Vingt ans après les 35 heures, la semaine de quatre jours est-elle la prochaine étape ?
La réduction du temps de travail a plutôt disparu du débat public en France, mais les récentes réactions à des propos de la Première ministre finlandaise, notamment, ont montré que l'idée intrigue toujours, et fait parfois rêver.
En pleine réforme du système de retraites en France, un acquis social emblématique fête son anniversaire dans une relative indifférence. Les 35 heures ont 20 ans, samedi 1er février, et il semble que peu de monde, dans la classe politique, en profitera pour célébrer les lois Aubry I et II. Même à gauche, la réduction du temps de travail n'est plus la revendication phare. Pourtant, un emballement récent montre que la question intéresse : début janvier, de nombreux médias français et étrangers ont affirmé que la nouvelle Première ministre finlandaise, Sanna Marin, comptait instaurer la semaine de quatre jours.
Peu importe qu'en réalité ses propos aient été tenus en août, lors d'un débat, et ne figurent aucunement dans son programme. La vraie-fausse information a suscité de nombreux commentaires sur notre site et sur les réseaux sociaux, certains rêvant déjà de faire leurs valises pour le grand Nord, d'autres raillant l'optimisme des premiers. La semaine de quatre jours est-elle une idée viable pour tous en 2020 ? Chez les experts aussi, les avis sont partagés.
Une mesure difficile à financer
"Le temps de travail se réduit déjà", rappelle à franceinfo Jacques Freyssinet, chercheur associé à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et professeur émérite à l'université Paris I. Entre 2003 et 2018, la durée habituelle du travail sur une semaine est ainsi passée de 38 à 37,3 heures chez les actifs, d'après une étude du service des statistiques du ministère du Travail (Dares).
"La forme que prend cette réduction est peu satisfaisante : du temps partiel, de l'emploi fractionné, une alternance entre des contrats courts et le chômage…" souligne cet économiste favorable à la semaine de quatre jours. Ces situations précaires sont le plus souvent subies. Et beaucoup craignent qu'elles ne se généralisent, à mesure que le travail s'automatise et que l'âge de la retraite recule. Jacques Freyssinet plaide donc pour partager le temps de travail par la loi, plutôt que de laisser faire le marché.
Depuis 2008, nous sommes sortis de la croissance rapide. On peut tenter de la relancer – on n'en voit toutefois pas les germes – mais aussi négocier la façon dont on se répartit le temps de travail restant, pour faire bénéficier tous et toutes de sa réduction.
Jacques Freyssinet, chercheur associé à l'Iresà franceinfo
Mais difficile d'échapper à l'épineuse question du financement de la mesure. "Qui paye ?" se demande Gilbert Cette, professeur d'économie à l'université d'Aix-Marseille. "Cela ne peut pas être les entreprises", tranche-t-il. L'augmentation de la productivité (les "gains de productivité") pourrait financer en partie la réduction du temps de travail, comme dans le passé, mais ceux-ci sont aujourd'hui "très faibles".
"Un problème de coût du travail"
Restent les salaires. En 2000, les 35 heures s'étaient souvent accompagnées de mesures de gel ou de "modération salariale". Dans le contexte actuel, il faudrait même "des baisses de salaire", pointe Gilbert Cette. Ce que l'économiste, loin d'être un opposant au principe de la réduction du temps de travail (il conseillait Martine Aubry au moment des 35 heures), a du mal à imaginer aujourd'hui : "On vient de vivre un mouvement social d'une force et d'une violence incroyables, celui des 'gilets jaunes', qui réclamaient au contraire davantage de pouvoir d'achat."
"Toutes les études montrent que les employeurs sont extrêmement réticents à baisser les salaires, même quand ils sont libres de le faire, estime par ailleurs Stéphane Carcillo, chef de la division Emploi et revenus de l'OCDE. Car cela a des conséquences négatives sur le niveau de vie et la motivation des employés." Lui aussi craint qu'une semaine de quatre jours "pose un problème de coût du travail", en particulier dans des secteurs où les marges des entreprises sont faibles.
Il rappelle qu'il existe une autre voie : la dépense publique. Lors du passage aux 35 heures, "il avait fallu compenser une partie du surcoût par des aides aux entreprises". Mais "dans le contexte actuel, l'Etat n'a pas beaucoup de marge de manœuvre budgétaire". A moins de trouver d'autres ressources, passer à la semaine de quatre jours semble une mesure coûteuse, estime Stéphane Carcillo. "Il faut se demander si la priorité, c'est ça, ou bien investir dans la formation, l'éducation, notre système de santé…"
Un moyen de réduire les émissions de CO2 ?
Tous les économistes ne s'accordent pas non plus, loin de là, sur l'efficacité que l'on peut attendre de cette mesure en termes de créations d'emploi. Jacques Freyssinet estime ainsi qu'elle "engendrerait mécaniquement des gains de productivité" qui permettraient de recruter. Stéphane Carcillo, en revanche, juge que "le travail se partage mal parce que les compétences ne sont pas substituables" et que tous les secteurs ne trouveraient pas de recrues adaptées à leurs besoins – il voit donc dans la formation un remède plus efficace contre le chômage.
Mais la création d'emplois est-elle la seule conséquence à attendre d'un passage à la semaine de quatre jours ? Travailler une journée de moins par semaine séduit aussi une partie de ceux qui s'inquiètent pour le climat. Par exemple une poignée de membres de la Convention citoyenne pour le climat (sans que la mesure ait été retenue pour l'instant) : Rémi, un des participants, y voit une façon d'encourager une consommation plus responsable et le recours aux transports les moins polluants – "car lorsqu'on en parle avec les gens, ils disent tous qu'ils manquent de temps" pour le faire, explique-t-il à franceinfo.
