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Qui sont les Barbarians, le club privé qui règne sur les coulisses du rugby français ?

Ils jouent en bleu et blanc avec des chaussettes bariolées. Et ce sont eux qui choisissent le sélectionneur du XV de France... ou presque.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
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L'équipe des Barbarians français, lors d'un match face aux Samoas, à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), le 16 novembre 2013. (THIERRY LARRET / MAXPPP)

Le plus célèbre groupe d'influence du football français, c'est le Variétés Club de France (Jacques Vendroux, Michel Platini et quelques champions du monde 1998). Au rugby, ce sont les Barbarians qui tiennent ce rôle. Un club d'anciennes gloires et d'amis du rugby financé généreusement par le milliardaire et mécène Serge Kampf, fondateur de Capgemini, mort le mardi 15 mars. Retour sur cette véritable franc-maçonnerie de l'ovalie.

"Prière d'apporter ses chaussettes"

Les Barbarians, c'est un peu les Harlem Globetrotters appliqués au rugby. Un alliage hétéroclite d'anciennes gloires, et de jeunes prometteurs, avec comme souci de s'amuser et d'envoyer du jeu. En 1979, les Français créent la déclinaison française de ce concept né en Angleterre au XIXe siècle. Au départ, c'est un club fermé, composé des redoutables vainqueurs du Grand Chelem 1977, qui dispute un match par an ensemble, comme au bon vieux temps. Une joyeuse bande, qui adopte le maillot à rayures blanc et bleu des Barbarians, tout en demandant à chacun d'amener ses chaussettes de club. Cette particularité est devenue... la bio Twitter de l'équipe : "Club de rugby sur invitation uniquement. Prière d'apporter ses chaussettes !"

Les Barbarians s'ouvrent à d'autres personnalités, pas forcément taillées comme un troisième ligne, qui partagent l'amour du ballon ovale. A commencer par Serge Kampf, qui s'est frayé un chemin dans le cercle de l'équipe de France. En 1987, lors d'un banquet à la table des Bleus, il offre sa montre à Serge Blanco, l'arrière vedette de l'équipe. Pas n'importe quelle tocante : une Patek Philippe à 60 000 francs (9 000 euros). Blanco refuse, gêné. Qu'à cela ne tienne. Quelques semaines plus tard, Kampf invite le sélectionneur Jacques Fouroux à déjeuner chez lui, à Grenoble (Isère), pour établir une liste de toutes les personnes à qui il faut faire un cadeau pour ne pas gêner Blanco : 150 personnes recevront la fameuse montre de luxe, raconte le livre L'Argent secret du rugby (éd. Plon). Parmi lesquelles Serge Blanco, donc, ou encore Bernard Lapasset, président de la fédération française de 1991 et 2008. Ce qu'on a appelé la "confrérie de la montre".

A chaque sélection, une petite enveloppe

Les rangs des Barbarians grossissent, et pas uniquement dans la section rugby que Serge Blanco intègre naturellement. Nul besoin d'envoyer son CV. On se coopte entre gens de bonne compagnie. Ainsi, le journaliste Jacques Chancel ou le cuisinier Guy Savoy entrent dans le cénacle dont l'établissement Chez Castel, haut lieu de la vie parisienne, est le quartier général.

Et le rugby dans tout ça ? Les Barbarians dépassent leur rôle d'amicale d'anciens et deviennent une antichambre officieuse de l'équipe de France : le jeune Thomas Castaignède, 18 ans, y débute après... trois matchs chez les professionnels. Il n'enfilera que deux ans plus tard, en 1995, son premier maillot frappé du coq. 

On se bouscule toujours pour participer aux matchs des Barbarians. Denis Charvet, sélectionneur de cette joyeuse bande, raconte au Midi Olympique que certains ont consenti de gros sacrifices pour revêtir la tunique bleue et blanche : "Hervé Le Bourhis a préféré annuler au dernier moment ses vacances en Islande avec sa femme pour venir jouer avec nous !" Un temps, c'était rémunéré. "J'ai reçu, comme tout le monde, une enveloppe avec du cash, raconte le Rugbyman masqué dans son livre. Les primes chez les Barbarians ont fini par être supprimées car certains ne venaient que pour ça." Il reste quand même un séjour dans un hôtel cinq étoiles, avec une enveloppe pour s'amuser à la roulette du casino le plus proche, raconte le journaliste Alain Gex dans son livre Sexus Rugbysticus (éd. Robert Laffont).

La main invisible du rugby français

Parallèlement à l'équipe de rugby, l'association des Amis des Barbarians se constitue en 2007, rassemblant sportifs et chefs d'entreprise. On la trouve depuis 2010 au Rugby Club, situé à deux pas de l'Arc de Triomphe, à Paris. Moyennant un droit d'entrée de 1 000 euros et une cotisation annuelle de 500, ils disposent d'un lieu qui leur est exclusivement réservé, ouvert de 9 heures à minuit, décrit Le Monde. Cofondateur de l'association, Bernard Laporte a mis 12 500 euros au pot. Un renvoi d'ascenseur.

