Dans l'anonymat du tennis professionnel : quand les coups de raquette coûtent plus qu'ils ne rapportent
Les qualifications de Roland-Garros se disputent du 24 au 28 mai. S'y affrontent des joueurs et joueuses issus principalement du circuit secondaire et qui peinent à vivre du tennis.
Début mai, la joueuse française Sara Cakarevic a fait le buzz sur les réseaux sociaux en partageant ses "gains" lors d'un tournoi à Prague, après son élimination. Une fois déduits les taxes et les frais d'inscription, il ne lui restait que... 2,25 euros. Son cas n'est pas isolé. Dans l'ombre des stars du circuit, des joueuses et des joueurs s'affrontent sur un circuit secondaire où les gains ne couvrent pas les frais engagés.
Dans ces tournois, il n'y a pas toujours de juges de ligne ni de ramasseurs de balle. Pourtant, ce sont bien des matchs professionnels qui se disputent sur les courts cachés dans la pinède de Calvi ou sur la terre battue d'Angers en ce printemps 2021. Loin du silence de cathédrale demandé aux spectateurs des "grands tournois", on y entend le bruit des courts voisins et des autres concurrents.
Ces tournois sont organisés par la Fédération internationale de tennis (ITF). Derrière les compétitions organisés par l'ATP et la WTA (l'Association des joueurs et des joueuses de tennis), il s'agit du circuit secondaire du tennis professionnel. On y croise des joueurs et joueuses classés au-delà de la 250e place mondiale, qui parcourent le monde pour tenter de vivre de leur sport. Mais très souvent, ils finissent leur saison dans le rouge, financièrement.
Deux fois plus de frais que de gains
Éliminé au deuxième tour à Angers, Dan Added, 432e mondial, débourse environ 40 000 euros par saison. Il estime ses revenus en tournoi à près de 20 000 euros par an, soit l'équivalent du gain pour une élimination au premier tour de l'ATP Masters 1000 de Paris Bercy, ou en quart de finale du tournoi ATP 250 de Marseille. "Ces revenus remboursent les frais de voyage et d'hébergement, mais ensuite je dois payer mon entraîneur", explique le jeune joueur de 22 ans.
"Quand tu pars accompagné, tu ne gagnes pas d'argent, sauf si tu vas en finale."
Dan Added, 432e joueur mondialà franceinfo: sport
L'Open d'Angers (ITF M25) est doté d'un prize money de 25 000 dollars, répartis entre les concurrents. Dan Added y a empoché 430 dollars, environ 350 euros, alors qu'une semaine de tournoi avec un coach, peut lui coûter 2 000 euros. À titre de comparaison, le numéro 1 mondial, Novak Djokovic a remporté plus de trois millions d'euros dans une année 2020 pourtant amputée de nombreux tournois.
Selon Lionel Maltese, économiste spécialiste de la balle jaune, les recettes des tournois ATP ou WTA reposent à plus de 60% sur la billetterie et les droits TV. Des ressources sur lesquelles ne peuvent pas compter les tournois ITF et qui expliquent en partie de si grands écarts de prize money. Ainsi dans le tennis professionnel, les 100 premiers au classement mondial vivent très confortablement, les 100 suivants sont à l'équilibre, et les autres sont déficitaires.
Débrouillardise et comptabilité
Pour limiter ces frais, de nombreux joueurs et joueuses voyagent seuls, sans entraîneur. Une situation qui peut leur peser et ralentir leur progression : "Avoir un accompagnateur pourrait m'apporter plus de stabilité émotionnelle sur le court", estime Lou Brouleau, 440e joueuse mondiale. "C'est aussi bénéfique d'avoir des retours extérieurs sur notre façon de jouer, parce qu'on n'est pas toujours lucides sur notre performance", ajoute Alexis Musialek, 649e mondial.
Alors que l'hébergement est constamment pris en charge sur les tournois ATP et WTA, les joueurs et joueuses du circuit secondaire paient leurs hôtels, à quelques exceptions près, comme lors du Ladies Open de Calvi. "Ici, c'est génial, et les hôtels sont top, alors que d'habitude, il faut compter entre 500 et 1 000 euros par semaine pour l'hébergement, selon l'endroit et le temps passé sur place. Alors régulièrement, on s'organise avec d'autres joueuses pour partager une chambre", affirme Tessah Andrianjafitrimo, 11e meilleure joueuse française, qui pointe au 265e rang mondial.
"On est joueuse de tennis, mais aussi agent de voyage", plaisante Amandine Hesse, constamment à la recherche des meilleurs prix, comme Dan Added : "Je passe mon temps sur les comparateurs. À Angers, on a loué un Airbnb parce que la chambre double, c'était 90 euros la nuit. Et s'il y a un vol 100 euros moins cher qu'un autre, je le prends, même s'il y a une escale supplémentaire".
Des interclubs amateurs pour financer une carrière pro
Alors que leurs revenus dépendent de leurs coups de raquette, les joueurs et joueuses peuvent ressentir une pression supplémentaire : "On ne peut pas l'éviter, mais avec le temps, on apprend à vivre avec. C'est quelque chose qui est dans un coin de ma tête, et qui peut ressortir quand je suis dans le dur au niveau de mon tennis, témoigne Margot Yerolymos, 340e joueuse mondiale, à la sortie de son entraînement. Quand je rentre sur le court, je ne pense pas à ce que j'ai à perdre, mais je peux me dire que, si je gagne ce tournoi, ça m'allègerait pour les semaines suivantes".
