Crash mortel, business modèle et joueurs rebelles : comment Manchester United est devenu l'un des clubs les plus haïs d'Europe
Le club anglais, que le PSG défie mercredi en 8e de finale retour de Ligue des champions, compte des supporters dans le monde entier mais suscite aussi un vrai sentiment de détestation.
"Hated, adored, but never ignored." Cette banderole accrochée dans le stade d'Old Trafford résume bien la place de Manchester United sur l'échiquier du foot mondial. Détesté, car il truste le haut du classement des clubs les plus haïs d'Angleterre et même d'Europe.
Adoré : le club revendique 600 millions de supporters à travers le monde, ce qui veut dire qu'un être humain sur dix en pince pour les Red Devils, avec des pointes à 30% en Corée du Sud. Et comme le concluent ces supporters de Manchester United, adversaire du PSG en 8e de finale retour de la Ligue des champions, mercredi 6 mars, ce club ne laisse personne indifférent.
Le jour où la popularité de MU s'est crashée
Si, contrairement à la légende, les Anglais n'ont jamais été un peuple gentlemen portant chapeau melon, moustache en guidon de vélo et parapluie, les supporters se distinguent par leur courtoisie et leur ouverture d'esprit. "Il était courant [jusque dans les années 1950] que les habitants de Liverpool aillent voir indifféremment Everton et les Reds [les deux clubs rivaux de la ville], et que ceux de Manchester prennent place dans les gradins de United comme de City", raconte Gavin Mellor, universitaire qui s'est penché sur les racines de la haine contre les Red Devils dans le livre Manchester United: A Thematic Study. Une équipe sort du lot à la fin des années 1950. Le flamboyant Manchester United de Matt Busby, qui déplace les foules avec son équipe de beaux gosses au jeu spectaculaire. "C'était LE club qui jouait à guichets fermés, à domicile comme à l'extérieur", souligne Tom Clare, qui a passé soixante ans à écumer les couloirs d'Old Trafford pour suivre son club de cœur.
Du coup, les Red Devils essaiment des supporters un peu partout dans le pays à l'époque où on a conservé une mentalité de clocher. "United était la seule équipe à compter des fans hors de sa région, décrit Richard Kurt, journaliste spécialisé sur le club à l'Irish Examiner. Et ces derniers étaient vus comme une véritable cinquième colonne par les autres, un peu comme les catholiques dans l'Angleterre protestante du XVIIe siècle." La comparaison n'est pas absurde : Manchester United a même été surnommé le "Catholic Club" en raison de la surreprésentation des "papistes" écossais ou irlandais dans ses rangs.
C'est bizarrement au moment où le club est frappé par un terrible drame, le crash de l'avion transportant l'équipe sur une piste enneigée de l'aéroport de Munich en février 1958, qu'il bascule dans une autre dimension. Le club fait les gros titres de la presse nationale, se voit prêter des joueurs par les autres clubs pour finir la saison, et entame une lente reconstruction qui aboutira à la victoire en Coupe des clubs champions dix ans plus tard, le premier triomphe du foot anglais sur la scène européenne. "Cette catastrophe intervient à un moment charnière du supportérisme à l'anglaise, quand les fans basculent dans une loyauté exclusive envers un club, ce qui passe par la détestation de tous les autres", indique Gavin Mellor.
"C'est comme ça que Manchester United, le seul 'superclub' de l'époque, est devenu un repoussoir national", poursuit-il. Les joueurs du club, qui ont toujours été riches, deviennent des "money bags", des mercenaires attirés par l'argent. Les dirigeants sont accusés d'en faire des tonnes sur ce drame, même des décennies après. Les oreilles des supporters sifflent aussi : dans le Manchester Evening News, on les qualifie de "grandes gueules sans cervelles qui n'avaient jamais regardé un match avant l'hystérie de Munich".
Le bal des milliardaires
Paradoxalement, cette haine s'intensifie alors que United connaît un quart de siècle de vaches maigres sans aucun titre majeur. Demandez à James Milner, actuel joueur de Liverpool : "Mon père, fan de Leeds, détestait tellement ManU qu'il ne m'autorisait pas à porter du rouge quand j'étais enfant." Malgré cette période de disette, le club continue à attirer les meilleurs joueurs (comme Bryan Robson) et à susciter les convoitises. En l'espace d'une quinzaine d'années, les milliardaires se bousculent pour tenter de s'offrir le club. Le magnat de la presse écrite Robert Maxwell, qui jettera finalement son dévolu sur Oxford pour le plus grand malheur des fans, Michael Knighton, qui a fait fortune dans l'immobilier et qui poussera le vice jusqu'à jongler dans le rond central d'Old Trafford avec la panoplie complète du club, et surtout Rupert Murdoch, patron de ce qui s'appelle BSkyB à l'époque, le diffuseur du championnat anglais.
