Cet article date de plus de deux ans.

Enquête franceinfo Violences dans les stades : comment les clubs de foot tentent de marquer les supporters à la culotte

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Un cordon de CRS devant les tribunes du stade Bollaert-Delelis, à Lens (Pas-de-Calais), le 18 septembre 2021, à l'occasion du derby Lens-Lille. (CATHERINE STEENKESTE / GETTY IMAGES EUROPE)

Poussés par la loi, la commission de discipline de la Ligue, la justice et les forces de l'ordre, les clubs se retrouvent à faire la police vis-à-vis de leurs propres fans. Une posture délicate car dans le même temps, ils doivent maintenir le dialogue avec les supporters.

Une série noire. Depuis la fin août, le spectacle n'a pas lieu que sur le rectangle vert dans l'Hexagone. Jets de projectiles, joueurs et supporters qui en viennent aux mains à Nice, envahissement du terrain à la mi-temps du derby Lens-Lille, supporters qui se castagnent en tribunes lors d'Angers-OM, incidents en Coupe d'Europe... On compte plus de gardes à vue que de tirs en pleine lucarne en Ligue 1 cette saison. Si ce sont les interventions des CRS qui font les gros titres, c'est pourtant aux clubs qu'est désormais dévolue la tâche ingrate de faire la police parmi leurs ouailles. Une ligne de crête difficile à tenir.

Le secret de l'animation des tribunes repose entre les mains des supporters, et notamment des plus radicaux d'entre eux : les ultras. Les tifos, les banderoles, les chants, ils en sont à l'origine. Les fumigènes – pourtant interdits dans les stades – aussi. Et ponctuellement, les bagarres, c'est souvent dans leur tribune que ça se passe. D'où une double réponse des pouvoirs publics : un arsenal législatif sans commune mesure avec ce qui existe en Europe, et une responsabilisation accrue des clubs. "On a vraiment l'impression d'être les cobayes des mesures à venir, des citoyens de seconde zone, soupire Killian, un ultra nancéien. Pourtant, nos animations, nos tifos, nos fumigènes aussi, sont reprises dans les clips de promotion du championnat et des chaînes de télé. C'est l'hypocrisie la plus totale..."

"Un jet de projectile, c'est trois mois" d'interdiction de stade

C'est en 2016, avec la loi Larrivé, que les clubs ont été propulsés en première ligne du maintien de l'ordre dans leur stade. Au moment du vote de la loi, le contexte sécuritaire remettait en cause la présence massive de policiers en tribunes ou le recours à des tribunaux engorgés pour chasser des importuns du stade. 

La récente vague d'incidents montre les limites de ce dispositif, comme l'a écrit Vincent Labrune, président de la Ligue de football professionnel, au gouvernement, dans une lettre révélée par RMC : "Les pouvoirs de la LFP sont, somme toute, assez limités pour régler ces problèmes de violence et d’ordre public." Une ligne sur laquelle se retrouve Pierre Barthélemy, avocat de l'Association nationale des supporters (ANS), qui renchérit : "Il y a quelque chose de malsain à ce que le club se substitue à la justice, sans qu'il en ait forcément les moyens." Parmi les dispositions proposées, l'interdiction commerciale de stade, de son petit nom ICS, qui permet aux clubs de bannir un supporter durant trois années au maximum, sans procédure contradictoire avant la prise de décision.

Les joueurs du match Nice-Marseille en viennent aux mains avec des supporters qui ont envahi le terrain, le 22 août 2021, au stade Allianz-Riviera de Nice (Alpes-Maritimes). (VALERY HACHE / AFP)

"J'ai prononcé mes deux premières il y a quinze jours", reconnaît Nabil El Yaagoubi, stadium manager de l'AS Nancy-Lorraine, qui ne conteste pas la nature "arbitraire" de la sanction. Celui qui contrôle de A à Z tout ce qui se passe dans le stade déplore la lenteur de la justice et les policiers qui renâclent à prendre ses plaintes, un cocktail qui envoie un message délétère à ses ouailles. "Il fallait que j'envoie un message pour ne plus avoir de jets de gobelets dans mon stade."  A Lyon, il existe même un barème des sanctions. "Un fumigène sans blessé, c'est deux mois d'interdiction de stade. Un jet de projectile, c'est trois mois. Des actes de violences, on ne transige pas sous les 18 mois", énumère Xavier Pierrot, directeur général adjoint de l'OL, et stadium manager du Groupama Stadium.

Les fumigènes enflamment les débats

Principal point de crispation entre les clubs et les supporters, les fumigènes. Si vous en allumez un dans une tribune, l'interdiction de stade vous pend au nez. Dans la rue, à part les regards réprobateurs de certains passants, vous ne risquez pas grand-chose. "Ma politique, c'est la tolérance zéro, insiste Nabil El Yaagoubi, seul maître à bord sur la question, tous les quinze jours à Marcel-Picot. On n'a pas de budget pour payer les amendes de la LFP [jusqu'à 60 000 euros pour l'OM pour le match face à Rennes]."

