Coupe du monde de rugby : l'émergence contrariée du rugby africain
A son arrivée à l'aéroport de Ouagadougou, il a fallu un peu d'aide à Antoine Yaméogo pour rassembler ses bagages. "J'avais cinq valises pleines !", sourit ce rugbyman au club de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) et pilier de la sélection burkinabé. "Du matériel, des équipements, des ballons, récupérés à droite à gauche auprès de copains… Vous croyez qu'il y a un Go Sport ou un Décathlon ici ?" Ce commercial en informatique à la ville est l'un des rares joueurs des Etalons à venir de France, et a pris des responsabilités à la Fédération de rugby du Burkina Faso pour développer son sport dans son pays. Le chantier est de taille : "On joue toujours sur des terrains de foot. On se débrouille pour rajouter des morceaux de bois au-dessus des buts pour faire le 'H'. C'est du bricolage", soupire-t-il. Comme une métaphore de l'état du rugby africain.
La face émergée de l'iceberg, c'est l'Afrique du Sud, championne du monde en titre. Tous les quatre ans, le fan de rugby lambda redécouvre l'existence de l'équipe de Namibie, adversaire des Bleus jeudi 21 septembre au stade Vélodrome de Marseille. Pour le reste, à part les participations épisodiques du Zimbabwe (en 1987) et de la Côte d'Ivoire (en 1995) à la Coupe du monde, c'est le désert, ou presque. "On a clairement loupé le train du professionnalisme", déplore Mohamed El Maatouk, directeur technique national (DTN) du rugby marocain. "Je dirais même qu'on a perdu 20 ans. Dans les années 1990, le Maroc rencontrait régulièrement de bonnes équipes européennes, la Géorgie, l'Espagne, la Roumanie… Depuis le développement de Rugby Afrique [la confédération continentale] au début des années 2000, on s'est renfermé sur nous-mêmes, ce qui a entraîné une baisse de niveau, faute de pouvoir nous confronter aux meilleurs."
"La cour des miracles"
Qui a participé de près ou de loin aux joutes nationales en Afrique aura forcément une anecdote. Paysagère : "On était allé jouer au Cameroun sur un terrain dont les lignes avaient été tracées à la craie", sourit l'ancien international sénégalais Yogane Correa. Physique : "Lors d'un match au Zimbabwe, lors d'une échauffourée, des spectateurs étaient venus prêter main forte à leurs joueurs en sautant sur le terrain", continue le même. Douloureuse : "Ah, ce trajet de 18 heures de bus sur des routes défoncées entre Ouagadougou et Niamey…", s'amuse Antoine Yamaéogo.
Dans le genre sanguinolent, Thierry Barbe, ancien sélectionneur du Burkina Faso entre 2017 et 2018, a même cru perdre un joueur, qui s'était retrouvé momentanément tétraplégique après un choc lors d'un match face au Niger. "Je ne vous raconte même pas l'état de la salle des urgences traumatologiques de l'hôpital de Niamey. Treize mètres sur treize, des brancards partout, à ma gauche, un gamin avec un bras arraché, de l'autre, un petit garçon avec une fracture ouverte. La cour des miracles… Ça a été une histoire pas possible pour qu'on trouve un scanner. Et il a fallu que je rameute les amis pour qu'on se cotise pour payer l'opération."
Le ballon ovale peine encore à séduire sur un continent où le foot est roi. Localement, certains sports le relèguent encore plus bas dans la hiérarchie, comme la lutte au Sénégal. Des exceptions existent tout de même. "J'atterris à Madagascar, il est 5 heures du matin, j'attrape un taxi pour trouver un hôtel en centre-ville, décrit l'ancien international tricolore "Jeff" Tordo. Et là, je vois des dizaines de gamins jouer au touch rugby [une variante sans contacts violents] sur du béton. C'est comme ça que j'ai découvert que le rugby était le sport roi à Madagascar... Juste derrière la corruption, malheureusement", soupire celui qui y a fondé l'association humanitaire Pachamama, qui sort les enfants de la misère par le rugby.
Rares sont les fédérations qui peuvent compter sur les pouvoirs publics pour développer leur sport. "La fédération burkinabé tourne avec un budget de 30 000 euros. Forcément, on ne va pas très loin avec ça", soupire Antoine Yamaéogo. Les sponsors privés relèvent de la chimère une fois descendu au-dessous du Sahara. "C'est culturel, soupire Yogane Correa. Les entreprises locales ne donnent pas, car elles n'ont pas confiance dans l'utilisation des fonds. Les seuls sponsors sont les boîtes dirigées par des Français, comme [le cimentier] Sococim au Sénégal." Et ce ne sont pas les subsides de la fédération internationale World Rugby qui vont changer la donne : quand chaque nation européenne reçoit 4,5 millions d'euros par an, le continent africain doit se partager 2 millions d'euros, comme l'a révélé la Deutsche Welle. A presque quarante.
Plans B et système D
Vous ne serez pas surpris d'apprendre que nombre de joueurs de sélections africaines posent des congés pour participer à des matchs internationaux. Quant au paiement des primes de match, ça relève souvent du folklore. "On nous payait en dollars, se rappelle Mohamed Boughalem, ancien international marocain expatrié en France. Mais les dirigeants refusaient de payer les joueurs restés au pays autant que ceux qui jouaient à l'étranger. Genre, 'avec 30 dollars, t'es le roi du pétrole au Maroc'. Vous pensez bien qu'on s'y est opposés… et on a fini par être tous payés la même somme." Quelques centaines de kilomètres plus au sud, au Burkina-Faso, Thierry Barbe se souvient que les primes de matchs servaient à acheter des chaussures. "Et des chaussures de foot, en plus ! Même pas de la bonne qualité. Faute de mieux."