Pour financer en partie leur saison, ces professionnels du tennis disputent régulièrement des championnats nationaux, par équipes, à un niveau considéré comme amateur, mais pour lesquels ils sont rétribués. "Ces interclubs sont une source de revenus plutôt stables, c'est bien payé", explique Lou Brouleau. Et puisque c'est autorisé par l'ITF, elle a fait le choix de jouer pour quatre clubs, dans différents pays : en France, en Espagne, en Italie, et en Allemagne. Si les joueurs ne souhaitent pas révéler les montants qu'ils touchent pour jouer ces rencontres, leur rémunération peut atteindre plusieurs milliers d'euros selon Lionel Maltese : "Cela va de 1 000 à 5 000 euros par week-end pour les meilleurs".
Des revenus indispensables pour les joueurs qui n'ont pas la chance d'être soutenus financièrement par leur famille, et alors que les sponsors ne se bousculent pas : "Depuis que j'ai commencé le tennis, on me dit : 'soit tu es très fort, soit tu es très riche'. Si tu es fort, tu as des sponsors qui te suivent, et si tu es riche, tes parents peuvent te permettre d'avoir les mêmes conditions d'entraînement que les plus forts", raconte Dan Added. Pour se faire une place dans le tennis, faut-il alors être issu d'une famille aisée ? "Malheureusement, la plupart du temps, c'est le cas, reconnaît Lionel Maltese, il faut voir cela comme les études supérieures pour un jeune joueur de tennis. C'est un investissement, comme pour passer cinq ans en école de commerce".
Travailler moins pour gagner plus
En 2020, la crise du coronavirus a interrompu le circuit pendant plusieurs mois. Une période durant laquelle les joueurs et joueuses n'ont pas voyagé, mais ont touché des aides de l'État et de l'ATP ou de la WTA : "On avait des rentrées d'argent, sans avoir de dépenses, c'était vraiment cool", se souvient Margot Yerolymos.
Mais, à la reprise des tournois, de nouveaux frais sont apparus : les tests PCR. Et contrairement aux tournois ATP et WTA, ils ne sont pas pris en charge par l'ITF : "Je suis allée jouer une tournée de quatre tournois aux États-Unis, et chaque tournoi demandait un test. Il faut compter 200 dollars par test, à multiplier par quatre, puis par deux parce que j'étais accompagnée de mon coach. Alors évidemment le prize money à côté, c'est rien", déplore Tessah Andrianjafitrimo.
Avec le Covid, de nombreux tournois ont été annulés. Mais le nombre de joueurs voulant s'y inscrire étant toujours le même, le niveau général des compétitions a augmenté, rendant les chances d'y performer plus faibles. "Je ne rentre parfois même pas dans les tableaux principaux des M15 [la catégorie la plus basse des tournois ITF]. C'est dingue parce que normalement j'y accède sans problème avec mon classement", s'étonne Alexis Musialek.
Arrêter sa carrière pour commencer à gagner sa vie
Parmi les anonymes de la balle jaune, Julie Gervais, a décidé d'arrêter sa carrière en juin 2020. Elle arpentait le circuit ITF, sans entraîneur, depuis 2014, et l'interruption des compétitions l'a poussée à raccrocher les baskets : "Je pense que j'étais arrivée au bout de ce que je pouvais faire seule. Et à 29 ans j'avais envie de préparer mes arrières".
L'ancienne 374e joueuse mondiale vivait chez ses parents, et le côté financier a aussi pesé dans sa décision: "J'avais envie de commencer à gagner ma vie. Maintenant j'ai mon appartement et un salaire fixe tous les mois, ça change la vie". Désormais entraîneure à Villeneuve-d'Ascq (Nord), elle ne regrette pourtant pas d'avoir tenté sa chance dans le tennis professionnel : "Ça a été une superbe école de vie, j'ai vu et appris beaucoup de choses en voyageant".
Ceux qui persévèrent ont en ligne de mire les qualifications des tournois du Grand Chelem : "À partir du moment où on les joue régulièrement, on peut commencer à vivre du tennis", résume Amandine Hesse. Pour y entrer, il faut faire partie des 250 meilleurs mondiaux, ou recevoir une wild-card, une invitation : "C'est une chance d'être française parce que la fédération donne régulièrement des invitations pour disputer les qualifications de Roland-Garros à quelques joueuses. Des filles avec le même classement que moi, mais dont le pays n'accueille pas de tournoi du Grand Chelem, n'ont pas la même chance", explique-t-elle. Pour l'édition 2021 de Roland Garros, Amandine Hesse (267e mondiale) n'a pas reçu de wild-card, contrairement à Tessah Andrianjafitrimo.
En 2020, alors que le prize money total de Roland-Garros a diminué pour pallier les pertes en billetterie, les récompenses pour les joueurs éliminés en qualification et au premier tour ont augmenté. "C'était une volonté de la Fédération française de tennis d'aider ces joueurs déjà en difficulté. Ça ne gêne pas tant que ça les mieux classés qui ont déjà beaucoup de pouvoir d'achat", estime Lionel Maltese.
Éliminée au premier tour des qualifications lors de la précédente édition du tournoi parisien, Margot Yerolymos y avait touché 10 000 euros : "Financièrement, ça nous permet de respirer un peu en milieu d'année, et de se dire qu'on va pouvoir finir l'année tranquillement entre guillemets". Même si leur parcours sur la terre battue parisienne se termine rapidement, cette participation reste un vrai bol d'air financier pour ces joueurs et joueuses de l'ombre, avant de reprendre le cours de leur saison loin des fastes de la Porte d'Auteuil.
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