: Enquête franceinfo Coupe du monde 2022 : comment la FFF a détourné le regard sur le terrain des droits humains au Qatar
Communication laborieuse, prise de conscience tardive et dialogue de sourds avec les ONG : le bilan de l'avant-Mondial n'est pas reluisant pour la Fédération française de football.
"C'est la première fois que vous venez ?" Quand elle est enfin reçue à la FFF, en avril 2022, Lola Schulmann manque de s'étouffer. Cette chargée du plaidoyer au sein de l'antenne française d'Amnesty International a entamé les démarches pour sonner le tocsin au sein du foot français... cinq ans plus tôt. Des courriers. Des mails. Une pétition. Des interpellations publiques. Des interviews. Des happenings. En pure perte. Il faut attendre une énième manifestation sous les fenêtres de Noël Le Graët, dans le 15e arrondissement de Paris, autour du slogan "Ramener la Coupe à la raison", calqué sur la célèbre chanson de Vegedream, pour que la situation se débloque. Le bout du tunnel ? "Il a encore fallu quatre mois pour caler une date de rendez-vous, en sourit presque la jeune femme. A la FFF, personne n'est en charge du dossier des droits humains."
« Des milliers de morts au Qatar et la FFF ne siffle toujours pas ».
— BeFootball (@_BeFootball) December 15, 2021
L'affiche d'Amnesty International devant le siège de la FFF. pic.twitter.com/KBD1eyCd3C
Rendez-vous est pris... un mois après la tenue du congrès de la Fifa. Tant pis pour les lobbyistes qui espéraient que la FFF relaye ses arguments auprès de Gianni Infantino, patron de l'institution qui régit le foot mondial et soutien indéfectible du Mondial qatarien. "On leur a expliqué qu'en tant qu'utilisateurs des infrastructures bâties là-bas, ils avaient des responsabilités dans la façon dont elles ont été construites. On nous a répondu : 'Ah bon ?' Clairement, ils n'avaient pas beaucoup bossé le dossier", raconte Lola Schulmann. La FFF a confié à L'Equipe avoir trouvé ce rendez-vous avec Amnesty International France "positif". A l'issue de la petite heure de discours des représentants de l'ONG, Noël Le Graët leur a même glissé : "Vous faites un travail formidable !" Pour ses interlocuteurs, pourtant, le compte n'y est toujours pas.
"Sans le foot, ça aurait été pire"
La ligne de défense du président de la plus grosse fédération sportive de France a toujours été de dire qu'il n'était pas aux responsabilités quand la Fifa a offert sur un plateau la Coupe du monde au petit émirat gazier. Fernand Duchaussoy, alors aux affaires, ne se rappelle pas d'"une levée de boucliers" au moment de la désignation, début décembre 2010. "Je suis tout à fait d'accord pour dire que la 3F [le surnom de la Fédération française de football] ne peut pas être au courant de tout ce qui se passe partout dans le monde", argumente celui qui fut aux manettes une petite année, le temps d'éponger le fiasco du bus de Knysna lors du Mondial sud-africain. "Par contre, il faut se renseigner, se tenir au courant, et écouter ceux qui ont des arguments et des preuves. Ma porte aurait été grande ouverte pour les associations."
Sous Noël Le Graët, son successeur depuis 2011, la porte est longtemps restée cadenassée à double tour. "Quand des enquêtes sortaient dans la presse ou quand des gens comme Amnesty International publiaient des rapports, je n'ai pas souvenir que ça provoquait beaucoup de réactions", confie un ex-salarié de la FFF, toujours proche du milieu du foot.
"On dit que la FFF ne dit rien, mais c'est parce qu'elle n'a rien à dire."
