: Récit "On se l'est fait ce salaud" : il y a 70 ans, Edmund Hillary domptait l'Everest pour la première fois de l'humanité
Quand, sur Pluton, une chaîne de montagnes porte votre nom, c'est que, certainement, vous avez dû réussir quelque chose à part dans votre vie. Les "Monts Hillary", à 5,1352 milliards de kilomètres de la Terre, ont été ainsi nommés en hommage au premier homme à avoir conquis le mythe Everest, le sommet de notre planète. Le 29 mai 1953, à 11h30 heure locale, Edmund Hillary, accompagné du sherpa Tensing Norgay, déposaient un crucifix, pour le premier, et une tablette de chocolat, pour le second, à 8849 mètres d'altitude. Après 32 ans d'échecs et d'expéditions mortelles, le monstre de l'Himalaya était enfin vaincu.
"Parce qu'il est là"
À la question posée à George Mallory, quelques années plus tôt, de savoir pourquoi vouloir à tout prix grimper sur le toit du monde, l'alpiniste britannique, disparu en 1924 sur la crête ouest de l'Everest, avait tout simplement répondu : "Because it's here" ("Parce qu'il est là"). Les quatre mots les plus célèbres de l'alpinisme. Il n'y avait rien d'autre à dire. Il fallait le faire. C'est tout.
"Edmund Hillary est le symbole par définition de la réussite des grandes conquêtes himalayennes de l’époque", nous confie Sophie Lavaud, en passe de devenir la première Française à gravir les 14 sommets à plus de 8000 mètres de cette région. Aujourd'hui, l'Everest continue de tuer, 194 personnes sont mortes lors de son ascension lors de la dernière décennie selon The himalayan database, mais grimper sur le point culminant de la planète n'a plus grand-chose d'un exploit. Outre le fait que ces expéditions sont désormais une catastrophe écologique et environnementale, la démocratisation du tourisme de masse et l'évolution du matériel ont largement réduit la portée de la performance sportive. "De nos jours, ceux qui tentent le sommet le font uniquement pour des questions d'ego", se désole Jamling Norgay, le fils de Tensing, lui aussi sherpa comme son père. Dans Montagne Magazine, il poursuit son amer constat : "Ils sont riches, possèdent le matériel le plus perfectionné mais ne respectent ni le pays dans lequel ils se trouvent, ni les sherpas qui risquent leur vie pour eux."
Au total, depuis sa première ascension, le sommet de "la déesse des vents", comme est parfois surnommé l'Everest, aura été foulé par plus de 10.000 passages. Pourtant, le 29 mai 1953 au matin, il est encore immaculé de toute trace de pas... En contrebas du géant, cependant, un nouvel assaut se prépare. Depuis sa découverte, en 1852, la plus haute montagne du monde s'est toujours refusée aux plus courageux qui ont osé la défier. Certains y ont laissé la vie pour ouvrir des voies qu'Edmund Hillary s'apprête à arpenter.
91 mètres entre la gloire et l'oubli
Ce Néo-Zélandais de 33 ans n'est pas seul dans le camp de base où l'on s'affaire : il fait partie d'une équipe de 15 grimpeurs et de 350 porteurs, le gouvernement anglais n'ayant pas lésiné sur les moyens humains et matériels pour conquérir la plus inaccessible des cimes. Longtemps ignoré, l'Everest est désormais convoité par de nombreuses nations, avides de poser leur étendard sur l'un des lieux les plus symboliques du globe. "Avoir les deux pieds sur le point culminant de la planète représentait une étape majeure dans les grandes conquêtes du monde en général", rappelle Sophie Lavaud.
Parmi tous les alpinistes chevronnés qui composent l'expédition britannique, beaucoup sont appelés à réaliser l'ascension finale, mais un seul laissera son nom à la postérité. Pour 91 mètres, cela aurait pu ne pas être Edmund Hillary. Mais, à court d'oxygène, le binôme qui devait escalader la dernière paroi, celle qui mène au sommet et à la gloire, a dû rebrousser chemin. Le destin se joue parfois à une centaine de mètres : on a oublié le nom de ces deux hommes. Pas celui de Hillary et Norgay. Entre le colosse des antipodes (1,90 m) à la capacité pulmonaire hors norme (7 litres là où le commun des mortels plafonne à 5) et l'expérimenté sherpa qui était de la précédente expédition avortée, va naître une complicité qui va abattre des montagnes. Et même la plus terrifiante d'entre toutes.