Jérémie Almosni, chef du service Transport et mobilité de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), voit, lui, dans la semaine de quatre jours "peu ou prou les avantages du télétravail". Selon une étude de l'Ademe en 2015, rester chez soi en moyenne 2,9 jours par semaine a permis aux télétravailleurs interrogés de réduire leurs émissions de CO2 de près de 800 kg par an (l'agence travaille cependant à mieux calculer les éventuelles contreparties négatives de cette organisation). Amputer la semaine de travail d'une journée peut laisser espérer un tiers de ces effets.
Des salariés plus heureux
Certains espèrent aussi qu'une telle mesure aiderait à lutter contre les inégalités femmes-hommes. Le passage aux 35 heures "a modifié le temps moyen passé sur les tâches domestiques", qui a augmenté de 12 minutes par jour chez les hommes, explique l'économiste Ariane Pailhé, directrice de recherche à l'Institut national d'études démographiques (Ined) et coautrice d'une étude sur le sujet. Avec un réel bémol : ce temps supplémentaire "est essentiellement consacré à des tâches considérées comme typiquement masculines, comme le bricolage, le jardinage ou la gestion des comptes." Ce gain de 12 minutes "n'est pas négligeable", assure la chercheuse, car sur l'ensemble des années 1980 à 2010, "le temps domestique des hommes a par ailleurs très peu évolué". Ce mouvement, même limité, peut donc laisser espérer une évolution similaire si le temps de travail se réduisait davantage.
Plus largement, les avantages se trouvent indéniablement au niveau du bien-être des salariés, comme l'expliquent ceux qui ont pratiqué cette organisation. "En travaillant sur quatre jours, on s'enrichit à côté", explique Annie Lafarge, déléguée syndicale centrale CGT de la Macif. En 2000, l'assureur avait adopté la semaine de 31h30, réparties, selon les régions, en semaines de quatre ou cinq jours (la semaine de quatre jours a progressivement disparu, puis l'entreprise est repassée aux 35 heures en 2015). Durant cette période révolue, "j'ai pu passer un diplôme en phytothérapie, une matière qui me passionne", raconte Annie Lafarge.
Et puis ce sont des journées où vous pouvez vous occuper de tâches domestiques, des enfants… Donc vous êtes moins pressée le reste de la semaine.
Annie Lafarge, déléguée CGT à la Macifà franceinfo
Une autre forme de semaine de quatre jours est également possible, dans laquelle les 35 heures restent la règle, mais sont réparties autrement. Annie Lafarge ne l'imagine pas à la Macif, où un téléconseiller, par exemple, devrait alors "passer neuf heures au téléphone dans une journée". Mais elle est expérimentée par d'autres entreprises, comme, depuis vingt ans, par Novandie, qui produit les yaourts de marques comme Mamie Nova ou Bonne Maman. "Personne ne veut revenir en arrière", assure James Emery, délégué syndical central CFDT de l'entreprise. Les ouvriers travaillent huit heures et alternent entre des horaires du matin, du midi ou du soir. Le vendredi, seule l'équipe du matin cette semaine-là est sur le pont, pendant que les autres sont déjà en week-end. L'entreprise bénéficie d'une amplitude horaire maximum et n'est pas obligée "de faire venir les salariés s'il n'y a rien à produire". Et ce vendredi flexible lui donne une marge de manœuvre quand il faut travailler plus lors des pics de commandes.
A plus petite échelle, l'entreprise Yprema, qui transforme des déchets en matériaux pour les travaux publics, vante également les mérites de la semaine de quatre jours. Ici, les jours de repos supplémentaires des salariés ont été répartis du lundi au vendredi, et les postes ont été doublés pour qu'ils ne soient jamais inoccupés. L'entreprise tourne donc toute la semaine, avec une amplitude horaire plus importante, malgré la réduction du temps de travail : "Les employés sont passés de 39 heures à 35 heures, mais les machines sont passées de 39 heures à 44 heures", explique la secrétaire générale, Susana Mendes. Et quand l'entreprise a connu, comme le reste du secteur, deux années difficiles en 2013 et 2014, elle n'a pas eu à licencier : "On a produit sur quatre jours au lieu de cinq, et tout le monde était au repos en même temps. On savait que ça redémarrerait, et on ne voulait pas perdre notre savoir-faire."
Le temps partiel choisi, une solution ?
Il n'y a donc pas forcément une seule bonne formule, tout comme les 35 heures n'avaient pas été appliquées de manière uniforme partout. Aujourd'hui, il est d'ailleurs tout à fait possible pour une entreprise d'expérimenter la semaine de quatre jours, avec ou sans réduction du temps de travail : "Il n'y a pas de durée minimum", rappelle Stéphane Carcillo. Une façon sans doute moins ambitieuse mais plus simple de faire évoluer les pratiques.
"On peut aussi envisager les choses de façon individuelle", ajoute Gilbert Cette, qui plaide pour "une plus grande facilité du temps partiel choisi, pour ceux qui veulent s'occuper d'un enfant, faire du sport, aller au bout d'un projet intellectuel…" Ce temps partiel pourrait être organisé par des conventions au sein de l'entreprise, avec pour condition que le salarié, dont le salaire diminuerait en proportion, puisse reprendre un temps plein quand il le souhaite. Ceux qui rêvaient de partir pour la Finlande trouveront donc peut-être un jour leur bonheur en France.
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