Pas d'argent, pas d'équipements, pas de terrain, pas de sponsor… et pas de match. L'équipe du Burkina Faso va ainsi passer 2023 et 2024 sans match officiel, et à l'exception de deux gros stages au Zimbabwe et au pays. Certains joueurs locaux se retrouvent désœuvrés. "Ils n'ont pas accès une salle de musculation, et ne peuvent pas se nourrir comme un sportif de haut niveau", se désole Antoine Yamaéogo. Bien souvent, les championnats locaux sont organisés de bric et de broc. Au Sénégal, il compte une demi-douzaine de clubs… pour "un terrain et demi", décrit Cédric Paniagua, président du club dakarois de S'en fout le score jusqu'à l'an dernier. "Et ce terrain se trouve sur la base militaire. Donc on se retrouve parfois à jouer sur sable, ce qui ne va pas sans poser problème niveau sécurité. Imaginez un pilier qui s'enfonce la tête dans le sable sur une mêlée…"
En dix-huit mois passés au sein du staff de la sélection algérienne, l'ancien international tricolore François Gelez nourrit le regret de "ne jamais avoir disputé un match en Algérie. La plupart des rassemblements se faisaient en France, pour d'évidentes raisons logistiques." Ce qui n'est pas forcément gage de conditions de niveau internationales, peste le DTN marocain Mohamed El Maatouk. "J'ai encore honte d'un tournoi organisé à Toulouse, où tout ce que l'on avait pour nourrir les joueurs, c'était des couscous préparés par des mamans… Les gars dormaient sur des lits superposés."
Un plafond de verre difficile à briser
Le tournoi de qualification des équipes africaines pour le Mondial s'est ainsi déroulé... à Marseille. Pour le deuxième ligne namibien Pieter-Jan van Lill, qui dispute le Mondial, c'était une excellente nouvelle : "On était sûr qu'on ne tomberait pas dans un traquenard, que le terrain serait le même pour tout le monde." Pour le tout nouveau patron de Rugby Afrique, c'est un désaveu, "une mauvaise publicité pour l'Afrique, (…) une grosse erreur, qui ne se reproduira pas", assure-t-il dans une interview sur RFI. Lors de ce tournoi, l'équipe d'Algérie a fait sensation, en passant près de la qualification. "Ils ont initié une stratégie intéressante pour décoller très vite, illustre François Gelez. Le championnat n'a été créé qu'il y a une dizaine d'années, donc ils sont allés puiser dans le vivier des binationaux pour constituer rapidement une équipe première compétitive." Il suffit d'une grand-mère née sur le sol algérien pour avoir le droit de porter le maillot des Lions. D'où la présence des frères Caminati, bien connus des suiveurs du Top 14, sous le maillot blanc. "Et en parallèle, ils ont beaucoup investi dans la formation pour développer la génération d'après".
Le plan algérien ne s'est pourtant pas déroulé sans accroc. "En se qualifiant pour le Mondial en France, on aurait affronté les Bleus à Marseille, ç'aurait été un incroyable coup de projecteur", soupire le président de la fédération, Sofiane Ben Hassen. Le rêve algérien s'est fracassé sur le Kenya en demi-finale du tournoi de qualification africaine. Car il n'existe qu'un seul ticket pour les 37 sélections du continent – hors Afrique du Sud. "C'est bien trop peu, peste Sofiane Ben Hassen. Pourquoi ne pas élargir à 24 pays [contre 20 actuellement, formule gravée dans le marbre depuis 1999] ? Ce serait une vraie Coupe du monde. Et ne me dites pas que ça accroîtrait les écarts de niveau : l'Irlande a bien collé 80 points à la Roumanie dans la formule actuelle."
Le souvenir de l'ailier ivoirien Max Brito, devenu tétraplégique après un choc lors d'un match face aux Tonga lors du Mondial 1995, demeure dans tous les esprits au moment d'évoquer un élargissement de l'élite mondiale à des équipes africaines moins aguerries. "On a besoin d'avoir plus de joueurs aguerris dans les grands championnats", pointe l'ancien n°8 d'Albi, Yogane Correa. "Pourquoi ne pas créer, sur le modèle de ce qui se fait aux Fidji, des antennes de clubs professionnels pour former directement les meilleurs éléments sur place avant de les envoyer dans l'Hexagone ?"
Au Sénégal, ce modèle existe déjà… pour le football, avec des clubs comme Metz, qui ont carrément investi dans une académie localement. "Et ça marche presque trop bien, pointe Cédric Paniagua, ex-dirigeant du club dakarois S'en Fout le score. Au club, on avait un ailier doué et rapide, qui a fini par céder aux sirènes du ballon rond." A moins qu'une autre forme de ballon ovale, qui nécessite moins de joueurs, de matériel et de gabarits spécifiques, finisse par s'imposer en Afrique : le rugby à sept avec ses matchs de 10 minutes et ses tournois qui ne dépassent pas trois jours. Thierry Barbe acquiesce : "C'est ça, la chance pour ce continent."
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