De la terre ferme, où règne le vrombissement incessant des ruches dont il s'occupe, un homme va donc s'élever vers le silence minéral des hauteurs. À 16 ans, alors qu'il n'avait jamais vu de neige auparavant, Edmund Hillary se prend de passion pour l'alpinisme en gravissant ses premiers glaciers en Nouvelle-Zélande. L'ivresse des hauteurs ne le quittera plus, même si la Seconde guerre mondiale l'envoie combattre le Japon dans la Royal New Zealand Air Force. Gravement brûlé dans un accident, il en réchappe de peu et sera honoré par de nombreuses distinctions nationales. Les prémices d'une vie héroïque.
À son retour, Edmund Hillary ne veut plus se contenter d'une vie au niveau de la mer. Il délaisse définitivement son métier d'apiculteur. Ses exploits, piolet en main, dépassent vite les rives de l'île au long nuage blanc où le Mont Cook, le plus haut sommet néo-zélandais, s'avère rapidement trop petit pour lui. Ses capacités physiques, et quatre ascensions préalables dans l'Himalaya, lui permettent ainsi d'intégrer la prestigieuse expédition de 1953. Mais son endurance et sa résistance au froid ne sont pas son seul bagage pour défier le vide. Dans son autobiographie, le chef de cette mission, le général de brigade John Hurt, décrit ainsi l'ancien apiculteur : "Il était doté d'un esprit impétueux qui balayait tous les obstacles, même ceux que personne n'avait jamais affrontés."
Cette bravoure, il allait la démontrer au cours de cette montée épique sur les versants vertigineux de Sagarmatha ("celui dont la tête touche le ciel" pour désigner l'Everest en Népalais) : entre l'installation du premier camp de base, à 5364 mètres, et l'ultime escalade jusqu'au sommet, il s'écoulera un mois et demi ! Un mois et demi au cours duquel Tensing Norgay lui sauve la vie alors qu'il allait chuter dans une crevasse. Un mois et demi de reconnaissances, de tâtonnements dans des voies qu'il avait lui-même tracées. Une course contre la montre, aussi, car la mousson et ses tempêtes sont prévues début juin. Le 28 mai, finalement, les deux hommes bivouaquent à quelques encablures du Graal. La nuit est glaciale (-28 degrés) et le vent rugit "comme mille tigres" raconte Norgay dans son autobiographie. Sans compter le manque d'oxygène qui, à cette hauteur, fait suffoquer. "Rien que le fait de me retourner me coupait la respiration", ajoute Hillary dans la sienne.
Une photo pour l'éternité
Pourtant, au petit matin, le duo s'élance pour l'ascension des derniers hectomètres. Ils ont rendez-vous avec la légende. Un dernier obstacle monstrueux, sous la forme d'un pic rocheux qui garde le sommet du temple, se dresse devant eux mais Hillary parvient, encore une fois, à trouver une voie à la force de ses mains et de sa volonté. Il est 11h30 quand, pour la première fois de l'histoire, l'homme parvient au sommet de la Terre. De ce moment de grâce, il ne reste qu'une photo de Tensing Norgay posant fièrement au sommet. Aucun cliché du Néo-Zélandais. Ce dernier, par ce geste, voulait mettre en lumière son compagnon et plus généralement tous les sherpas, injustement considérés, selon lui, comme de simples porteurs de sacs.
L'exploit est retentissant. Partout dans le monde, on célèbre la symbolique de l'homme domptant la nature, et particulièrement au Royaume-Uni où l'annonce de la victoire sur l'Everest coïncide avec le jour du couronnement de la reine Elizabeth II. Pourtant, Edmund Hillary, qui sera plus tard anobli et fait "Sir" par celle-ci, ne semble pas s'en émouvoir. Ses premières paroles sont pour un compagnon d'expédition qu'il croise sur la descente du géant blanc : "Eh bien George, on se l'est fait ce salaud !" L'élégance britannique attendra. De toute façon, Edmund Hillary, homme simple et direct, n'avait pas besoin de mots pour être un modèle de distinction. Ses actions parlaient pour lui.
