: Reportage Tour de Lombardie : des ultras, des larmes et de la fondue... Au cœur du "virage Pinot" pour la dernière course du Français
"Au mariage de mon frère, je n'ai pas pleuré. Mais là, j'ai pleuré", culpabilise Geoffrey, la vingtaine. Ses yeux sont encore rougis par l'émotion, sur les coups de 16h50, lorsqu'il tombe dans les bras de son ami Stéphane, tout aussi ému. "Ma copine vient de m'envoyer un SMS pour me dire qu'elle comprend enfin pourquoi j'aime le vélo", se marre ce dernier, vêtu d'un maillot BIC époque Jacques Anquetil. Quelques mètres derrière eux, les larmes coulent encore sur le visage de Rémi, hagard, assis sur des marches, le mégaphone en berne.
Après avoir lancé un nombre incalculable de chants depuis plus de sept heures, ce membre fondateur du "Collectif Ultras Pinot" n'a, cette fois, plus les mots. Autour de lui, dans les rues de Bergame, tout le monde se congratule, et répète : "On pourra dire qu'on y était". D'une voix tremblante, Rémi réalise : "C'est fini, cette fois. On ne verra plus Thibaut sur un vélo...". Quelques secondes plus tôt, Thibaut Pinot a fendu cette foule de plusieurs centaines de Français, qui avaient fait le déplacement pour lui, pour ce drôle de pot de départ.
"Je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait autant de monde. C'était un vrai chaos, un vrai bordel comme j'aime. C'était fou, un moment intense", savourera quelques minutes plus tard le grimpeur tricolore à l'arrivée du Tour de Lombardie 2023, qui restera à jamais sa dernière course. "Je m'en souviendrai toute ma vie. [...] Je ne suis pas champion du monde mais j'ai le meilleur public du monde", s'amuse même le jeune retraité de 33 ans, à l'issue d'une journée comme aucune autre.
Bergame la bleue, blanche, rouge
Il faut dire que cette journée n'avait pas commencé au lever du soleil, mais dès la veille, et à plusieurs endroits en même temps. Pour les supporters, il y a d'abord eu les conversations dans le terminal 2B de Roissy, où les vols pour Milan affichaient complets. Où ils ont également pu ressortir les souvenirs encore frais du "virage Pinot" du dernier Tour de France.
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Il y a ensuite eu, pour le principal intéressé, un point presse dans son hôtel d'Albavilla, dans l'après-midi. Surtout, il y a eu un début de fête dans la soirée, dans le centre-ville de Bergame. A l'issue de la victoire du XV de France face à l'Italie, plusieurs dizaines de membres du Collectif Ultras Pinot (CUP) se sont égosillées. Simple entrée en matière.
La véritable fête a commencé samedi à 9h30, au cœur de Bergame. Nichée au pied des contreforts alpins, la cité se réveillait alors que les derniers préparatifs pour le Tour de Lombardie battaient leur plein. Pour tout dire : il n'y avait pas un chat, et pas un bruit. Jusqu'à l'élévation, soudaine, d'une clameur provenant de la plazza della Liberta. Plusieurs centaines de supporters français chauffaient déjà leurs cordes vocales.
"Quand on a ouvert le café ce matin, on ne savait pas !", sourit Sara, serveuse, interloquée entre deux ristrettos par cette drôle de foule. Surtout que c’est une place calme de Bergame, pas celle où l’on vient faire la fête". Le CUP n'a de toute façon pas prévu de rester ici : sur les coups de dix heures, le cortège façon supporters de foot s'élance à l'assaut de la vieille ville, que l'on aperçoit sur la colline.
La Curva Pinot s'embrase
La joyeuse transhumance dure une bonne heure, empruntant des rues étroites à travers les remparts. Alors que les chants à la gloire du coureur Franc-comtois s'enchaînent, la police estime que 350 personnes composent le cortège. Ce joyeux bazar intrigue les passants. Les smartphones sont de sortie, les fumigènes aussi. L'euphorie règne tellement que le CUP manque le virage dans lequel il est supposé s'établir, selon l'accord conclu avec l'organisation de la course. Les coureurs ne se sont pas encore élancés que la "Curva Pinot" (virage Pinot en italien) est déjà investie.