Un ex-cadre de la FFFà franceinfo
Pour preuve, la réaction d'abord désinvolte de Noël Le Graët devant les caméras de "Complément d'enquête", diffusé jeudi soir sur France 2, lorsqu'il est interrogé sur le prestataire assurant la sécurité de l'hôtel des Bleus au Qatar, qui loge ses salariés dans un taudis : "C'est pas insoluble, ça, c'est des coups de peinture. Il y a encore le temps de réparer ça." La FFF assure à franceinfo avoir envoyé, en mai 2022, un document comportant quelques dizaines de questions à l'établissement dans lequel les Bleus vont poser leurs bagages, pour s'assurer du respect des droits élémentaires de ses employés. Sans davantage d'investigations, comme le révèle "Complément d'enquête". Et deux mois après avoir clamé sur son site que l'hôtel Al Messila Resort avait été "validé".
La FFF a-t-elle manqué de vigilance ? "On est en contact permanent avec eux [la direction de l'hôtel]", rétorque Noël Le Graët au micro de "Complément d'enquête". Il ajoute : "Je partage tout ce que vous dites [sur la question des droits humains au Qatar], qu'il y a des progrès immenses à réaliser. Mais s'il n'y avait pas eu le foot, ça aurait été pire. Nettement pire."
"Ce n’est pas insoluble, c’est juste un coup de peinture"
— franceinfo plus (@franceinfoplus) October 13, 2022
Interrogé par les équipes de @Cdenquete, le président de la #FFF Noël Le Graët a réagi aux conditions des travailleurs sur place au Qatar et notamment les agents de sécurité présents dans l’hôtel des bleus lors du Mondial pic.twitter.com/LV0cNWD2IE
Le poids du Qatar en France
Le Qatar pèse-t-il trop lourd en France pour que le patron du foot français puisse en dire davantage ? Avec des investissements valorisés à plus de 25 milliards au printemps 2022, l'Hexagone figure à la deuxième place des pays européens où le Qatar investit le plus, selon une étude du cercle économique Qadran. Des magasins Printemps au Paris Saint-Germain, en passant par des mastodontes comme Airbus ou Accor. Pas moins de 10% des actifs détenus par des fonds qatariens à l'étranger se trouvent en France. Le sujet est-il tabou ? "Je ne le sens pas. Vous, peut-être. Pas moi", assure Noël Le Graët auprès de "Complément d'enquête".
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Autre son de cloche du côté des ONG. "On sent l'influence du Qatar en France, notamment avec le PSG. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que ça ne nous aide pas, déplore Bénédicte Jeannerod, directrice France de Human Rights Watch. Ça a même un effet paralysant !" Elle a sollicité l'institution, le sélectionneur et les joueurs de l'équipe de France pour une prise de position sur le dossier qatarien. En vain. La comparaison avec les autres pays européens est édifiante.
"Quand on fait le tour de table avec les collègues des autres pays d'Europe lors de nos réunions bimensuelles, j'ai honte. J'ai très envie de dire : 'Je passe dans un tunnel, la connexion est mauvaise'..."
Lola Schulmann, chargée de plaidoyer pour Amnesty International Franceà franceinfo
Même au plus haut niveau du foot mondial, on fait mieux que les instances du foot français, comme en témoigne l'avocate May Romanos, en charge du dossier du Mondial 2022 pour Amnesty International monde : "Je n'ai pas le numéro de Gianni Infantino, le patron de la Fifa, mais on se parle régulièrement."
Pas de demi-mesure chez les Danois
Certains pays européens ont pris position depuis bien longtemps. A commencer par le Danemark, bien moins lié commercialement avec l'émirat. "On a commencé à collaborer avec la fédération danoise de football dès 2015", raconte Annette Stubkjaer Rimmers, représentante d'Amnesty International pour le pays nordique. "On tient des réunions sur le sujet une fois par mois. Les responsables de la fédération ont porté ce sujet dans les médias de manière très efficace." Avec des résultats concrets : les sponsors qui apparaissent habituellement sur le maillot des demi-finalistes du dernier Euro ont laissé place à des messages défendant les droits humains. La fédération s'est aussi débarrassée d'actions de sociétés qatariennes (en danois) en février 2022, détenues dans un portefeuille géré par la Danske Bank. Jakob Jensen, le président de la fédération danoise, ne s'embarrasse pas de précautions oratoires.
