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"Ablette", entraîneur fort en gueule, businessman... Les mille et une vies de Bernard Laporte

L'actuel président de la Fédération française de rugby a plus d'une corde à son arc. Vraiment.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 19min
Bernard Laporte, alors coach de Toulon, lors du match face à Bordeaux-Bègles, le 5 juin 2016. (BORIS HORVAT / AFP)

Il a été tour à tour agent France Télécom, colleur d'affiches pour Mitterrand, demi de mêlée génial, entraîneur charismatique, homme sandwich pour du jambon, sous-ministre, businessman, casinotier et président de la Fédération française de rugby. Bernard Laporte est plus qu'un self-made-man, c'est un touche-à-tout inspiré qui s'est bâti mille vies. Et qui traîne quelques casseroles en route, dont la dernière en date : le soupçon de trafic d'influence en faveur du président du club de Montpellier. Retour sur un destin hors norme.

"Bâti comme un ver de terre"

De la jeunesse de Bernard Laporte dans sa bourgade tarnaise de Gaillac, on ne sait pas grand chose. Le gamin, "bâti comme un ver de terre" (c'est Odette, sa mère, qui parle), "gaulé comme une ablette" pour son entraîneur de rugby, tâte du ballon rond et son cousin ovale. Un soir, on sonne à la porte familiale. Sur le perron, les dirigeants du club d'Albi, alors en troisième division de football, qui veulent lui mettre le grappin dessus. Sa réponse claque : "Je me plais trop au rugby." Son père, employé chez EDF, lui rêve un destin de fonctionnaire (ce sera France Télécom, en 1983).

Moment marquant de la jeunesse du jeune Laporte, la victoire de François Mitterrand, le 10 mai 1981. Non que le jeune homme ait le cœur à gauche. Mais influencé par ses copains et ses parents, il comprend que "ce soir-là, il s'est passé quelque chose de grand". Bernard Laporte a même collé des affiches pour le candidat socialiste, plus par plaisir de rentrer à 2 heures du matin avec la bénédiction du pater familias que par conviction politique. "Nous nous rassemblons dans la salle des fêtes pour chanter les airs militants, de L'Internationale au Chant des partisans, écrit-il dans un de ses livres. Mes parents sont aux anges. Je suis le mouvement, j'adopte le même sourire béat par mimétisme. Car l'idéologie est un mot qui sonne creux pour moi." Son modèle se trouve aussi à gauche, mais ne rentrera au gouvernement que sous Bérégovoy : "Je rêvais de devenir un Bernard Tapie junior. Son charisme crevait l'écran."

Vu son gabarit, Bernard Laporte se retrouve logiquement demi de mêlée. Vu son caractère aussi, lui qui aboie ses ordres et mène ses troupes à la baguette. Il n'est pas encore officiellement entraîneur, mais en a la gestuelle : un accident de voiture lors de son service militaire a failli le priver de jeu, et l'a poussé à s'intéresser au coaching. Consécration de sa carrière, le sacre de Bègles en finale du championnat de France en 1991.

Deux ans plus tard, les confettis paraissent loin quand Bernard Laporte, devenu entraîneur-joueur, doit motiver un effectif de rugbymen sous-payés dans un club bèglais criblé de dettes. Unique échappatoire, un improbable circuit de rugby à XIII, cornaqué par le milliardaire australien Rupert Murdoch, qui a déjà attiré dans ses filets Jacques Fouroux. Fouroux, ex-demi de mêlée fort en gueule, ex-sélectionneur des Bleus, surnommé "le petit caporal" (comme Bonaparte), est le modèle de Laporte, qui suivra ses pas, le côté napoléonien en moins. 

En survêtement au Fouquet's (ou presque)

Au dernier moment, le destin de Laporte bifurque. Il accepte à contrecœur un rendez-vous à Paris, pour rencontrer Max Guazzini, magnat du showbiz qui vient de s'offrir un Stade français en déshérence. Oubliez la chanson d'Aznavour sur le provincial qui monte à Paris pour voir son nom "en haut de l'affiche", Bernard Laporte y va à reculons. "Il a fallu le convaincre de ne pas s'y rendre en survêtement", souffle un proche. Et de ne pas se garer devant l'hôtel du Bois de Boulogne, où l'ex-impresario de Dalida lui a donné rendez-vous, avec une camionnette des PTT. Contre toute attente, la rencontre entre la petite boule de nerfs à lunettes rondes et Guazzini accouche d'un coup de foudre. La mission est démentielle : transformer un club de troisième division en un cador du championnat de France en trois ans.