"Ça posait des problèmes inextricables, raconte Andy Walsh, alors patron du groupement des supporters des Red Devils. La loi anglaise impose aux entreprises de tout faire pour apporter le maximum de revenu aux actionnaires. D'un côté, Murdoch patron de club devait tout faire pour que Manchester United écrase la concurrence. Mais de l'autre, Murdoch le diffuseur devait maximiser le suspense pour que les supporters s'abonnent à son bouquet satellite."
L'affaire finit par capoter, mais renforce les griefs vis-à-vis de ce club chouchou de l'establishment dont les grands entraîneurs sont systématiquement anoblis, contrairement à ceux de Liverpool. Gary Neville, éternel arrière latéral des Red Devils, distille plusieurs anecdotes amères dans son autobiographie : "Quand on [les joueurs de ManU] jouait pour l'Angleterre, on entendait des chants du genre : 'lève-toi si tu détestes Manchester United' ou des idioties de ce genre. On avait beau porter le maillot de notre pays, ça se produisait à chaque fois qu'on jouait à Wembley [le grand stade de Londres]."
C'était vraiment l'enfer d'être supporter de Manchester City à cette période.
Colin Shindler, auteur de "Manchester United Ruined My Life"à franceinfo
Et ce qui devait arriver arriva. Manchester United se métamorphose en une machine à gagner dès la formation de la lucrative Premier League, en 1992. Grâce à une génération exceptionnelle – David Beckham, Ryan Giggs, Paul Scholes ou les frères Neville, tous formés au club –, grâce à Alex Ferguson, un entraîneur qui inspire autant de crainte à son équipe qu'au corps arbitral, et grâce à un recrutement de joueurs à fort caractère (Éric Cantona, Roy Keane...) qui feront autant pour l'armoire à trophées du club que pour son faible taux de popularité. "C'est Ferguson qui a développé cette mentalité du 'seul contre tous', mais il ne faut pas oublier que Manchester pratique souvent un jeu très agréable", insiste Barney Chilton du fanzine Red News. En témoigne cette anecdote où Ole-Gunnar Solskjaer raconte que "Fergie" lui avait passé un savon car il avait taclé irrégulièrement un attaquant adverse qui filait au but. L'enjeu était énorme - le titre se jouait - mais "on ne fait pas les choses comme ça à Manchester United", lui a aboyé son entraîneur. L'attaquant norvégien, aujourd'hui coach du club, ajoute : "les gars m'ont quand même tous félicité".
#Transversales ⚽
— RMC Sport (@RMCsport) 16 janvier 2019
#RMCSport 1⃣
⚡ Ce moment mythique dans la carrière d'Ole Gunnar Solskjær quand il s'est sacrifié en taclant par derrière un attaquant de #Newcastle lancé à la dernière minute et a reçu une ovation... avant de subir le "hairdryer" d'Alex Ferguson ! pic.twitter.com/zb9wwVFpqZ
Pour les fans du club d'en face, c'est une période à oublier. "C'était vraiment l'enfer d'être supporter de Manchester City à cette période, soupire Colin Shindler, auteur du best-seller Manchester United Ruined My Life. On avait beau être à Londres, on était cerné de supporters de United. Mon fils, qui était à cette période à l'université, a vraiment passé une sale période." La fameuse cinquième colonne.
"Nos fans sont trop occupés à bouffer leurs sandwichs aux crevettes"
Au fur et à mesure que les titres s'accumulent, le club se rend compte que les frontières du royaume sont bien trop petites. C'est Edward Freedman, l'homme responsable du merchandising des Spice Girls, qui souffle au club l'idée d'ouvrir une antenne à Hong-Kong dès 1996, raconte le South China Morning Post. Avec un succès immédiat. Depuis, le club a développé une stratégie de partenariats ultra-ciblés. Au dernier pointage, United compte 120 partenaires commerciaux différents, dont un fournisseur officiel de nouilles japonaises ou un autre pour les matelas et oreillers. Attendez de voir les spots hilarants où l'on voit Wayne Rooney hisser son jeu d'acteur au maximum pour vanter les mérites d'un vin chilien...
On ne le sent guère plus à l'aise quant il s'agit de vanter la marque de chips Mr Potato.
"Aujourd'hui, on a l'impression que le club préfère recruter des noms qui font vendre des maillots (comme les vieillissants Zlatan Ibrahimovic ou Bastian Schweinsteiger) plutôt que de construire une équipe sur la durée. Les fans ressentent bien qu'Ed Woodward [le directeur général du club] s'intéresse plus à ce qui se passe hors du terrain que sur la pelouse", déplore Alex, 22 ans, connu sur Twitter sous le pseudo The Man Utd Way.