"Nous ne trouvons pas normal que cette Coupe du monde ait lieu au Qatar."
Jakob Jensen, président de la fédération danoiseà franceinfo
Sur la boutique de la fédération danoise, aucun ticket pour la Coupe du monde n'est mis en vente, contrairement à l'usage. "On ne veut pas participer à tout ce qui pourrait être assimilé à du 'sportwashing', explique Jakob Jensen. On va participer, mais on ne va pas 'vendre' l'image du pays hôte, ce qu'on fait d'habitude."
Le dirigeant assure avoir pris très à cœur toutes les démarches pour s'assurer que l'hôtel des Rød-Hvide (les Rouges et Blancs) ne cachait pas de "cadavres". Un an et demi de travail acharné, rien de moins. "On a eu accès à tous les rapports des autorités, les audits, avec les points d'amélioration, les contrats avec les sous-traitants, notamment les agents de sécurité. On sait que personne n'est sous-payé. On a des points réguliers avec la direction de l'hôtel. Nous n'avons rien signé avant d'être sûrs que tout était en règle."
Même transparence affichée en matière de gestion de la presse. Sur le papier, la FFF assure que les joueurs ont "toute liberté de s'exprimer" face aux médias sur ce sujet délicat. Dans les faits, Didier Deschamps a dégagé très loin en touche lorsque la question lui a été posée ces dernières semaines. Au Danemark, les questions des journalistes en conférence de presse sont les bienvenues, même pendant la compétition. Les joueurs ont le bagage pour répondre, après plusieurs réunions d'information. Et ils disposent d'un joker. "Si un journaliste pose une question sur les droits humains et que le joueur n'est pas à l'aise, il pourra pointer un doigt vers moi et je répondrai à la question, explique Jakob Jensen. C'est leur droit le plus strict de vouloir se concentrer sur la compétition."
Un train de retard
Le Danemark est-il isolé à la pointe de l'attaque sur ce sujet ? Au sein de la task-force constituée par une dizaine d'équipes européennes, et qui s'est réunie une douzaine de fois pour agir en amont du Mondial, nombre de fédérations se sont réveillées plus tôt que la France. La Belgique a par exemple ouvert les portes du centre d'entraînement de sa sélection à Amnesty International à plusieurs reprises depuis l'été 2021. "On n'était pas du tout experts sur la question, on se cherchait, on voulait savoir", justifie Sylvie Marissal, DRH et porte-parole de l'Union royale belge, l'équivalent de la FFF outre-Quiévrain. "On a organisé un temps d'échange avec les joueurs, pour qu'ils puissent poser toutes les questions qu'ils avaient sur le sujet. Sur le boycott, sur les moyens d'action, sur ce qu'ils pouvaient faire ou ne pas faire sur place... Ce sont avant tout des êtres humains, ils ont bien compris les problèmes que ce Mondial posait." Sylvie Marissal entend d'ailleurs se faire sa propre idée sur place, en rencontrant notamment des travailleurs étrangers.
"On ne peut pas se contenter d'aller au stade comme si de rien n'était."
Sylvie Marissal, porte-parole de la fédération belgeà franceinfo
Dans le pays qui abrite le siège de la Fifa, la prise de conscience a été plus progressive. Lisa Salza, d'Amnesty International Suisse, a d'abord trouvé porte close quand elle a essayé d'alerter sur les problèmes posés par la Coupe du monde en Russie en 2018. Mais il y a deux ans, on lui a accordé une oreille plus attentive quand le sujet du Qatar a été mis sur la table. "Depuis un moment, la fédération suisse est assez consciente de la situation au Qatar. Mais lors de la première séance, j'avais l'impression qu'ils ne considéraient pas la question des droits humains comme faisant partie de leurs responsabilités. Ils regrettaient tout ce qui se passe au Qatar mais ils ne sentaient pas de responsabilités de faire changer les choses."
