petit geste. On leur dit aussi qu'ils sont évidemment toujours les bienvenus pour prendre le café, pour papoter ou pour régler un problème administratif." 

"Les personnes qui n'auront plus accès à l'aide alimentaire auront droit à toutes les autres aides. On ne laisse personne tomber. Notre porte est toujours ouverte." 

Muriel Dick, responsable des Restos du cœur à Woippy

à franceinfo

Mais même pour les bénéficiaires de la campagne d'hiver, les sacs à provisions vont paraître trop grands. Car pour passer la crise, l'association doit réduire d'un tiers les dotations. Terminé les six repas par semaine et par personne. Désormais, ce sera quatre. Fini aussi la distribution de colis de dépannage une fois par mois. Quant au lait, jusque-là considéré comme un produit à part, il rejoint la famille des compléments, avec le sucre, l'huile, la farine... Une bénévole met une main sur son front : "Je m'inquiète pour certaines mamans. Comment vont-elles faire ?" 

Après l'appel à l'aide lancé début septembre, des dons ont aussi afflué en Moselle. Loin des dix millions d'euros offerts par Bernard Arnault, le patron du groupe de luxe LVMH, "mais c'est déjà ça", salue Alain Maurice, chargé des subventions publiques pour l'association au niveau départemental. Dans la liste, il y a le patron d'une PME locale qui a fait une rallonge de 4 000 euros. Ou l'UEM, le fournisseur d'énergie de la région de Metz, qui a fait un chèque de 10 000 euros. 

Brigitte Busolini, chargée de mission aux Restos du cœur, et Alain Maurice, chargé des subventions publiques au niveau départemental. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Alain Maurice est bien décidé à continuer d'aller "chercher l'argent où il y en a". "L'idée, c'est de faire ce que fait une équipe commerciale dans une entreprise lambda, expose celui dont le métier jusqu'à la retraite était justement de convaincre des clients de mettre la main à la poche. On va sélectionner les entreprises du coin par taille de chiffre d'affaires, et on va aller les voir et leur expliquer que les Restos ont besoin d'elles." Avec un argument fort : la réduction fiscale à hauteur de 60% des dons. Il répète son texte : "Si vous nous donnez 10 000 euros, cela vous coûtera réellement 4 000."

Au siège de l'association, dans le 9e arrondissement de Paris, on encourage ce type d'initiative. Début septembre, la présidence estimait à environ 150 000 le nombre de personnes qui pourraient être éconduites pour la campagne d'hiver. Soit au moins un bénéficiaire sur dix. "Chez nous, à Woippy, on saura à la fin du mois combien de nos 700 bénéficiaires habituels n'entrent plus dans les critères, s'avance Muriel Dick. Mais il va y avoir de la casse, c'est clair." Une femme, seule, redescend de l'étage. On vient de la prévenir : "C'est non."  A Woippy, après deux semaines d'inscriptions pour la campagne d'hiver, elle est déjà la treizième à essuyer un refus.

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