Car le sélectionneur chauve à la marionnette aux Guignols de l'info doit son maintien en poste aux Barbarians. Après la Coupe du monde 2003, achevée sur une défaite rageante sous la pluie de Sydney contre l'Angleterre en demi-finale, Laporte, ne recevant aucun signal du président de la fédération, croit son sort scellé. Les deux Serge – Blanco et Kampf –, favorables à son maintien, trouvent les mots pour le faire continuer... et convainquent le président de la Fédération française de rugby, Bernard Lapasset, de prolonger l'aventure avec Laporte, raconte Denis Charvet au Midi Olympique.

Skrela, Laporte, Saint-André et même Novès

De gauche à droite : Serge Blanco, Serge Kampf, Jean-Pierre Rives, Bernard Lapasset (debout) et Eric Champ, lors des obsèques de Jacques Fouroux, à Auch, le 21 décembre 2005. Ils portent une cravate bleue et blanche aux couleurs des Barbarians. (MAXPPP)

Il se murmure qu'aucune décision importante durant le mandat de Bernard Lapasset (1991-2008) n'a été prise sans l'aval des Barbarians. Pierre Berbizier, sélectionneur entre 1991 et 1995, mais nommé avant l'arrivée de Lapasset aux affaires, était conscient d'avoir échappé de peu à la toute-puissance des "Baa-Baas" : "L’idée, je l’ai su après, c’était que je reprenne l’équipe de France un an pour laisser à chacun le temps de s’organiser, écrit Berbizier dans son livre Les Vérités du terrain (éd. Privat). Il y avait eu un vague consensus sur mon nom. J’allais assurer l’intérim pendant un an et après ils placeraient un de leurs hommes. L’homme des Barbarians, ce devait être Skrela."

Devinez comment s'appelle le sélectionneur qui succédera à Berbizier après le Mondial 1995 ? Jean-Claude Skrela, imposé par les Barbarians à Lapasset qui lui préférait un autre candidat. Plus récemment, Philippe Saint-André a été intronisé avec l'aval du puissant lobby. Mourad Boudjellal, le président toulonnais, ironisait dans L'Equipe en 2013 sur le fait que Saint-André et son staff réalisaient la synthèse des différentes chapelles du rugby tricolore : "PSA s'est bien entouré. Il s'est mis les Barbarians dans la poche. (...) C'est le roi de la politique." 

Le casse-tête de l'anniversaire de Kampf

Les choses ne se font pas toujours de façon aussi feutrée. Pour fêter ses 80 ans, en octobre 2014, Serge Kampf organise une grande fête à Rio (Brésil). Qui tombe un week-end, donc pendant une journée de Top 14. Guy Novès ou Raphaël Ibanez, deux des prétendants au poste de sélectionneur du XV de France, envoient un mot d'excuse. Pas Fabien Galthié, qui laisse son équipe de Montpellier à son adjoint pour sauter dans un avion.

Montpellier affrontait Toulon ce jour-là et le coach toulonnais Bernard Laporte – qui lui aussi a décliné l'invitation – ne se prive pas pour tancer son collègue sur RMC : "Il n’est pas fou Galthié, il est allé là-bas car il y avait les décideurs du rugby français. Il a envie de remplacer Saint-André. Il faut dire les choses comme elles sont. Il faut aller au bout de l’égoïsme. Dieu sait que je suis un défenseur de Galthié et que je le resterai. Mais là, je ne peux cautionner son attitude." C'est finalement Novès – candidat des Barbarians, sondé en 2007, choisi en 2011 avant de décliner le poste – qui enfile le costume de sélectionneur.

Une institution sur le déclin ?

Reste qu'on peut se demander si Novès n'aurait pas été choisi, soutien des Barbarians ou pas. On dit l'influence de l'organisation déclinante. Emile Ntamack, membre de ce club fermé, confirme au Journal du rugby : "A une époque, c'est vrai, (...) les dirigeants des Barbarians avaient un droit de regard sur les affaires du rugby français. Mais aujourd'hui, leur influence a considérablement baissé car entre-temps la Ligue a été créée et du coup, on les écoute moins." Jean-Pierre Rives, totem du rugby français – il distribuait les maillots dans les vestiaires lors de la finale de 2011, et une de ses citations ornait le col du maillot cru 2015 – nie toute volonté de régner dans l'ombre sur le rugby français : "Nous ne sommes ni un contre-pouvoir, ni des larbins affiliés à la FFR. Notre action n'est pas politique." 

La mort de Serge Kampf va-t-elle ternir le prestige des Barbarians ? A court terme sans doute pas, la FFR prenant en charge une grande partie des frais de fonctionnement de l'institution. Mais les petits extras vont sans doute disparaître, prédisait Michel Palmié, vainqueur du Grand Chelem 1977, dans le Midi Olympique en 2014 : "Les 'Baa-Baas' n'auront plus le même train de vie. Du temps de Serge, c'était hôtel cinq étoiles et vie XXL. Certains Barbarians vivaient un peu sur la Lune." Et il manquera sans doute un homme de chiffres pour amener un peu de discipline dans cette joyeuse confrérie : "Les Barbarians ? Ils ne sont pas adultes, fustigeait Kampf dans la biographie que lui a consacrée Tristan Gaston-Breton, Le plus secret des grands patrons français (éd. Tallandier). Les problèmes ne sont pas résolus, les ordres du jour pas respectés, les convocations jamais envoyées ou alors trop tard. Ils seraient morts depuis longtemps si je n'étais pas là." Désormais, Serge Kampf n'est plus là.

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