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Les politiques français, champions de la récupération du foot

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
De g. à dr., Jacques Chirac, président de la République, Aimé Jacquet, sélectionneur de l'équipe de France, et Lionel Jospin, Premier ministre, brandissent la Coupe du monde dans les jardins de l'Elysée, le 14 juillet 1998.  (GABRIEL BOUYS / AFP)

La victoire des Bleus contre l'Ukraine (3-0), mardi, est sur toutes les lèvres, surtout les leurs. Et le phénomène n'est pas nouveau.

"Vraiment, les victoires en ce moment, on les goûte particulièrement. Surtout quand il y a une ambiance, quand on dit que 'cette équipe, elle n'y arrivera pas, elle ne peut pas y arriver parce que plein de choses'. Elle nous montre un exemple." L'allusion de François Hollande à la situation de son gouvernement n'a échappé à personne. Dans les tribunes du Stade de France, après la victoire des Bleus contre l'Ukraine (3-0), mardi 19 novembre, le président de la République s'est comparé à Didier Deschamps, le sélectionneur qui a réussi l'exploit de renverser une situation compromise. "Un entraîneur, ça compte", a-t-il ajoutéIl n'est pas le premier politique à ainsi tenter de récupérer un événement footballistique. Et pas le dernier. 

Le paradis perdu de l'été 1998

Souvenez-vous. Juillet 1998. Il faisait beau. L'économie française tournait à plein régime. Les gens étaient heureux. Peut-être même qu'ils souriaient dans le métro. Et une équipe de France composée de gens sympathiques avait gagné la Coupe du monde, à la surprise générale. Sauf qu'en fait, le taux de chômage frôlait les 11%, c'est plutôt au mois d'août 1998 qu'il a fait chaud, et le moral des Français avait déjà commencé à grimper en flèche à partir du mois de février. "Ça a amplifié la tendance déjà existante", expliquait le directeur conjoncture de l'Insee à L'Expansion en 2003. Hormis les ventes de téléviseurs et de pizzas, le Mondial n'a pas non plus relancé l'économie française, qui était déjà repartie toute seule.

Pourtant, le mythe a la vie dure. "En 1998, la France était déjà au cœur d'une crise de représentation et d'identité, rappelle Nicolas Bancel, historien à l'Institut des sciences du sport de l’université de Lausanne (Suisse), contacté par francetv info. La victoire est arrivée après une dramaturgie digne d'une tragédie grecque, et a permis de faire taire les prophètes de malheur qui prédisaient une France communautarisée." A l'époque, les politiques y voient même des leçons à en tirer. Robert Hue, patron du Parti communiste, explique sérieusement, le 14 juillet 1998, jour de la garden party à l'Elysée, sur France 3 : "Ceux qui ne s'inspireront pas de la victoire de l'équipe de France seront balayés." Pour la petite histoire, il obtiendra 3,3% des suffrages à la présidentielle, quatre ans plus tard.

Chacun voit les Bleus à sa porte

Depuis, chaque performance de l'équipe de France est scrutée et érigée comme un symbole de la société française. "Il y a une sensibilité épidermique du corps social et politique sur tout ce qui touche à l'équipe de France", poursuit Nicolas Bancel. Le fiasco du Mondial sud-africain en 2010 et l'épisode de la grève de Knysna sont aussitôt interprétés à l'aune de la société. Les politiques ont tout intérêt à capitaliser sur le moindre match des Bleus, caisse de résonnance fantastique. "Vous ne pouvez pas vous désintéresser d'un phénomène de société, expliquait déjà François Baroin (UMP) dans le livre Politique Football Club, en 2003. Avant de nuancer : "La récupération politique du football, c'est sûrement de la capitalisation à faible coût, car le public est intelligent."

Pourtant, la victoire face à l'Ukraine, mardi 19 novembre, est le parfait exemple du match vu à travers le prisme des partis. Le Front national parle ainsi de "début de la rédemption" pour une équipe "dont personne n’a oublié les frasques et le fiasco comportemental". Ce qui fait hurler un responsable communiste... qui voit lui, dans cette victoire, le retour de la France "black-blanc-beur". 

Pendant ce temps, l'UMP fustige la "récupération" par le gouvernement de la victoire des Bleus... alors que certains de ses membres étaient les premiers à faire des comparaisons entre Jean-Marc Ayrault et Didier Deschamps après le match aller.

Les politiques "sans arrière-pensées", vraiment ?

Le président de la République François Hollande, lors du match France-Ukraine, au Stade de France, le 19 novembre 2013.  (CHARLES PLATIAU / REUTERS)

Tout ce bruit pour un malheureux match de barrage... Qu'est-ce que ce sera lors du Mondial ! "On ne peut pas retirer aux politiques le droit à l'allégresse, estime Bertrand Pirel, ancien conseiller de Rama Yade au ministère des Sports, contacté par francetv info. C'est bien souvent un avis de supporter engagé, un avis impliqué, pas intéressé. On ne peut pas retirer au sport d'être un vecteur indéniable du bonheur national. Quand le président de la République souligne une belle performance du sport français, il est dans son rôle. La différence avec le passé, ce sont les moyens technologiques. Par le passé, la joie était la même, mais la caisse de résonance était bien différente." On imagine mal les 577 députés de 1998 faxer à l'AFP, chacun à leur tour, leurs communiqués de joie le soir du 12 juillet. En revanche, en 2013, ils peuvent tous tweeter.

Les politiques n'ont pas attendu 1998 pour s'intéresser au football, mais avant, ils le faisaient moins savoir. En 1984, Laurent Fabius, tout juste nommé à Matignon alors que le pays traverse une phase de turbulences économiques, propose le poste de ministre des Sports à Michel Hidalgo, le sélectionneur des Bleus vainqueurs de l'Euro. Après une nuit blanche, qu'il raconte en détail dans Paris Match en 2007, Hidalgo refuse. Curieusement, la France n'a encore jamais eu de ministre des Sports issu du football. Ce qui va bien finir par arriver...

Un mal français ?

N'allez pas croire que cette tendance à la récupération politique s'arrête aux frontières de l'Hexagone. En 1992, en Belgique, le Premier ministre Jean-Luc Dehaene s'affiche en survêtement aux couleurs de son club favori, le Club Brugeois, sacré champion du pays, et se laisse aller à cette déclaration surprenante, relevée par So Foot : "C’est une grande année. Nous voilà champions et tous les problèmes politiques sont résolus… Bon, OK, pas tous…" La résurrection de l'équipe nationale de Belgique lors de la campagne de qualification pour le Mondial brésilien a été également l'objet de récupérations dans ce pays qui doute de son unité.

En revanche, en Suisse, notre autre voisin francophone qualifié pour la Coupe du monde, rien de tout cela. "Il y a un rapport différent au sentiment national, ajoute Nicolas Bancel, qui enseigne en Suisse. Il n'y a pas cet emballement français sur la nation, la fierté, l'honneur. C'est pareil pour Roger Federer, qui est un symbole national. Quand vous écoutez les retransmissions de ses matchs sur la TSR, le commentaire est très équilibré, et quand il perd, on admet que l'adversaire a été plus fort que lui."

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