Marketing ou génie : les "gains marginaux" permettent-ils à Geraint Thomas et la Sky d'écraser le Tour de France ?
Depuis ses débuts sur le circuit, l'équipe britannique accorde une part de ses succès à sa science du détail. Sa méthode a contribué à professionnaliser certains aspects du cyclisme, mais certains observateurs n'y voient pas la vraie raison de sa domination.
Vous étiez lassé de voir Chris Froome, leader de la Sky, trôner au sommet du classement du Tour de France tous les ans ? On vous plaint : cette année, ce sont deux coureurs de l'équipe britannique qui pourraient s'adjuger les deux premières marches du podium. Avec, cette fois, le coéquipier Geraint Thomas en porteur du maillot jaune. Et si on en croit le management de la Sky, le secret de cette domination écrasante a un nom : les gains marginaux.
Le principe, expliqué par le patron de l'équipe David Brailsford à la BBC, est simple : "Si vous isolez tous les éléments liés au cyclisme auxquels vous pouvez penser, et que vous améliorez chacun de 1%, en les additionnant vous obtenez un progrès significatif." À son arrivée dans le cyclisme sur route en 2010 (il avait déjà supervisé les exploits du cyclisme sur piste britannique), il a entrepris de passer au crible chaque détail qui entoure la gestion de son équipe – des stages d'entraînement à la couleur des bouchons de gourdes – en quête de possibles améliorations. Les succès qui ont suivi ont contribué à en faire la philosophie en vogue au Royaume-Uni, au point que le ministre chargé de la réforme du système de santé confiait s'en être inspiré.
Mais le concept fait des sceptiques, surtout depuis que l'ombre du dopage plane sur Chris Froome. "J'ai toujours pensé que c'était un tas de conneries", a même osé en 2017 l'ancien coureur Bradley Wiggins, pourtant premier vainqueur du Tour de France sous les couleurs de la Sky. Pour faire la part des choses entre communication et réalité, nous avons examiné cinq exemples de ces gains marginaux.
Des méthodes de récupération inspirées d'autres sports
Quand il fonde son équipe, en 2010, David Brailsford s'adjoint les services d'un spécialiste de la performance, Tim Kerrison, reconnu pour son travail dans le monde... de la natation. Qui de mieux pour traquer les gains marginaux, que des personnes venues de l'extérieur et prêtes à secouer le monde du cyclisme ? "J'ai toujours évité de regarder comment les gens faisaient les choses dans le passé", expliquait Kerrison au Guardian en 2013. Ce qui ne va pas sans une certaine arrogance, quand il explique pourquoi la Sky préfère recruter des entraîneurs que de nouveaux cyclistes : "C'est tellement évident que c'est choquant de voir que les autres équipes ne le font pas."
À ses débuts, l'équipe instaure une autre pratique qui semble évidente dans d'autres sports : le décrassage après l'effort. Après les étapes, leurs coureurs montent sur des vélos d'appartement pour se remettre plus progressivement de leur performance et faciliter leur récupération. "Dans les premières semaines, les coureurs des autres équipes les pointaient littéralement du doigt en riant, raconte le site Wired. En l'espace de quelques mois, ils s'étaient tous mis à le faire". "C'est plus qu'un gain marginal. Ça a grandement facilité la récupération et le travail des masseurs, acquiesce Thomas Voeckler, ancien coureur aujourd'hui consultant pour France 2. C'est d'une logique implacable, mais encore fallait-il le mettre en place."
À l'époque, il a fallu convaincre les coureurs de l'intérêt de cette nouvelle méthode, se souvient Thomas Voeckler : "Quand on vient de faire un gros effort, c'est dur de monter sur un home-trainer." Une illustration du conservatisme du monde du vélo, et de la révolution amenée par la Sky. "Je me suis presque fait virer de chez Rabobank parce que je posais trop de questions, sur comment nous pourrions améliorer telle ou telle chose", témoigne Michael Rasmussen, ancien maillot jaune du Tour 2007, qu'il couvre aujourd'hui pour le journal danois Ekstra Bladets, et a fini sa carrière à l'aube de l'hégémonie Sky.
Je ne sais pas si on gagne beaucoup à faire un décrassage, mais si ça donne à tous vos coureurs ne serait-ce que 0,5% de bonus, c'est un avantage.
Michael Rasmussen, ancien maillot jaune du Tour 2007à franceinfo
Un gain qui n'explique pas pour autant les récentes victoires de Chris Froome, car "maintenant tout le monde le fait".
