: Récit Coupe du monde de rugby : l'ère Galthié, ou comment le XV de France est passé de l'âge de glace à l'état de grâce
C'était comme si une météorite avait frappé le sol du rugby français. Il ne restait plus rien, ou presque. Depuis des années, le XV de France vivait sur son nom mais c'était une coquille vide. Malgré quelques sursauts, et une finale de Coupe du monde 2011 sortie des limbes, le dinosaure bleu se mourait. Le jeu tombait en capilotade et les résultats étaient en voie d'extinction. Et puis Fabien Galthié, tel le premier homo sapiens, a montré que l'on pouvait se redresser. Il n'a certes pas inventé le feu, mais il aura, en moins de quatre ans, montré la lumière.
La quadrature du cercle
Pour mesurer l'étendue du chemin accompli de 2019 (si l'on tient compte de l'arrivée de Fabien Galthié en tant qu'adjoint de Jacques Brunel lors de la Coupe du monde cette année-là) à 2023, il existe un bon indicateur. Le meilleur peut-être. Ce dernier se nomme Eddie Jones. En 2020, l'Australien est le sélectionneur du XV de la Rose et il ne se prive pas de vomir sa morgue habituelle à la face des Bleus, juste avant le début du Tournoi des six nations. "Les jeunes Français n'ont jamais été confrontés à l'intensité avec laquelle nous allons jouer", lance-t-il, entre autres amabilités, pour souhaiter la bienvenue au débutant Galthié et à sa bleusaille.
Quatre ans plus tard, l'arrogant fait désormais profil bas. "Je suis sûr que Fabien n'a pas besoin de mes conseils pour battre les All Blacks", déclarait celui qui est désormais à la tête d'une Australie surclassée par les Tricolores il y a quelques semaines. La boucle est bouclée, et le XV de France s'est racheté une respectabilité. Même aux yeux de ses pires ennemis anglais. C'est dire. La Perfide Albion, comme son ex-sélectionneur, peut également servir de marqueur temporel. Entre ce premier match du Tournoi 2020 (victoire de la France 24-17), et le dernier en date (succès historique des Bleus à Twickenham 10-53), la Rose a eu le temps de voir le coq la piétiner de ses ergots à nouveau tranchants.
D'autant que le voisin honni n'a pas été le seul à se faire calciner par le phénix bleu. La Nouvelle-Zélande (40-25), en novembre 2021, et l'Afrique du Sud (30-26), un an plus tard, ont appris à leurs dépens que la France était bien de retour sur le grand échiquier mondial. La statistique est claire : de 2012 à 2019, les Bleus ont encaissé 21 défaites en 23 matchs contre les trois nations de l'hémisphère Sud championnes du monde (Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, Australie). Depuis 2021, le bilan s'est inversé : cinq victoires en sept rencontres. Jadis simple pion que l'on pouvait renverser d'une chiquenaude, la France est devenue reine. Il ne lui fallait qu'un dernier coup de maître pour faire échec et mat. Il arrivera à la fin de l'hiver 2022.
Sevrés de titres internationaux depuis 2010, les Bleus ont retrouvé de l'appétit. Après deux deuxièmes places au Tournoi des six nations en 2020 et 2021, ils brisent enfin leur plafond de verre en signant un Grand Chelem libérateur l'année suivante. Euphoriques, ils enchaînent à cette période une série record de 14 matchs sans défaite et accèdent même, le 11 juillet 2022, à la première place du classement World Rugby pour la première fois de leur histoire. Seule l'Irlande, cette saison, parviendra à briser cette série ainsi que les rêves de double Grand Chelem.
Le temps du dégel
Une nouvelle fois dauphins au classement du Tournoi 2023, les Bleus ont prouvé qu'ils ne craignaient plus de nager au milieu des requins. "Ses joueurs sont en confiance, ils n'ont plus peur de l'erreur", observe Vincent Clerc. Le consultant France Télévisions est également aux premières loges pour souligner que la grande force de ce nouveau sélectionneur est de savoir déléguer : "Dès le départ, il a su laisser ses hommes prendre leurs responsabilités".
La fin de cette édition 2023 a marqué celle des matchs officiels sous Galthié avant le début de la Coupe du monde. Son bilan est plus qu'élogieux puisque, depuis qu'il en a pris les commandes, le XV de France a remporté 28 de ses 35 matchs. Soit un ratio de 80% de succès qui le place loin devant ses prédécesseurs Daniel Dubroca (71% de 1990 à 1992), Jean-Claude Skrela (65% de 1995 à 1999), Bernard Laporte (63% de 1999 à 2007) et Marc Lièvremont (60% de 2007 à 2011). Conséquent au regard du bilan de ces anciens sélectionneurs, le fossé devient franchement abyssal si on le compare aux deux derniers prédécesseurs en date de l'ancien demi de mêlée : Jacques Brunel (43% de 2018 à 2019) et Guy Novès (33% de 2015 à 2017). Il n'est pas emphatique de dire que Fabien Galthié a su reconstruire un avenir sur des ruines. Mais comment a-t-il pu insuffler la vie à cette équipe catatonique ?
"On ne rattrapera pas les autres si on les copie. Ce que j'ai proposé au staff, c'est de couper à travers champ et de fabriquer notre propre modèle, analysait-il lors d'une conférence de presse en mars 2022. On ne joue pas comme les Anglo-Saxons. Nous sommes des Latins, des Français, des Gaulois". Devenus presque irréductibles. Pour résister à l'envahisseur, le druide Galthié n'a pas eu besoin de potion magique. Simplement des idées, et les moyens de les concrétiser. Quitte à parfois heurter.