Les approches varient selon les clubs. Demandez aux Indians, les ultras de Toulouse, qui ont le craquage de fumigènes un peu facile. "Sous pression de notre directeur de la sécurité qui avait porté plainte contre eux, la police a mis une pression terrible sur de jeunes membres du groupe, s'insurge Alexandre, leur porte-parole. Des perquisitions simultanées à 6 heures du matin pour complicité d'usage d'engin pyrotechnique, ça veut dire quoi ? C'est un traitement digne du grand banditisme !"

Des fumigènes allumés dans les tribunes du Stade Vélodrome de Marseille pour le match Marseille-Lyon, le 10 novembre 2019. (NICOLAS MILLET / HANS LUCAS / AFP)

A la décharge des clubs, les ultras ne sont pas toujours des interlocuteurs faciles. Côté pile, une certaine tendance à la jouer Calimero en public. Côté face, flirter avec la ligne jaune dans le cocon de sa tribune. "Les mêmes ultras de Toulouse ont pu participer à une expérimentation de l'usage des fumigènes – strictement interdits dans les stades – lors d'un match à domicile cette saison, et en craquer autant de manière illégale la semaine suivante en déplacement", sourit Sébastien Louis, sociologue spécialiste de ces mouvements, auteur du livre Ultras, les autres protagonistes du football (éd. Mare et Martin, 2017). A Clermont-Ferrand, manifestement, la direction a intégré le côté inévitable de ces manifestations de joie : "Ils nous demandent de ne pas le faire à tous les matchs, plutôt toutes les quatre ou cinq rencontres", assure Virgile, du groupe ultra du Clermont Foot, Nemetum. Le club n'a pu être joint par franceinfo pour infirmer ou confirmer cette affirmation.

La foire à la fouille

Longtemps, l'interdiction de stade fut un passage obligé pour "monter en grade" au sein du mouvement ultra. "J'ai été interdit de stade pendant trois mois courant 2020", reconnaît notre Clermontois. Une sombre histoire de bâche qui dépasse "de dix centimètres" sur un espace publicitaire, le ton qui monte avec un stadier tatillon... "Les torts sont partagés, je l'ai poussé", reconnaît Virgile, qui a accepté la sanction. C'est après qu'on confine à l'absurde. "J'ai dû aller pointer au commissariat pendant le confinement et le couvre-feu, même si les matchs se déroulaient à huis clos." 

Les anecdotes sur les stadiers ou les fouilles qui se passent mal à l'entrée de l'enceinte sont probablement la chose la plus partagée au sein du mouvement ultra, après la passion du football. "Une fois, les stadiers nous ont demandé d'enlever nos chaussures avant d'accéder à la tribune"se souvient Alexandre, des Indians Tolosa, qui fait part de "traitements de faveur" pour qui portait l'écharpe du groupe, quand les relations avec l'ancienne direction étaient particulièrement tendues. "On a réussi à mettre la pression en menaçant de venir avec un huissier, ça a marché."

Une menace coûteuse à mettre à exécution pour que les supporters fassent respecter leurs droits. "On le faisait systématiquement avec l'Adajis [une ancienne association de supporters exclus par le PSG], mais rien que pour faire venir un huissier, c'est 800 à 1 500 euros pour une procédure qui prendra des années", soupire l'avocat Pierre Barthélemy. 

Un stadier poursuit un supporter entré sur le terrain, lors du match Nice-OM, le 22 août 2021. (VALERY HACHE / AFP)

N'oublions pas les petits tracas quotidiens : "Une fois, la hampe d'un drapeau est trop haute, une fois, le tambour ne passe pas en tribune, alors qu'il n'y avait pas de problème la semaine précédente", soupire Virgile, notre ultra clermontois. "On n'a jamais les mêmes interlocuteurs, et ils ne sont pas nécessairement formés à gérer un stade de foot." 

C'est l'un des paradoxes du football. Un des sports qui génère le plus d'argent et propose des salaires pharaoniques à ses acteurs mégote sur la sécurité. "On est encore vus comme une charge, on est du mauvais côté du bilan comptable", soupire Nabil El Yaagoubi. "Un vigile préférera faire une vacation tranquille de 12 heures dans un supermarché à contrôler le sac des mémés plutôt que quatre heures au stade un samedi après-midi payé 50 euros." Dans un grand club comme Lyon, Xavier Pierrot se démène pour trouver 800 stadiers compétents pour chaque gros match. "On n'arrive jamais à obtenir 100% de ce qu'on souhaiterait."