Bernard Laporte, alors sélectionneur de l'équipe de France de rugby, pose devant un échiquier, en 2000. (FRANCK SEGUIN / CORBIS SPORT)

Laporte rappelle dare-dare les vieux copains de l'époque béglaise : Vincent Moscato, Serge Simon et Philippe Gimbert, reformant une redoutable première ligne qui y justifiera encore son surnom de Rapetous. Laporte y gagne ses galons de meneur d'hommes et des surnoms évocateurs : le "Kaiser", "Bernie le Dingue" et "Eagle IV" ("Il gueule fort"). L'ambition avant tout. Le franc-parler comme arme. Les ronds de jambe, très peu pour lui. Cet aveu à Libération : "Je suis capable de jouer aux cartes avec un joueur en sachant que, deux heures après, je lui dirai qu’il ne joue pas. C’est dur, c’est la vie."

Cette harangue dans le vestiaire, quelques minutes avant un match décisif face à Oyonnax pour monter en deuxième division : "Si on gagne aujourd’hui, la moitié des joueurs qui sont là ne seront plus là l’année prochaine. Parce qu’on se doit de recruter pour vite faire le pas et remonter." Promesse tenue. L'année suivante, le Stade français renouvelle son effectif à 70% et recrute 17 nouveaux joueurs, en laissant autant sur le carreau, raconte La Dépêche du Midi. Pas d'état d'âme, on vous dit. Trois ans plus tard, son Stade français remonté dans l'élite concède un nul laborieux contre Perpignan, en clôture de la saison régulière. "J'ai menacé de virer toute la première ligne", se souvient Laporte. Cinq semaines plus tard, cette même première ligne lui offre le titre de champion en battant les Catalans en finale.

"Tu es nul, on dirait ma grand-mère"

Bernard Laporte se voue corps et âme au rugby. Son voyage de noces, il l'a passé à Toulon... pour espionner le RCT. La fiction et le lyrisme, très peu pour lui. De son propre aveu, il n'est allé au cinéma que quatre ou cinq fois dans sa vie, voir notamment Trois hommes et un couffin et, plus récemment, Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu ?.

Devenu sélectionneur du XV de France après le Mondial 1999, il continue de coacher en sous-main... le Stade français, dont les joueurs n'ont pas digéré les méthodes du nouvel entraîneur. "Bernard Laporte vient trois ou quatre fois diriger des entraînements pour rassurer les joueurs, raconte Max Guazzini dans son livre Je ne suis pas un saint. Ils se déroulent chez nos amis du Raid, à Bièvres, où nous nous rendons en semant les journalistes. La loi du silence s'impose, Bernard étant entraîneur national. (...) Coïncidence : des CRS toulousains qui étaient logés en ce lieu l'ont reconnu. C'est ainsi que la rumeur a commencé à circuler."  Les Stadistes, officiellement en autogestion, remporteront un nouveau bouclier de Brennus.

Bernard Laporte répond aux journalistes à Clairefontaine (Yvelines), avant le France-Angleterre du Tournoi des six nations, le 28 février 2002. (PATRICK HERTZOG / AFP)

A croire que le management basé sur le bruit et la fureur touche une corde sensible chez les rugbymen : "Il ne parlait pas, il criait ; il ne communiquait pas, il déclamait ! Il s'emballait très souvent, pouvait pourrir un joueur à la mi-temps d'un match", décrit Fabien Pelous, recordman de sélections en équipe de France, dans son autobiographie. "Cela ne le dérange pas de jeter à la gueule d'un joueur à la mi-temps : 'tu es nul, on dirait ma grand-mère'", raconte Mathieu Bastaraud. "Je gueule parce que je les aime, en sourit Laporte. Il y a d'ailleurs des joueurs que je n'ai jamais engueulé et que je n'ai jamais sélectionné."

Thomas Lombard se souvient particulièrement d'un lendemain de défaite face à La Rochelle : "Nous quittons Bernard vers 23h30 après un savon monumental dans un salon de l'hôtel et regagnons nos chambres pour tenter de dormir quelques heures avant le retour à Paris par le train de 8h30. A 5h30, le téléphone sonne dans nos chambres. Bernard nous donne rendez-vous en tenue et avec les crampons dans le hall. Ça sent mauvais. Nous voilà partis en direction d'un terrain d'entraînement, le jour se lève à peine, les corps sont courbaturés de la veille, le 'Kaiser' n'en a cure, il se sent trahi par ses joueurs et va nous le faire comprendre."