Entre Kasparov et la NASA
Sa patte est à la fois douce et griffue. Protecteur sans être paternaliste avec ses joueurs, il n'a pas besoin de hausser le ton pour être entendu. Et une simple phrase peut lacérer le dos d'une ouaille qui aura osé braver son autorité. "Il peut être dur, cassant", confie l'ancien arrière parisien Raphaël Poulain à Ouest-France [article payant]. Une froideur qui lui a souvent été reprochée. "C'est un joueur d'échecs, c'est Kasparov", relatait Mourad Boudjellal l'ancien président de Toulon dans les colonnes du Parisien en 2019. "Mais ce n'est pas un gestionnaire d'humains. Il ne faut pas oublier que l'on gère des hommes, pas des robots". Ce que confirme, à sa manière, l'ancien arrière des Bleus, Jean-Luc Sadourny, son ancien coéquipier à Colomiers, dans 20 minutes : "Fabien est toujours dans la perfection. Il se focalise sur les détails. Et quand vous lui dites 'bonjour', c'est la NASA. Il vous analyse déjà".
La méthode s'est accompagnée de grincements de dents mais les bruits de ces derniers ont été étouffés par les cris de joie après les victoires. D'autant que Fabien Galthié, d'abord regardé avec défiance du côté de la Fédération car n'étant pas du sérail, a su obtenir d'elle les pleins pouvoirs. Jamais avant lui, un sélectionneur n'avait pu bénéficier d'un staff aussi fourni et spécialisé, de listes de joueurs aussi élargies (42 par rassemblements), ou de conditions de stage aussi favorables. Homme de peu de mots, il a su trouver les bons pour se créer les conditions du succès.
"Le fait d'être une équipe pluri-systèmes permet aux Bleus de trouver des solutions à chaque fois. Cette équipe sait s'adapter à toutes les situations, c'est ce qui fait sa force."
Vincent Clerc, ancien international tricoloreà franceinfo: sport
Sur le pré, ses résultats et son aura d'ancien meilleur joueur du monde, en 2002, posent des bases sur lesquelles il empile, inlassablement, une science du jeu toujours évolutive. Sous son ère, l'équipe de France est devenue ce qu'elle n'a jamais véritablement été, une "tueuse" dans les 22 mètres adverses. Elle n'est plus, également, cette formation au jeu parfois monolithique, privée de plan B quand le A ne fonctionne pas.
"Le rugby est un sport de combat. Si tu lâches, tu ramasses", rappelle-t-il souvent en guise de mantra. S'ils ne s'accrochent plus à la conception romantique de french flair, ses hommes sont passés maîtres dans l'art de la dépossession et ils punissent les opposants grâce à une "caisse" physique enfin à la hauteur de leurs aspirations.
À ce titre, c'est également sous son quadriennat que l'on a vu apparaître de nouveaux vocables, comme les "entraînements à haute intensité" ou "équipe premium", ce dernier terme étant depuis tombé en disgrâce. Et pour cause : pour désigner ceux chargés de plier l'affaire quand les organismes couinent, Galthié ne parle plus de "remplaçants" mais de "finisseurs". Au-delà de la finesse sémantique, cette appellation traduit bien le message que le sélectionneur entend faire passer : le XV ne fait qu'un. Un axiome également valable devant les médias où le patron fait rarement des vagues, quitte à passer pour un robinet d'eau tiède qui déverse sempiternellement les mêmes éléments de langage.
Se plaçant ainsi volontairement en retrait de toute controverse, il laisse le rôle de porte-flingue occasionnel à Raphaël Ibanez. Mais surtout, le natif de Cahors n'a jamais varié d'un iota dans son discours, quand bien même les victoires auraient pu l'enivrer. Jamais une once de suffisance n'aura perlé au travers de déclarations toujours empreintes d'une grande humilité. Une vertu que Galthié s'est échiné à transmettre à ses joueurs, qu'ils soient cadres ou de passage.
"Galthié a su créer une émulation vers le haut. Tout le monde a envie d'appartenir à cette équipe de France."
Vincent Clerc, 67 sélections et 34 essais inscrits avec les Bleusà franceinfo: sport
Entre ces deux catégories, Fabien Galthié n'a jamais fait de distinguo, les traitant avec la même déférence, tout en puisant inlassablement dans le vivier de jeunes champions du monde U20 pour les incorporer à son XV évolutif. Certes, les rares contempteurs du sélectionneur pourront toujours mégoter sur le fait qu'il a bénéficié d'une génération exceptionnelle. Mais le talent de Galthié aura été de ne pas gâcher celui de ses joueurs. D'abord en nommant successivement deux capitaines d'exception, Charles Ollivon puis Antoine Dupont.
Deux leaders aux profils et aux personnalités différents mais parfaits relais du coach sur le terrain. Puis en lançant en orbite des joueurs quasi inconnus, aux parcours souvent atypiques, ses fameux "ovnis" (Flament, Villière, Jaminet ou plus récemment Bielle-Biarrey, Gailleton, Boudehent). "Il a su fédérer quelque chose qui va bien au-delà du terrain", s'enthousiasme Vincent Clerc.
Avant de n'en retenir que 33 pour la Coupe du monde, l'homme aux imposantes lunettes (un choix pratique plus qu'esthétique, "je les casse tout le temps, il m'en fallait des solides pour faire du sport") a scruté 79 joueurs dont 49 néo-capés durant son mandat. Un total impressionnant mais très loin de l'image d'un savant fou dans son laboratoire de Marcoussis, mixant les éprouvettes au petit bonheur la chance. Tout est étudié, calculé, planifié. Et, le 28 octobre prochain, jour de la finale de la Coupe du monde, l'expérience chimique pourrait aboutir à une explosion. De joie.
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