Depuis, la fédération suisse a rectifié le tir, en médiatisant largement l'enquête menée auprès de plusieurs hôtels pour s'assurer du respect des droits humains sur leur lieu d'hébergement. "Ça reste limité", tempère cependant la représentante locale d'Amnesty. Mais toujours mieux que le petit questionnaire de la FFF, réalisé en catimini et avec une efficacité relative.
"Participer ne signifie pas fermer les yeux"
Même sur un dossier comme le brassard "One Love" porté par les capitaines d'une dizaine de pays européens qualifiés pour la Coupe du monde, la FFF a connu un retard à l'allumage. Si le patron de la fédération danoise assure que la "FFF prend toute sa part dans les dossiers de la task-force de l'UEFA", les Bleus se sont fait griller la politesse sur l'annonce groupée, fin septembre. Et depuis, on n'a pratiquement entendu que le capitaine de la sélection anglaise, Harry Kane, sur le sujet. "Je le porterai, que la Fifa l'autorise ou pas", assurait l'attaquant de Tottenham le 11 octobre à Sky Sports (en anglais). Un engagement répété qui contraste avec la prise de parole, jusqu'ici assez timide, de Raphaël Varane, capitaine des Bleus lors des rencontres internationales de septembre : "À Copenhague comme contre l'Autriche, je porterai le brassard 'One Love', c'est un symbole fort. La FFF a été claire sur le sujet. C'est important pour nous tous."
We are uniting with nine other European countries in support of OneLove, a campaign that will use the power of football to promote inclusion and send a message against discrimination.
— England (@England) September 21, 2022
Fin septembre, dans un mail envoyé à franceinfo, le groupe Intermarché, sponsor des Bleus, a appelé de ses vœux "une prise de parole officielle et transparente, comme l'ont fait d'autres fédérations nationales". Comme d'autres sponsors de sélections nationales, la marque peut moduler son engagement autour de l'équipe de France dans ses magasins pour ce Mondial controversé. En Belgique, certains sponsors des Diables Rouges ont tout bonnement décidé de ne pas communiquer du tout sur l'événement.
La 3F s'écharpait avec Amnesty pratiquement au même moment, accusant l'ONG de mener "une campagne de stigmatisation", et arguant auprès de L'Equipe qu'elle "a seulement fait le choix d'agir fermement mais sereinement et respectueusement sur le terrain, plutôt que d'en faire une campagne d'image." La fédération française souligne auprès de franceinfo que "participer ne signifie pas fermer les yeux et cautionner". Elle assure également qu'elle continue de lutter pour obtenir notamment la création d'un fonds d'indemnisation pour les ouvriers morts sur les chantiers du Mondial qatarien, ainsi que pour la mise en place d'un centre d'aide aux migrants qui travaillent toujours dans le pays.
Un dossier finalement devenu prioritaire
Philippe Diallo, numéro 2 de l'instance, a tenté de clarifier la position de la FFF le 4 octobre, en ouverture du forum Think Football : "Nous tentons d'être pragmatiques, d'être efficaces. Notre choix, c'est d'accompagner les évolutions, et pas de boycotter. De faire en sorte, sans arrogance par rapport au pays organisateur, que les évolutions qu'on commence à constater puissent se prolonger." La FFF n'a pas changé de discours et assure, jeudi 13 octobre, demeurer "très vigilante quant au respect des droits de l'homme au Qatar". Elle tient toutefois à souligner "les progrès indéniables et positifs" réalisés par l'émirat depuis l'obtention de l'organisation de la Coupe du monde, en décembre 2010.
En écho, le ministère des Sports, qui a repris le dossier en main, confirme avoir de nouveau demandé à la fédération de prendre "rapidement les mesures permettant de s'assurer que la participation de notre équipe de France à la Coupe du monde au Qatar puisse se faire dans le respect de nos valeurs relatives aux droits de l'homme et à la transition écologique". Signe tangible que le dossier qatarien est bel et bien passé en haut de la pile, la FFF assure à franceinfo qu'une réunion d'information sur les problématiques soulevées par ce Mondial est prévue au début du rassemblement des Bleus, qui s'envoleront mi-novembre pour le Qatar.
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