Homme-sandwich pour du jambon

A la tête des Bleus, Bernard Laporte développe un jeu de plus en plus basé sur le physique. Le french flair, sacrifié sur l'autel de l'efficacité, c'est "un essai sublime, mais surtout vingt fautes par match". Les envolées lyriques, Laporte les réserve aux documentaires qu'il projette à ses joueurs avant les grands rendez-vous comme le superbe When We Were Kings sur Mohammed Ali. Le mot d'ordre, c'est "pas de fautes, PAS DE FAUTES", comme martelé dans les vestiaires à la pause d'un France-Italie mal maîtrisé, en direct sur France 2. La première et la dernière fois que Laporte autorisera les caméras à filmer les vestiaires.

Les succès s'enchaînent lors du Tournoi des six nations, mais la dynamique se brise un soir d'octobre, sous une pluie battante à Sydney, quand la France, favorite de la Coupe du monde 2003, se noie devant le jeu au pied de l'Anglais Jonny Wilkinson. Après cet échec en demi-finale, Bernard Laporte croit son sort scellé. Aucun signe de la fédération, la démission s'impose. Mais le puissant réseau des Barbarians, cette franc-maçonnerie du rugby, se met en branle. Les deux Serge, Blanco la légende et Kampf le grand argentier, convainquent le "Kaiser" de rempiler à la tête des Bleus.

Le mandat de trop ? Bernard Laporte semble délaisser son rôle de sélectionneur, "trop occupé par ses business annexes" et "ses contrats d'image", l'égratigne Fabien Pelous. Le petit chauve a conscience d'être devenu une marque, qui se monnaye au prix fort. Les jambons Madrange vont jusqu'à allonger 200 000 euros à "Bernie le Dingue" pour qu'il serine à longueur de coupure publicitaire quel est son "jambon star". La fameuse scène des vestiaires de France-Italie devient une publicité pour des nouilles.

Laporte s'est raconté dans sept livres, excusez du peu – même si celui paru en 2007 chez Michel Lafon ressemble beaucoup à celui paru en 2003 chez Robert Laffont, relève Rue89. Laporte développe ses activités d'entrepreneur, se lançant dans une affaire au gré de ses rencontres, sans être forcément très regardant sur le CV de ses associés. "Je suis prêt à m'associer avec qui je veux, même mon dentiste", se défend Laporte dans Le Monde. Ses sociétés ont été perquisitionnées, ses méthodes critiquées – il jouera sur son amitié avec Jean-Louis Borloo pour faire agrandir un de ses campings sur une zone protégée – son nom cité à la page des faits divers.

Le sélectionneur se voit reprocher des amitiés douteuses, comme celle qui le lie à Robert Fargette, cadet d'une fratrie qui a régné sur Toulon dans les années 1980-1990.  En bisbille avec les Perletto, de redoutables caïds du milieu, Fargette trouve asile chez les Laporte à Paris. "Il a vécu des mois à la maison", se souvient Nadine Laporte, sa première femme, dans l'enquête Derrière Laporte du journaliste Michel Biet. Des tueurs à gages retrouvent Robert Fargette à la terrasse d'un café en 2000 et lui expédient quinze balles dans le buffet pour solde de tout compte. Nadine se rend aux obsèques, pas Bernard. Trop sensible. "Avec la fédération, c'est compliqué."

"C'est gentil ta plaisanterie, Nicolas"

A la veille de la Coupe du monde en France en 2007, Laporte possède des parts dans 20 sociétés, et touche dix fois plus en revenus publicitaires qu'en fiches de paye de la FFR, rappelle Mediapart. La binette du sélectionneur s'affiche partout, même sur les produits canins Canicaf. Le contrat arrive à échéance en décembre 2007... trois mois après l'entrée programmée de Laporte au gouvernement. Car celui qui est tombé sous le charme de Nicolas Sarkozy, lors des vacances du médiatique ministre de l'Intérieur en 2002 au bassin d'Arcachon, a tapé dans l'œil du président de la République. "Tous les deux ont un tempérament de fonceur", se souvient dans L'Expansion Yves Foulon, maire (forcément) UMP du cru, qui les a présentés. Laporte fait partie du premier cercle, celui qui a eu son rond de serviette au Fouquet's le fameux soir de la victoire du candidat du "travailler plus pour gagner plus". Douze ans après la rencontre avec Max Guazzini, Bernard Laporte ne s'est pas demandé cette fois s'il fallait enfiler un costume-cravate.

Nicolas Sarkozy et Bernard Laporte posent à Marcoussis (Yvelines), camp de base du XV de France, le 1er novembre 2005. (DAMIEN MEYER / AFP)

La fin en eau de boudin du Mondial 2007 en France – une 4e place décevante – occulte l'exploit en quarts de finale face à la Nouvelle-Zélande. Bernard Laporte arrive fragilisé dans un gouvernement dont l'état de grâce n'a pas duré. L'état-major sarkozyste cornaque aussitôt le nouveau venu, dont la candeur politique pourrait faire des dégâts, en lui choisissant son directeur de cabinet et son conseiller en communication.