L'empreinte d'un géant
"La victoire sur l'Everest m'apparaît moins importante que d'autres activités qui jalonnèrent ma route, et notamment celles consacrées à améliorer le sort de mes amis sherpas", déclarait-il, à 83 ans, à la revue National Geographic. 8849 mètres d'altitude ne lui avaient pas fait tourner la tête, la célébrité n'y parviendra pas non plus. Les retombées médiatiques de son aventure sont pourtant colossales : il est ainsi la seule personne vivante à avoir son visage sur un billet de banque néo-zélandais. Son empreinte est si grande que le magazine Time le classe même parmi les 100 personnalités les plus influentes du 20e siècle !
À la suite de son exploit, Edmund Hillary continuera sa vie d'aventurier et d'explorateur. Il gravira dix autres montages de l'Himalaya. Il conduira une expédition en canot sur le Gange depuis le Golfe du Bengale. En compagnie de Neil Armstrong - que peuvent donc se raconter le premier homme qui a marché sur la Lune et le premier homme qui a marché sur le sommet de la Terre ? -, il ralliera le pôle nord en avion de ski bimoteur, devenant à cette occasion, le premier à avoir conquis les trois pôles (Nord, Sud, Everest). Mais, à son regard, tous ces exploits n'étaient rien en comparaison de ce qui lui tenait vraiment à coeur : soutenir le peuple sherpa et préserver les sites himalayens.
Rien ne prédisposait un sujet de sa Majesté et un guide de haute montagne à écrire ensemble l'histoire. Longtemps, les sherpas, issus d'une ethnie tibétaine, sont ainsi restés dans l'ombre des héros occidentaux. Mais Hillary a brisé la glace. Une fois de plus. Et depuis sa rencontre avec Norgay, il n'a eu de cesse de promouvoir la cause de ces hommes oubliés. Profitant de sa notoriété, il a construit des écoles, des hôpitaux et des dispensaires dans cette région reculée du monde. Son amitié avec son sherpa, décédé en 1986, perdura après leur ascension, et le Néo-Zélandais demeure aujourd'hui encore une figure mythique pour cette communauté qui, grâce à lui, est sortie de la pauvreté. Sophie Lavaud abonde : "Il a été tout au long de sa vie d’une grande aide pour les populations sherpas népalaises des contreforts de l’Himalaya. Cet anniversaire sera largement fêté cette année à Katmandou."
C'est grâce à un pionnier comme Hillary que le Népalais Kami Rita Sherpa détient le record d'ascensions de l'Everest (28 !) "Je suis devenu porteur, puis sherpa pour gagner ma vie, nourrir ma famille. C’est avec le temps que la montagne est devenue ma passion et qu’à force d’accompagner des clients, j’ai décroché ces records", déclare ainsi au Kathmandu Post [article payant] ce lointain héritier de Tensing Norgay. Aujourd'hui, les sherpas ("peuple de l'Est" en tibétain) gagnent environ 3000 euros par ascension et font partie des Népalais les mieux payés.
L'Himalaya a donné la gloire à Edmund Hillary, mais il lui a aussi beaucoup repris : en 1975, l'avion qui transporte sa femme et l'une de ses filles s'écrase dans la chaîne du Népal. "On ne conquiert pas des montagnes, on se conquiert soi-même", avait-il coutume de dire. Une fois encore, l'homme appliquera ce principe pour se relever et reprendre le cours d'une vie dédiée aux autres. Lorsque la sienne s'éteint, le 11 janvier 2008, c'est tout le peuple néo-zélandais qui perd et pleure son héros. Des funérailles nationales, fait extrêmement rare pour un simple citoyen, sont même organisées en son honneur.
Aux confins du monde, sur cette île perdue, on célèbre la mémoire de l'alpiniste qui a atteint la plus haute arête sommitale de la planète, en même temps qu'un extraordinaire philanthrope. Comme un symbole, pour les 50 ans de la première ascension de l'Everest, deux hommes sont montés main dans la main jusqu'au sommet. Leur nom ? Peter Hillary et Jamling Norgay. Leurs pères pourraient être fiers. Et rien ne dit qu'à cette hauteur, depuis leur royaume, ils n'ont pas aperçu leurs fils.
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