Des règles d'hygiène poussées jusqu'à l'obsession
Dans sa quête du 1% de progression, la Sky ne s'arrête pas à la dimension purement sportive. "Les gains marginaux, c'est ce que n'importe qui d'autre appellerait le bon sens", s'amuse Michael Rasmussen. Ainsi, une des obsessions de l'équipe britannique est la peur des virus qui viendraient faire dérailler la mécanique de leurs coureurs. D'où un protocole drastique. Quand L'Équipe interviewe Chris Froome, lundi 23 juillet, c'est "dans le camion-restaurant de son équipe, où l'on pénètre uniquement après s'être nettoyé les paluches avec un gel antibactérien". Et ce dernier ne serre pas la main des journalistes (ni de qui que ce soit d'autre d'ailleurs) mais fait un "check du poing", moins risqué. Quand il dirigeait l'équipe olympique de cyclisme sur piste, David Brailsford poussait la logique encore plus loin.
Nous avons embauché un chirurgien pour apprendre à nos athlètes comment bien se laver les mains afin d'éviter les maladies
Dave Brailsford, patron de la Skyà la "Harvard Business Review"
Et comme le danger peut venir de partout, les tenues des huit coureurs de l'équipe sont lavées chaque soir dans... huit machines à laver différentes. Une façon d'éviter que les infections cutanées – qui se développent parfois après une journée à suer sur une selle – ne se transmettent d'un coureur à l'autre par leurs vêtements.
"Je n'ai pas l'impression qu'ils soient forcément moins malades que les autres", s'interroge tout de même Thomas Voeckler, même si les équipes évitent d'en parler pour ne pas avertir leurs rivaux de leurs faiblesses. L'ancien coureur estime qu'on ne peut pas éliminer tous les risques de contamination dans le peloton : "Il suffit qu'ils échangent un bidon avec un coureur qui a la gastro et c'est raté."
Des matelas transportés d'hôtel en hôtel
"Voyager avec son oreiller personnel n'est pas nouveau", râle un peu Michael Rasmussen. Lui-même le faisait pour préserver son sommeil, signe que la Sky n'a pas tout inventé. Reste qu'il s'agit d'un des domaines de gains marginaux souvent mis en avant. Pour éviter le piège d'une chambre d'hôtel mal équipée et qui ferait passer une mauvaise nuit à un coureur avant une étape cruciale, l'équipe britannique s'est mise à transporter, pour chacun de ses coureurs, un oreiller personnalisé, ainsi qu'un matelas. "Avoir les moyens de transporter des matelas, c'est un luxe, sourit Thomas Voeckler. Le sommeil est primordial. Et on n'est pas toujours logés dans des palaces, ça fait partie du métier de coureur."
En 2015, lors du Tour d'Italie, la Team Sky était allée plus loin en faisant dormir son leader, Richie Porte, dans son propre mobile-home, au calme et à l'écart du reste des coureurs. "Sur le plan de la récupération ça peut être très positif, expliquait alors Julien Pinot, entraîneur de l'équipe FDJ, au Monde. La nutrition et le sommeil sont les paramètres les plus importants pour la récupération." Mais le coureur a fini par se blesser et a été contraint d'abandonner. L'idée, qui avait fait jaser dans le peloton, est depuis interdite.
Des combinaisons futuristes
La dernière innovation de Sky dans sa quête de perfection a été dévoilée le 1er juillet 2017, à Düsseldorf (Allemagne), sur la ligne de départ du prologue du Tour, un contre-la-montre individuel. Sur les bras et les épaules des coureurs, on distingue des zones couvertes de petites boules cousues dans la tenue. Et ce n'est pas un choix esthétique. Ce textile, le Vortex, améliore l'aérodynamisme. À l'arrivée, Frédéric Grappe, directeur de la performance chez les rivaux de la FDJ, estime que les Sky ont gagné entre 18 et 25 secondes grâce à cette astuce.
L'équipement est l'un des domaines où Sky développe sa science du détail, avec des vélos, des tenues, des casques pensés pour eux. "Ça me surprend toujours que certains des meilleurs coureurs n'aient pas un vélo le plus léger possible", pointe Michael Rasmussen. Mais "ça ne veut pas dire que la Sky est plus intelligente, ce sont les autres qui sont stupides". D'autres équipes sont d'ailleurs entrées dans cette course technologique. Un ancien ingénieur d'Airbus avait, par exemple, planché sur les vélos de contre-la-montre de la FDJ en 2016.
Sky garde l'avantage d'être l'équipe la plus fortunée, grâce au soutien du groupe médiatique du même nom, propriété du milliardaire Rupert Murdoch. De quoi leur permettre d'expérimenter le meilleur matériel et de recruter les meilleurs coureurs.
Les petits gains mis bout à bout, ça compte, mais ce qui permet aux Sky d'être premier, c'est qu'ils ont un budget deux fois supérieur à tous leurs concurrents, sauf BMC.