Laporte a quand même tenu tête à Sarkozy quand il s'est agi de parler gros sous : "S’il faut vendre mes parts [dans les casinos], je n’entre pas [au gouvernement]. C’est mon avenir, donc c’est gentil ta plaisanterie mais ça va durer deux ans, trois ans, mais pas toute la vie." Le secrétaire d'Etat aux Sports ressort émerveillé des Conseils des ministres, surtout lors du point hebdomadaire du ministre des Affaires étrangères : "J'avais l'impression d'être à l'école, au cours d'histoire géo." Les ministres amateurs de sport lui font passer des petits bouts de papier à travers la longue table ovale, raconte le livre Dans le secret du Conseil des ministres : "Bernard, ce week-end, il y a France-Serbie en foot. Tu y vas ?" Le moment où il a semblé le plus épanoui, c'est aux Jeux de Pékin, quand il a fêté la victoire des rameurs en polo turquoise et bas de survêtement tombant sur ses chaussures de villeVoilà pour le côté pile.

Le "bouseux" devenu président

"Enfant, je me figurais le gouvernement comme une équipe. Soudée, un véritable pack. Sympathique naïveté dont je m'étais départi en grandissant. Mais quand même, je ne m'attendais pas à tout ce que j'ai découvert en devenant secrétaire d'Etat", écrit Laporte dans son livre justement intitulé Un bleu en politique. "Mon accent du Sud-Ouest me rend illégitime", se souvient amer Laporte, qui dézingue (entre autres) Bernard Kouchner qui n'a jamais daigné lui serrer la main. "A ses yeux, je passe pour un bouseux, un rustre, un bouffon."

Il figure en bonne place sur le "mur des cons" installé au siège du Syndicat de la magistrature. Il manque de surface politique pour imposer ses idées à Bercy, et son passage reste surtout marqué par une série de phrases malheureuses. Lors d'un voyage officiel outre-mer : "Je voulais voir les Antilles de vive voix." Ou lors de sa passation de pouvoir avec Rama Yade, peu après avoir démenti être le père de l'enfant de Rachida Dati : "J'ai toujours eu beaucoup de rapports avec toi." Rires dans la salle, et explications vaseuses de celui qui prend la porte. On lui fait miroiter une place sur une liste aux régionales de 2010. Il ne verra rien venir. On souffle son nom pour devenir président du PSG. Il se fait désirer

Désœuvré Bernard Laporte ? Jamais bien longtemps. Moins de quatre ans après son départ du gouvernement, il devient champion d'Europe de rugby avec Toulon. "Si on m'avait dit au ministère que quelque temps plus tard, je deviendrai champion d'Europe, j'aurais demandé : de quel sport ? La belote ?"

"Bernie le dingue" avait prévenu qu'il reviendrait à ses premières amours. "Entraîneur, c'est le plus beau métier du monde", martèle-t-il encore aujourd'hui. A Toulon, Laporte s'allie à Jonny Wilkinson dans ce qui reste le plus bel attelage récent du rugby européen, conclu par trois victoires en Coupe d'Europe. Face à des supporters du RCT peu enthousiastes à l'idée de son arrivée, Laporte ne s'était pas démonté, et avait trouvé une maison en ville plutôt que se réfugier sur les hauteurs, dans l'arrière-pays. "Je veux être au milieu de la ville, la ressentir", lâche-t-il dans le livre L'Equipe raconte Toulon

Bernard Laporte aux côtés du couple présidentiel, lors de la finale du Top 14, le 4 juin 2017 au Stade de France (Saint-Denis). (J.E.E/SIPA)

Conformément à sa promesse, il se lance dans la bataille pour prendre la tête de la FFR, la Fédération française de rugby, en 2016. Une campagne de fourmi, dans des endroits délaissés par les coteries du rugby. Comme à Lisieux, où le maire (UMP, forcément) Bernard Aubril le présente devant 400 personnes comme le manager du "Racing Club de Toulouse", avant de s'excuser : "Je n'y connais rien."

Une campagne digne d'un homme politique, comparable à celle de François Fillon, qui allait enlever le morceau à la primaire à droite. A la fin des échanges à bâtons rompus, des chips et du jus d'orange Paquito, décrit Le Monde. Comme pour mieux rompre avec les us d'une fédération grisée par son projet de grand stade pharaonique. Comme Sarkozy en son temps, Laporte emporte tout sur son passage, arrachant 52% des voix face aux notables de la liste du sortant, Pierre Camou. Et comme Sarkozy en son temps, son état de grâce se brise sur les mauvais résultats (du XV de France), les affaires et les soupçons de favoritisme. 

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