Face au risque de voir "de grandes nations disparaitre", World Rugby publie un rapport sur le climat "en contradiction avec le sport-spectacle"
"C'est une première dans le monde du sport", se félicite Maël Besson. Spécialiste de la transition écologique, il a participé, au sein de l'agence Sport 1.5, à l'étude "Rugby et changement climatique : les impacts d'un monde à +2°C sur le rugby", publiée par la fédération internationale World Rugby, mardi 4 juin. Ce rapport doit permettre aux instances internationales de se préparer aux conséquences du dérèglement climatique, mais aussi d'accélérer les efforts vers un sport plus respectueux de l'environnement, dans la lignée de la "Stratégie Environnementale 2030" lancée en 2022.
Seulement, cette étude intervient moins de deux ans après l'intégration de cinq clubs sud-africains aux compétitions européennes, et quelques mois après l'annonce de la création de la Nations Cup, qui réunira 24 équipes nationales tous les deux ans, démultipliant les voyages entre l'hémisphère nord et l'hémisphère sud. "Nos modèles d'évènements et d'organisation de championnats entrent en contradiction avec nos objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre", reconnaît Maël Besson.
Un avis partagé par Aurélien François, chercheur à l'université de Rouen sur les questions de responsabilité sociale des organisations sportives : "Il y a une incompatibilité forte à vouloir augmenter, par exemple, le nombre d'équipes participantes à une compétition et en même temps déclarer réduire son empreinte carbone. J'ai du mal à imaginer comment c'est faisable."
Un "scénario optimiste" déjà alarmant
Avant d'aborder les recommandations écologiques, le rapport, publié par World Rugby, identifie six risques climatiques susceptibles d'affecter plus ou moins les dix pays étudiés : inondations des stades, fortes précipitations et crues soudaines, températures élevées (plus de 35°C), sécheresses, forte humidité, vents puissants et cyclones.
Dans ce scénario, chaque année, l'Afrique du Sud devrait subir 15 jours de forte chaleur supplémentaires, cinq des principaux stades néo-zélandais pourraient être submergés, un tiers des 111 stades étudiés dans le monde sera exposé à des phénomènes cycloniques et tous les pays s'exposent à des sécheresses et des crues plus nombreuses.
"On a des grandes nations du rugby, comme les Fidji [11es au classement World Rugby masculin], dont le territoire va disparaître avec la montée des eaux et le changement climatique", alerte Maël Besson. Les archipels du Pacifique, terres centenaires de rugby, sont parmi les territoires les plus exposés au dérèglement climatique. Les capitales Apia (Samoa, 14es au classement World Rugby) et Nuku'alofa (Tonga, 15e) sont situées sur le littoral, à moins de cinq mètres au-dessus du niveau de la mer, et les îles Fidji font face à des catastrophes naturelles de plus en plus violentes et fréquentes.
"Ce n'est que le scénario à +2°C, donc le plus optimiste, dans le cas où on respecte l'accord de Paris. Ce sont des hypothèses plutôt conservatrices. Actuellement, on est plutôt sur une trajectoire qui nous amène à un réchauffement bien plus important que celui qu'on a pris sur le rapport."
Maël Besson, spécialiste de la transition écologique pour Sport 1.5,à franceinfo: sport
D'autres problématiques inquiètent : "Il y a la question de l'augmentation des périodes de sécheresse, qui va rendre l'entretien des pelouses compliqué", indique celui qui a aussi travaillé avec le ministère des Sports et le WWF. "C'est particulièrement problématique dans le rugby, où on a besoin d'une élasticité de la pelouse pour amortir les chocs, les plaquages... Si on a une pelouse trop sèche, on augmente l'accidentologie et on ne peut plus pratiquer." En 2022-2023 déjà, 350 matchs ont été annulés ou décalés en France à cause des conditions climatiques, selon la Fédération française de rugby.
Un modèle sportif "en contradiction" avec les objectifs écologiques
World Rugby n'hésite pas à s'imposer des objectifs chiffrés, notamment via son plan "Stratégie Environnementale 2030", lancé il y a déjà deux ans. Avec des annonces plus ou moins concrètes : "appliquer les principes de l'économie circulaire", "réduire de 80 % d'ici à 2027 les articles à usage unique", "réduire l'empreinte carbone des évènements d'au moins 50 % d'ici à 2030"...
Pourtant, cinq équipes sud-africaines ont intégré la même année les compétitions européennes, et World Rugby a validé récemment la création de la Nations Cup, qui réunira 24 équipes nationales des deux hémisphères tous les deux ans à partir de 2026. "C'est complètement antinomique par rapport aux déclarations liées à la diminution de l'empreinte carbone", tranche Aurélien François.
Un match international entre deux équipes éloignées émet environ quatre fois plus de tonnes équivalent CO2 qu'un match national, d'après le rapport "Décarbonons les stades" du Shift Project. "65 % de l'empreinte carbone des manifestations sportives vient du déplacement des spectateurs", acquiesce le docteur à l'université de Rouen.
"Mathématiquement, autant de transport aérien ne rentre pas dans les limites planétaires et entre en contradiction avec les objectifs d'atténuation et la survie-même de la pratique sportive, regrette aussi Maël Besson. On est encore dans le modèle du sport-spectacle où on multiplie les évènements internationaux." Un modèle qui accélère peut-être sa propre chute. "Les dirigeants se trouvent très vite confrontés à des choses irréconciliables, nuance Aurélien François. C'est le système qui est à blâmer. Un président de fédération, par exemple, est jugé à la fin de son mandat sur son bilan économique, sa capacité à augmenter le nombre de licenciés... On est déjà dans une perspective de croissance."
"Le sport ne sera pas forcément la priorité dans un monde à +4°C. [...] Les sports qui seront encore là demain, seront ceux qui auront intégré le contexte climatique et social, et qui auront évolué avec les conséquences du dérèglement climatique."
Maël Besson, ancien porte-parole Sport du WWFà franceinfo: sport
En attendant sa transition volontaire ou contrainte vers un modèle moins polluant, le rugby professionnel se prépare aux conséquences du bouleversement climatique, avec un éventail de solutions technologiques (arrosage souterrain, isolation des bâtiments) et organisationnelles (calendrier, horaires des matchs).
"On va être obligés d'adapter notre manière de pratiquer, estime Maël Besson. Il y a des moments où on va déconseiller la pratique sportive pour les amateurs parce qu'il fera trop chaud ou trop humide et ce sera dangeureux pour la santé. [...] On peut aussi imaginer qu'il y ait des périodes où on est plus sur le format du 'touch' [sans plaquage] pour éviter les chocs sur des sols trop rigides."
S'adapter pour survivre, le maître-mot d'un sport qui subira les effets du dérèglement climatique de plein fouet : "C'est sûr que la montée des eaux pour les îles du Pacifique, il n'y a pas vraiment de solution et la problématique, c'est : où est-ce qu'ils vont migrer ?"
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