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Tour de France : les six commandements du "gruppetto", le peloton des allergiques à la montagne

Quand les étapes de montagne s'annoncent, de nombreux coureurs savent qu'ils vont passer un sale quart d'heure. Ces compagnons de galère passent une dizaine d'étapes à suer, loin des caméras. Alors autant que ça se fasse en bonne intelligence.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Un groupe de coureurs du Tour de France sur les pentes du Galibier, dans les Alpes, le 23 juillet 2008. (PATRICK HERTZOG / AFP)

"Mal dopé !" Certains coureurs grimaçant dans les cols, pédalant au ralenti, ont déjà entendu cette insulte, de la part de spectateurs grincheux ou avinés. Pourtant, seule une fraction du peloton a les moyens de se disputer la victoire dans les étapes de montagne du Tour de France, comme ce dimanche 9 juillet entre Nantua (Ain) et Chambéry (Savoie).

>> Suivez en direct l'étape entre Nantua et Chambéry

Les sprinters, les équipiers, les éclopés, ceux qui sont dans un mauvais jour, compagnons d'infortune quand la pente s'élève, se retrouvent dans ce qu'on appelle le gruppetto. Un groupe avec ses règles non-écrites bien particulières, qui cherche à franchir l'arrivée avant les délais d'élimination.

Le patron tu écouteras

Le gruppetto, c'est comme la bonne échappée. Le secret, c'est de le former au bon moment pour ramener le maximum de coureurs dans les délais. Sur une étape fortement accidentée, l'idéal est de tenir une grosse moitié d'étape et de passer au moins un col. Quand il estime le moment venu, un coureur – généralement un sprinter costaud à qui on n'ira pas chercher des noises – crie "gruppetto, gruppetto" dans le fond du peloton. Le signal pour former "l'autobus".

Dans les années 1990, ce rôle était dévolu au coureur italien Eros Poli, préposé au train du sprinter Mario Cipollini, qui abandonnait dès la première côte venue. Les directeurs sportifs avaient l'habitude de conseiller à leurs coureurs : "Suis Poli, tu termineras ton étape". Il n'était pas rare, même, que les rescapés le remercient pendant les jours de repos. A un journaliste italien qui lui demandait ce qu'il voulait voir inscrit sur sa tombe, il a répondu : "ci-gît Eros Poli, qui était très grand et qui a réussi à terminer le Giro".  Sa science du chronomètre lui a même permis de gagner l'étape du mont Ventoux, en 1994. Il avait calculé l'avance qui lui était nécessaire pour résister au retour des favoris. Echappé comptant jusqu'à 24 minutes d'avance, il finit avec 3'30 d'avance sur Marco Pantani. "Il a utilisé sa science du gruppetto pour remporter la course de sa vie", résume l'ancien coureur danois Henrik Jul Hansen au site danois Euroman.

Le coureur italien Eros Poli s'aperge d'eau le 18 juillet 1994, lors de l'étape Montpellier-Carpentras du Tour de France. (PATRICK KOVARIK / AFP)
 

Aujourd'hui, c'est Bernhard Eisel, coéquipier de Mark Cavendish, qui tient ce rôle. L'Autrichien est incollable... sur le calcul des délais. "Dans l’étape de Saint-Flour (en 2011), des coureurs disaient qu’on pouvait arriver à 43 minutes, que c’est ce que leur avait dit leur directeur sportif, explique-t-il à Slate. Je ne sais pas ce qu’ils fabriquaient dans les voitures, mais en fait, c’était 29 minutes. Moi, j’avais calculé 25."

Le tempo tu respecteras

Le but du gruppetto est de ramener un maximum de coureurs à bon port. Or, s'y trouvent des coureurs aux objectifs très disparates. Donc, parfois, des cadors dans un jour sans, qui veulent à tout prix limiter la casse. "Tout le monde est le bienvenu dans le gruppetto. Sauf ceux qui sont dans le déni. Ils ne sont pas des membres permanents du gruppetto, et ne souhaitent pas le devenir", se souvient le coureur danois Chris Juul Jensen, dans le magazine Rouleur.

