Violences conjugales : le gendarme critiqué par Emmanuel Macron a-t-il failli dans la prise en charge d'une victime ?
Alors qu'il visitait mardi la plateforme téléphonique du 3919, Emmanuel Macron a constaté, en direct, le refus d'un gendarme d'escorter à son domicile une femme victime de violences conjugales. Avait-il réellement besoin d'un "ordre d'huissier" pour intervenir, comme l'a clamé le militaire ? Eléments de réponse.
La scène, narrée par la presse, a provoqué de très vives réactions. Dans la matinée du mardi 3 septembre, Emmanuel Macron s'est rendu au siège du 3919, la plateforme d'accueil téléphonique des victimes de violences conjugales. Une visite incognito, quelques heures avant le lancement par le gouvernement du Grenelle des violences conjugales, une problématique décrétée "grande cause du quinquennat" par le chef de l'Etat deux ans plus tôt.
Seuls deux journalistes de l'AFP et de Libération accompagnaient Emmanuel Macron lors de ce déplacement. Une scène qui s'est déroulée lors de sa venue a cependant été reprise par tous les médias, tant elle témoigne d'une situation que dénoncent depuis de nombreuses années les associations.
"Vous attendez qu'elle soit tuée ?"
Avant de rencontrer des victimes, Emmanuel Macron est invité à écouter un appel téléphonique passé par une victime. Elena, l'écoutante du 3919, décroche. Au bout du fil, une femme explique qu'elle vient de porter plainte contre son époux qui la frappe. Elle se trouve alors à la gendarmerie et souhaite qu'un gendarme l'accompagne à son domicile, où se trouve le conjoint violent, pour qu'elle puisse récupérer quelques affaires en sécurité. Mais le militaire refuse.
L'écoutante finit par dialoguer directement au téléphone avec le gendarme, pendant qu'Emmanuel Macron écoute en toute discrétion l'échange. Elena tente pendant une quinzaine de minutes de convaincre le gendarme d'escorter la plaignante. "Cette dame est menacée de mort, vous attendez qu'elle soit tuée ?", argue-t-elle.
Le militaire ne cède pas, affirmant qu'il a besoin d'un "ordre d'huissier" pour l'accompagner et que cette procédure "n'est pas dans le code pénal [la procédure à suivre par les forces de l'ordre est régie par le code de procédure pénale et non le Code pénal]." Exaspéré, Emmanuel Macron écrit à l'opératrice du 3919 des arguments à exposer au gendarme : "L'huissier appliquera une décision de justice. C'est au gendarme de la protéger dans un contexte où le risque est évident." Mais rien n'y fait.
"L'obligation déontologique d'assistance à personne en danger"
Un gendarme a-t-il réellement besoin d'un "ordre d'huissier" pour escorter une femme qui risque de subir les violences de son conjoint ? Interrogée par franceinfo, Sophie Soubiran, avocate pénaliste au barreau de Paris et membre de la Fondation des femmes, estime qu'"il s'agit plus d'une excuse qu'autre chose." "Le gendarme a l'obligation déontologique, par sa fonction, d'assistance à personne en danger. Dans le cas de cette femme, le danger est caractérisé. L'escorter à son domicile relève du bon sens", explique-t-elle, ajoutant qu'"il est fréquent que les gendarmes accompagnent chez elle une victime de violences."
En réclamant un acte d'huissier pour intervenir, le gendarme fait référence à une procédure existante, mais pas pertinente dans ce cas précis : "Dans le cadre d'une ordonnance de protection, le juge des affaires familiales peut demander que monsieur soit exclu du domicile. Dans ce cas, par exemple, il peut y avoir un acte d'huissier. Dans toute séparation, un juge des affaires familiales peut également ordonner la restitution d'affaires que untel ne voudrait pas rendre. Mais dans ce cas précis, on ne parle pas d'une dame qui veut récupérer sa table basse. On parle d'une dame qui fuit et a besoin de son sac à main, de quelques affaires, d'argent pour une nuit d'hôtel, de ses papiers ; elle aura d'ailleurs besoin de nombreux documents si elle souhaite demander une ordonnance de protection."
Pour l'avocate, cette réaction du gendarme peut traduire, indépendamment d'une erreur d'appréciation humaine, un évident manque de moyens : "Il faut être suffisamment nombreux pour envoyer une escorte. C'est pour cela que l'on a besoin d'argent pour lutter contre les violences conjugales", poursuit Sophie Soubiran. Cette scène, qu'elle qualifie de "regrettable, voire lamentable", explique la raison pour laquelle tant de femmes victimes de violences ne portent pas plainte.
Une enquête administrative ouverte
De même, du côté des associations féministes, qui alertent depuis plusieurs années sur les manquements dans la prise en charge des victimes, la scène suscite l'indignation. "Je suis quand même assez dépitée qu'on en soit arrivé à un fonctionnement de l'Etat où il faudrait que ce soit le président Macron qui observe une défaillance de l'Etat pour qu'enfin celui-ci réagisse", déplore auprès de franceinfo Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme !
Quelques heures après la visite incognito d'Emmanuel Macron, Edouard Philippe a tenu une conférence de presse pour ouvrir le Grenelle sur les violences conjugales. Il est alors revenu sur cet épisode :
"Même si le contexte du cas évoqué doit être précisé, la prise en compte de cette victime en difficulté apparaît totalement défaillante", a réagi dans la soirée auprès de l'AFP la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), qui a annoncé l'ouverture d'une enquête administrative confiée à l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) "pour déterminer les circonstances de ce manquement".
"La sensibilité ne remplace pas la formation"
"Il est normal qu'une enquête soit ouverte et que le collègue soit entendu. Nous, les gendarmes, avons l'habitude d'être contrôlés, réagit auprès de franceinfo Frédéric Le Louette, président de l'Association professionnelle nationale des militaires de la gendarmerie Gend XXI. Ce qui l'est moins, c'est qu'on jette comme ça l'opprobre sur un camarade, qui a visiblement dû suivre la procédure telle qu'on le lui a demandé. S'il parle d''ordre d'huissier', c'est qu'on a dû lui réclamer ce document."
Pour le gendarme, le problème vient davantage "du manque de formation" des forces de l'ordre sur la prise en charge des femmes victimes de violences conjugales. "Beaucoup de gendarmes sont sensibles à ces questions, mais la sensibilité ne remplace pas la formation, alerte-t-il. On ne peut pas reprocher aux forces de l'ordre de ne pas être à la hauteur si on ne les forme pas."
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