La tireuse à bière (qui sera vite épuisée) est branchée, tandis qu'on prépare les appareils à fondue. "On a réussi à monter, mais pas sûr qu’on redescende aussi facilement", se marre Lucas, un verre de génépi à la main. D'autres n'ont pas encore décapsulé quoi que ce soit, trop occupé à peindre la route à la gloire de "Tibopino".
On aurait alors pu penser que la Curva Pinot allait s'économiser, en vue du grand moment. Au contraire : une fois le déjeuner avalé, les chants ont repris de plus belle pour ne jamais s'arrêter sur un fond musical éclectique. Si certains ont profité des quatre heures d'attente pour aller visiter la vieille ville juste au-dessus, croquer dans une part de pizza puis une glace, les autres sont restés là, à faire du bruit au passage de tous les cyclistes amateurs empruntant le tracé avant les professionnels.
La famille de Thibaut Pinot, présente, est partie s'attabler à un restaurant quand débarque Marc Madiot, le manager historique de la Groupama-FDJ, et donc du Franc-comtois. La Curva bascule dans l'hystérie collective (une première fois).
Une bière à la main, Marc Madiot savoure le moment, et insiste au passage sur quelques points de sécurité pour ne pas gêner la course. De toute façon, la police locale arrive pour s'en assurer. Tout cela sous les yeux de plusieurs anciens coéquipiers de Thibaut Pinot, dont Jérémy Roy, déjà au bord de la route en 2018, quand le Français avait justement remporté son Tour de Lombardie.
"J’avais à cœur d’être présent pour sa dernière course, pour la symbolique, et pour le remercier d’avoir pu être à ses côtés. Pour un homme discret comme lui, c'est une fête folle. Mais Thibaut adore aller chanter avec les ultras au stade, donc quoi de plus logique ?"
Jérémy Roy, ex-coéquipier de Thibaut Pinotà franceinfo: sport
Retraité depuis cinq ans, mais toujours affûté, Jérémy Roy ne manque pas une miette de ce spectacle qu'il n'a jamais vu en quatorze ans de carrière : "Et on est à Bergame en plus, hors vacances ! Vous vous rendez compte ? C'est fou !". Rapidement la foule s'épaissit pour approcher du millier de supporters. Alors que le peloton se rapproche, une partie du staff de la Groupama-FDJ s'ajoute à cette foule très dense.
Le messie de Franche-Comté
Parti dans son numéro en solitaire depuis longtemps, Tadej Pogacar est le premier à passer. Thibaut Pinot n'arrive que quelques minutes plus tard, dans un vacarme assourdissant. La scène est quasi biblique, tel un Moïse fendant la mer en deux. Tout le monde cherche à approcher, toucher le héros du jour, qui pénètre dans cette hystérie collective le poing tendu, et le sourire aux lèvres. Ce moment de grâce (qui vire au chaos pour les coureurs derrière lui), attendu depuis plus de sept heures, ne dure que quelques secondes. Mais personne ne regrette ce déséquilibre temporel.
Après ces instants hors du temps, la nostalgie foudroie la foule, qui se met en marche vers le paddock des équipes. Ce cortège final, d'abord inhibé par l'émotion, retrouve sa fougue initiale lorsqu'il regagne les artères commerçantes de Bergame, sans jamais s'arrêter de chanter. Le plus fou est à venir car le CUP a été invité à rejoindre le bus de la Groupama-FDJ pour un dernier hommage. Dans l'habituel sanctuaire bouclé par l'organisation de course, des fidèles en transe espèrent voir une dernière fois Thibaut Pinot dans son habit de lumière.
Le bus en question est tout au bout de la ligne droite, ce qui rallonge la marche, et freine plusieurs bus d'autres équipes, sur le départ. Les coureurs de l'équipe française Arkea Samsic observent cette lente procession. Après une légère attente, l'idole sort de son bus.
Juché sur une petite caisse aux côtés de Marc Madiot, il prend la parole. Les chants durent quelques minutes encore, avant que la foule ne se disperse, pour respecter la nature timide de son héros. Mais ils savent qu'ils le reverront bientôt. Si Thibaut Pinot est définitivement descendu de selle ce samedi, il a quitté Bergame avec une promesse adressée à son public : "L'année prochaine, on se verra, car je viendrai chanter avec vous". La question est : pour qui ?
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