Un Fabian Cancellara, un jour où il était égaré à l'arrière, a voulu jouer au patron. "Il disait à tout le monde 'moins vite, moins vite', alors qu'on n'avait pas tant de marge que ça. Du coup, il a paniqué et s'est mis à accélérer trop fort pour jouer au héros à l'avant du gruppetto, raconte le coureur anonyme The Secret Pro au site Cyclingtips. Un coureur comme Breschel a explosé, a jeté sa bouteille et ses lunettes au sol. Je ne l'avais jamais vu dans des états pareils."

Les coups bas tu éviteras

Le sprinter allemand André Greipel décrit les étapes de montagne comme "beaucoup plus relax d'un point de vue mental" pour son équipe, qui n'a pas à s'employer pour faire un résultat. Un point de vue que ne partage pas Jimmy Casper. Cet habitué du gruppetto a fini trois Tours de France, souvent dans les profondeurs du classement. Et se souvient que la lutte entre les "grosses cuisses" continue sur les pentes à 10%.

Comme quand son concurrent australien Robbie McEwen a tenté de mettre hors délai ses rivaux pour l'arrivée sur les Champs-Elysées. "Au lieu de rouler au train, il a accéléré. Il voulait nous éliminer, nous mettre hors délai pour s’ouvrir un boulevard sur les Champs, grogne Casper, interrogé par le magazine Ulyces. J’ai toujours eu du mal avec Robbie, je me suis toujours dit: 'C’est une saleté ce mec', et ce jour-là, j’en ai eu la confirmation." Casper s'est promis de rendre, un jour, la pareille à McEwen... mais l'occasion ne s'est jamais présentée.

Ta part du boulot tu effectueras

"Le gruppetto permet de révéler la vraie nature des gens", philosophe Jimmy Casper. Outre les aigrefins et les héros, les je-m'en-foutistes peuplent également ce groupe des compagnons de galère. "Le branleur peut être légitimement sur les rotules, décrit Chad Haga dans sa typologie de la population du gruppetto, publiée par Velonews. Mais parfois, c'est juste un parasite. Peu importe, tant qu'il reste à sa place et qu'il ne joue pas les perturbateurs."

Même sans donner un coup de pédale, certains se permettent de donner leur avis sur la façon dont le gruppetto est mené. "On nous appelle parfois 'le groupe des rigolos', car il y a plus de camaraderie qu'à l'avant, explique Bernhard Eisel au site Rapha. Mais ça ne se passe pas toujours comme ça. Beaucoup de gars sont à l'extrême limite, et s'énervent en se criant dessus 'plus vite' ou 'plus lentement'."

Ta peur tu oublieras

Vu sa composition, le gruppetto va piano dans les cols. Du coup, pour tenir les délais, c'est à bloc sur le plat et à tombeau ouvert dans les descentes. Au sens strict. Lors d'une étape de l'édition 2015, Mark Cavendish, Michal Kwiatkowski et Mark Renshaw se sont livrés à un concours décoiffant.

Ta LV2 tu bosseras

Le coureur français Jacky Durand se désaltère lors d'une étape du Tour de France entre Tarascon-sur-Ariège et le Cap d'Agde, le 24 juillet 1998. (JOEL SAGET / AFP)

Des années de pratique du gruppetto ont donné à Jacky Durand des astuces de vieux sage pour ne pas transpirer une goutte de trop sur les cols et profiter du public, nombreux sur ces étapes spectaculaires. Règle n°1 : toujours grimacer. Cela montre au public qu'on donne tout alors qu'on en garde sous la pédale.

Règle n°2 : bûcher ses langues étrangères, rappelle le baroudeur à Ulyces. "Il faut aussi savoir parler aux spectateurs. Certains refusent de te pousser parce qu’ils savent que tu risques une amende. Moi je leur disais 't’inquiète pas pour ça et pousse !' J’allais pas revenir leur présenter la facture. C’est pour cela qu’il est très important de parler plusieurs langues."

Durand, connu comme le loup blanc dans le gruppetto, se faisait légèrement décrocher lors du dernier col pour se laisser pousser par la foule. Selon la légende, il n'aurait pas donné un coup de pédale lors d'une ascension de l'Alpe d'Huez, restée mémorable. Ne disait-il pas, alors qu'il abordait le redoutable Angliru (et ses 23%) sur la Vuelta, qu'il envisageait de chausser une paire de baskets plutôt que ses cale-pieds, vu qu'il allait plus marcher que rouler ?

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