"Le nombre de caméras a été multiplié par 5 ou 10"

A l'appui des stadiers pour faire régner l'ordre dans les tribunes, un appareillage de vidéosurveillance toujours plus conséquent. "On sait qu'on ne peut pas poser un orteil dans un stade sans être filmé", soupire Alexandre, porte-parole des Indians Tolosa, avant de se reprendre : "Sauf dans certains stades de Ligue 2 où c'est encore un peu le Moyen Age." L'époque médiévale s'est arrêtée à Nancy en 2016. Tardivement donc. "On est passés de l'analogique au numérique, ça a changé ma vie, sourit Nabil El Yaagoubi. Avant, 80% des plaintes que je déposais ne passaient pas à cause de la mauvaise qualité de l'image." Un élément clé pour punir les supporters les plus turbulents. 

Après l'âge d'or du système à quatre caméras ultra puissantes (à 80 000 euros pièce tout de même), place aux dispositifs moins chers, mais plus nombreux. "Le nombre de caméras a été multiplié par 5 ou 10 dans les stades de L1, calcule Patrice Ferrant, directeur régional de la société allemande Mobotix qui propose des solutions de vidéoprotection. En Ligue 1, aujourd'hui, c'est minimum 50 à 100 caméras par enceinte. Ça paraît beaucoup, mais ça peut grimper jusqu'à 400 sur un stade neuf au Qatar."

Ou à Lyon, dans un Groupama Stadium flambant neuf, qui en comptait 300 au départ. "On en a rajouté une centaine pour combler les angles morts." Une poignée d'opérateurs les manipulent, "des gens au club depuis cinq ans et qui connaissent les tribunes comme leur poche", insiste Xavier Pierrot. Quitte à passer la semaine à visionner tous les rushes des caméras après des matchs qui ont dégénéré comme face aux Turcs de Besiktas au printemps 2017.

L'intelligence artificielle peut apporter un précieux renfort sur les situations chaudes. "Nous avons des technologies capables de détecter les fumigènes, dès le départ de feu, illustre Patrice Ferrant. C'est une information qu'il faut pouvoir communiquer aux stadiers dans les 30 secondes." Pour empêcher le craquage d'autres fumigènes  la fumée provoquée par les premiers permet de masquer ceux qui suivent. Vous vous croyez dans Minority Report, le film d'anticipation où Tom Cruise joue un policier qui arrête les criminels avant qu'ils ne passent à l'acte ? Vous n'avez encore rien vu.

La reconnaissance faciale toujours masquée

Début 2020, la révélation d'un test d'un logiciel de reconnaissance faciale lors du match Metz-Strasbourg par Streetpress a fait grand bruit dans le landerneau footballistique. De nombreux clubs professionnels ont été sollicités, et certains, parmi les plus prestigieux, ont déjà fait des tests. "Ça a été stoppé en France, mais à l'étranger, ça se fait très bien. Même avec des supporters très maquillés comme ceux du foot", vante Patrice Ferrant. "Nous aussi à Nancy, nous avons été démarchés, reconnaît Nabil El Yaagoubi. Ils nous avaient vendu un argument sécuritaire, en intégrant les photos des interdits de stade dans leur base pour détecter s'ils entraient avec un billet acheté sous un autre nom." Dans la plaquette, un élément plus inattendu : "D'un point de vue marketing, ils proposaient de pousser une offre à la buvette quand le logiciel détecte de la joie, ou d'augmenter la sécurité quand il décèle de la colère. J'avoue, je suis plus sceptique."

Même si cette débauche de technologie peut inquiéter, les fans français sont plutôt mieux lotis que leurs voisins européens. Ronan Evain, président de l'organisme indépendant Football supporters Europe, qui a bourlingué dans de nombreux stades du Vieux Continent, est intarissable sur le sujet. "Quand vous entrez dans un stade en Italie, ça prend une photo de vous et la machine la compare au nom inscrit sur le billet. Ça permet aussi de savoir si vous êtes assis à votre place, et si ce n'est pas le cas, vous risquez une interdiction de stade." 

Toujours près de nous, mais un peu plus au sud-ouest. "Quand vous entrez dans certaines tribunes en Espagne, souvent celles derrière les buts, vous devez scanner vos empreintes digitales avec votre carte d'abonné. Officiellement, c'est pour limiter l'usage de la pyrotechnie... qui n'a jamais vraiment pris dans le pays." Le syndicat des clubs pros Foot Unis, qui rassemble l'ensemble des clubs professionnels hexagonaux, a émis l'idée de contrôler l'identité de chaque spectateur avant l'accès au stade. Ronan Evain n'y croit guère : "Je l'ai déjà vu faire une fois, pour un Ukraine-Croatie. Un détail : il avait fallu mobiliser 3 000 militaires pour y procéder."

N'empêche, de l'avis général, le dialogue entre clubs et supporters a rarement été aussi fluide qu'en ce moment en France, à quelques exceptions près. Outre son volet répressif, la loi Larrivé a permis la création du référent supporters, en contact permanent avec les groupes. "La situation est sans comparaison avec ce qui se passait il y a une vingtaine d'années, insiste Xavier Pierrot, le patron du Groupama Stadium. Mais les stades sont forcément le reflet de la société. Et en ce moment, elle est traversée par des tensions, qui se retrouvent en tribunes."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.