Pour preuve, le club a ouvert grand ses tribunes aux fans capables de payer leur place une fortune, reléguant ses supporters les plus populaires, et donc les plus fervents, au pub. "A domicile, nos fans sont trop occupés à bouffer leurs sandwichs aux crevettes pour se soucier de ce qui se passe sur le terrain", a pesté un jour l'ancienne légende du club Roy Keane. Vous avez dit embourgeoisement ? On trouvait même des tartines de saumon fumé dans les buvettes d'Old Trafford jusque dans les années 2000. "Keane visait ce nouveau type de public qui garnit les tribunes, là où les sièges sont les plus chers, soupire Barney Chilton. Quand ce n'est plus qu'une question d'argent, forcément, vous récupérez des Johnny-come-lately [ce qu'on pourrait traduire par Jean-Michel Opportuniste]."
Apogée de ce désintérêt pour le ballon rond, le forfait du club en FA Cup, une compétition encore plus prestigieuse que la Coupe de France, en 2000… pour aller disputer l'obscur Mondial des clubs à l'autre bout du monde. A l'époque, les arguments sont sportifs. "Les Anglais ont snobé la Coupe d'Europe avant de se rendre compte que c'était une compétition incontournable, avance Gary Neville, cité par la BBC. Qui nous dit que le Mondial des clubs n'aura pas supplanté la Coupe du monde [des nations] dans dix ou quinze ans ?"
En réalité, Tony Blair, Premier ministre à l'époque, a forcé la main à l'équipe d'Alex Ferguson, pour ne pas compromettre les chances de l'Angleterre d'organiser le Mondial 2006. La candidature anglaise finira bonne dernière du vote de la Fifa. Et le taux de popularité de United en prendra un coup, un de plus.
"Love United, hate Glazer"
Pionnier du foot-business, Manchester United est devenu le premier club à se vendre à un milliardaire (en l'occurrence, l'Américain Malcolm Glazer en 2005) avec un montage financier où c'est le club qui s'est endetté pour accueillir le nouveau patron, et non l'inverse. Dans le jargon financier, ça s'appelle un "leverage buy out" (LBO)... "Le plus rageant, c'est que j'avais proposé cette formule pour contrer la tentative d'OPA de Rupert Murdoch en 1999, peste Andy Walsh. Je voulais que les supporters rachètent le club par cette méthode. Et on m'avait ri au nez en haut lieu en m'expliquant que c'était impossible. Cinq ans plus tard, les mêmes dirigeants donnaient leur aval au plan de Glazer." Qui, petit à petit, rachète toutes les actions dans la nature avec les fonds avancés par le club. Andy Walsh a reçu en fin d'année dernière un courrier de la Bourse de Londres lui indiquant que ses quelques actions du club allaient tomber entre les mains de la famille Glazer. "Et je ne peux rien faire pour m'y opposer..."
C'est à ce moment que même les fans de Manchester ont fini par détester leur propre club et qu'ils se sont scindés en deux. D'un côté, ceux qui acceptaient le virage du foot-business, de l'autre ceux qui voulaient revenir aux coups d'envoi à 15 heures le samedi après-midi, aux pies plutôt qu'aux prawns à la buvette et, tant qu'à faire, aux couleurs historiques vert et jaune du club.
Le FC United of Manchester était né. "Ça ne tiendra pas six mois", cancanait Alan Gowling, ancien joueur des Red Devils. Raté ! Après des happenings spectaculaires – blocus du magasin Nike du centre-ville, commande de prostituées pour les conseillers de la Deutsche Bank de Glazer lors de la fête de Noël du club –, le mouvement se structure autour de l'autre club. A son apogée, en 2016, le FC United comptait 2 000 abonnés pour une affluence moyenne de 3 500 fans. Pas mal pour un club de sixième division ! En témoigne cette scène extraite du film de Ken Loach Looking for Eric, mettant en scène un supporter de Manchester United croisant un fan du FC United dans un pub :
"Tu peux changer de femme, de parti politique, de religion, mais tu ne peux pas changer de club de foot.
- Mais c'est lui qui est parti !" lui rétorque le supporter des "rebelles".
Le club, plombé par des querelles internes, plafonne depuis. "Ils sont condamnés à l'échec, malgré toutes leurs bonnes intentions, déplore Tom Clare. Ils arrivent au point où ils devraient accepter l'entrée au capital d'entreprises pour pouvoir continuer à grandir. Mais ce serait renier la philosophie du club."
Aujourd'hui, le modèle de Manchester United s'est imposé aux autres grands clubs, qui lui courent après, parfois avec vingt ans de retard comme le PSG sur le continent asiatique. Y compris aux voisins de Manchester City, ce qui a inspiré un second livre au malheureux Colin Shindler, intitulé Manchester City Ruined My Life. Comme le résume David Winner dans sa monumentale histoire du football anglais Those Feet, "d'autres clubs ont copié cette formule consistant à vendre à prix d'or des maillots, agrandir leur stade et s'introduire en Bourse [pour devenir une marque mondiale], mais Manchester United l'a fait avant eux, et mieux qu'eux".
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