Thomas Voeckler, ancien coureurà franceinfo
Le consultant de France 2 souligne aussi le luxe d'avoir des équipiers comme Egan Bernal ou Michal Kwiatkowski qui pourraient être leaders dans beaucoup d'autres équipes.
Mais la victoire de Düsseldorf témoigne plutôt du fait que Sky ne recule devant rien pour gagner un avantage sur ses rivaux, qui fulminent. "Nous connaissons bien le Vortex" jure Yvon Madiot, directeur sportif de la FDJ, le lendemain de l'étape. Et pour cause : eux aussi l'avaient testé, mais pensaient que le règlement interdisait son utilisation. L'Union cycliste internationale prohibe les "éléments vestimentaires non-essentiels pouvant diminuer la résistance à l'air", mais Sky a préparé son argument juridique, et explique que les petites billes du Vortex ne sont pas un ajout mais une partie intégrante du textile.
Les Britanniques exploitent une zone grise, mais le raisonnement est imparable : "Nous n’avons pas vraiment de moyen de l’interdire", conclut le président du jury des commissaires, et les réclamations restent lettre morte. Diplomates, les Sky ont tout de même abandonné le Vortex cette année, pour des tenues "super douces" que l'équipe présente comme plus adaptées aux spécificités des contre-la-montre de l'édition 2018.
Un usage contesté des médicaments
Demandez aux spectateurs qui huent Christophe Froome et ses coéquipiers depuis le début du Tour 2018 s'ils croient que ce sont les gains marginaux qui leur ont permis de gagner la Grande Boucle cinq fois en six ans. Les soupçons de dopage qui planent sur la Sky parasitent son discours sur les raisons de son succès. ASO, l'organisateur du Tour, ne voulait même pas de Chris Froome cette année, avant qu'il soit blanchi in extremis et de façon contestée, après un contrôle "anormal", en septembre 2017. Dans le viseur, la découverte d'une dose trop élevée de salbutamol dans son organisme, un médicament contre l'asthme qui entre notamment dans la composition de la Ventoline.
"Au-delà d’un certain seuil, la Ventoline est un anabolisant, c’est-à-dire que le produit augmente la masse musculaire et diminue la graisse corporelle", explique Jean-Pierre de Mondenard, médecin du Tour dans les années 1970 et spécialiste du dopage, à Ouest-France. Elle améliore aussi la respiration, un atout crucial pour les cyclistes, asthmatiques ou non. "Ça ne vous fait pas monter un col plus vite", pondère de son côté Thomas Voeckler. Reste que le salbutamol n'est autorisé que pour les sportifs pouvant justifier d'un usage thérapeutique, et pas au-delà d'une certaine dose.
Le contrôle de 2017 n'a pas permis de trancher si Froome avait ingéré le salbutamol dans une dose trop importante et avec l'intention d'en tirer un avantage. Mais on sait, en revanche, qu'il en utilisait déjà en 2013, année de sa première victoire sur le Tour, et en 2014. En toute légalité : il bénéficiait d'une autorisation d'usage à des fins thérapeutiques (AUT) lui permettant d'en consommer pour traiter son asthme. Le précédent leader de la Sky, Bradley Wiggins, bénéficiait aussi d'une AUT, pour un autre produit, quand il a remporté le Tour 2012. En mars, des parlementaires britanniques ont publié un rapport accusant l'équipe, qui se présente comme propre depuis ses débuts, d'avoir joué avec l'éthique et les règlements pour améliorer les performances de ses coureurs par des médicaments, sans pour autant violer les règles anti-dopage.
Quelques mois plus tôt, dans un documentaire de la BBC, Shane Sutton assumait cette politique. "Est-ce que ces gains peuvent passer par l’obtention d’une AUT ? Oui, parce que le règlement nous permet de le faire", explique celui qui entraînait les Sky entre 2011 et 2013.
Votre boulot, c’est d’avoir l’avantage sur votre concurrent et, au final, de les achever ; mais il ne s’agit absolument pas de franchir la ligne rouge, et c’est quelque chose que nous n’avons jamais fait.
Shane Sutton, entraîneur de la Sky de 2010 à 2012à la BBC
L'équipe britannique n'a pas l'apanage des AUT : l'UCI en a accordé 20 en 2017, à des coureurs qui ont tous dû prouver que le médicament demandé leur était nécessaire. Mais les questions soulevées à ce sujet continuent d'entacher l'image de Chris Froome et ses coéquipiers. Et de les priver d'un autre avantage qui pourrait peut-être les aider à se surpasser : le soutien du public du Tour de France.
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