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Vendée Globe : Jean Le Cam, le "Tonton flingueur" des mers

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 15min
Le skipper Jean Le Cam à la veille du départ de la Transat Jacques Vabre, le 27 octobre 2019, au Havre (Seine-Maritime). (OLIVIER BLANCHET / OLIVIER BLANCHET)

Même s'il ne franchira sans doute pas le premier la ligne d'arrivée aux Sables-d'Olonne, le marin breton de 61 ans, doyen de la flotte, est bien l'incontestable star de l'édition 2020-2021 de ce tour du monde à la voile en solitaire.

"C'est un vrai marin dans l'âme, pour le fun et pour la gagne. Allez Jean, le roi Jean, palmarès impressionnant, tu traverses les océans toujours porté par le vent." Voilà le refrain de Yes We Cam, une chanson du musicien breton Alan Bleuzen composée il y a quatre ans, à la gloire de Jean Le Cam, désormais héros du Vendée Globe 2020. "Je n'ai pas mis longtemps à l'écrire, il y avait beaucoup à dire", sourit cet habitué des fest-noz, qui voulait offrir une ode au "roi Jean". "Beaucoup de marins ont la leur, ça manquait au personnage", précise-t-il.

Et que le Top 50 soit prévenu, une suite est en préparation après la course exceptionnelle du doyen de l'épreuve. "Ça commence comme ça : 'Le cinquième Vendée de Jean, le plus beau, le plus grand..." Retour (sans rimes) sur la carrière du marin qui crève l'écran de cette course à la voile autour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance.

Le skipper Jean Le Cam, verre de rouge à la main, fête son arrivée sur le Vendée Globe 2016, conclu à la 6e place, le 25 janvier 2017, aux Sables-d'Olonne (Vendée). (JEAN-SEBASTIEN EVRARD / AFP)

Il y en a qui entrent dans le monde de la voile sur la pointe des pieds. Et il y a Jean Le Cam. Bien connu des navigateurs qui s'entraînent en baie de Concarneau (Finistère), le gamin débarque sur la Solitaire du Figaro en 1978, à 19 ans, alors qu'il est officiellement en train de passer son bac pour la troisième fois, en candidat libre. Budget riquiqui, bateau prêté par un chantier naval du coin trois jours avant le départ et mise au point de cet esquif avec une bande de copains qui l'a aidé sans compter ses heures... "Rien n'a changé", s'amuse Gilles Le Baud, le vainqueur de l'époque.

Le petit jeune qui secoue le cocotier

Le mouflet se paie le luxe de bluffer tout le monde lors de la 2e étape – "trois jours et trois nuits sans vent, on avait des hallucinations" – et de finir 11e au général, devant un certain Mike Birch, tout frais vainqueur de la Route du Rhum, et d'autres cadors du milieu. 

Et cette année-là, Le Cam n'a pas fait la preuve de son talent qu'à la barre de son bateau. Ses débuts sur Radio Cocotier ont également marqué les marins de la flotte. Radio Cocotier ? Imaginez les libres antennes sur les radios pour jeunes de deuxième partie de soirée transposées en VHF entre figaristes. "Quelqu'un parle à la radio, souvent un marin expérimenté comme Eugène Riguidel, et il lance le dialogue, décrit Gilles Le Baud. Ce n'était pas facile de s'y faire une place, et quand on s'épanchait sur ses malheurs, on se faisait rembarrer." Pas Jean "Difool" Le Cam. "Il a fait son trou instantanément, avec son ton décalé. Avec un copain de La Trinité, ils se lançaient dans des dialogues qui faisaient marrer toute la flotte."

S'il a esquivé volontairement le bac – "j'aurais continué dans une voie qui ne m'aurait pas forcément convenu", se justifie-t-il auprès du site L'Etudiant des années plus tard –, impossible de sécher le service militaire. L'enfant de Port-la-Forêt (Finistère) l'effectue sous les ordres de la légende Eric Tabarly, comme la future fine fleur de la voile hexagonale. Mais franchir le cap Horn en équipage, ça n'a pas la même portée qu'en solitaire : "On passe le cap Horn, on remonte à gauche, et puis voilà", explique-t-il sans fausse modestie à TV Vendée.

Sa science de la course, développée sur le dériveur familial dès son plus jeune âge avec la famille Desjoyaux, particulièrement l'aîné, Hubert, n'échappe pas au parrain de la voile française. "Jean faisait partie des deux ou trois barreurs à qui Tabarly confiait la barre quand les conditions étaient vraiment pourries", souligne Serge Madec, autre skippeur qui a couru avec le "roi Jean" dans les années 1980-1990.

Respecté et redouté

Madec retrouve Le Cam sur une tentative de record de traversée de l'Atlantique qui fleure bon la voile d'avant. Avant les ingénieurs, les routages au millimètre et la course à la performance.

"On a quitté le port de New York complètement torchés. Littéralement. On se retrouve le long d'un quai, je ne sais plus comment je me retrouve en haut d'un bâtiment, et Jean veut que je saute dans le filet du multicoque. Mais il y avait bien sept à huit mètres de haut..."

Serge Madec, skipper

à franceinfo

Heureusement, le véritable point de départ de la tentative, qui s'avérera victorieuse, n'est atteint qu'après quelques heures de navigation. "On avait totalement décuvé, sourit Serge Madec. J'ai refait une tentative de ce même record quatre ans plus tard, ça n'avait déjà plus rien à voir. Il aurait été hors de question de partir dans cet état."

Jean Le Cam, c'est une certaine idée de la voile, symbolisée par son attitude remarquable lors d'une de ses victoires sur le Figaro, en 1996. Une fois arrivé, "il avait attendu les 40 marins, sur le ponton, avec à chaque fois une bière fraîche à la main pour chacun d'eux, alors qu'il aurait pu aller se coucher pour récupérer, souligne Denis Horeau, ancien directeur de course du Vendée Globe. Il est unanimement respecté." Un peu craint aussi. Selon la légende, il a copieusement enguirlandé Eric Tabarly, responsable du chavirage de leur trimaran en 1989 lors d'une transat en double Lorient-Saint-Barth. Une anecdote que le "roi Jean" a démentie dans un livre paru en 2011

De gauche à droite, Jean Le Cam, Patrick Morvan, Serge Madec et Marc Guillemot, tombeurs du record de la traversée de l'Atlantique, au large de l'île Saint-Nicolas (Finistère), le 16 avril 1984. (LANGEVIN JACQUES / SYGMA)

Plusieurs de ceux qui ont partagé un bateau avec lui racontent qu'ils avaient cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Comme Yves Le Blévec, à la barre d'Actual lors de la Transat Jacques Vabre 2009, quelques heures après le départ. Le moment que choisit le bateau pour faire un salto avant dans la Manche démontée. "Le bateau aurait pu me tomber dessus... Heureusement, il n'en a rien été. Mais la seule pensée qui me traverse l'esprit, c'est : 'Quand il [Jean Le Cam] va me voir, je vais avoir droit à une engueulade pas piquée des hannetons'. Mais en fait, pas du tout !"

"Tiens, prends la barre"

Ramenés à Cherbourg par un cargo, les deux skippers débriefent leur mésaventure. Après quelques verres, Yves Le Blévec finit par avouer à Jean Le Cam ce qui lui a vraiment fait peur ce soir-là. "Avec Jean, il faut avoir le mode d'emploi, sourit le skipper Roland Jourdain, son ami de quarante ans. On peut dire qu'il est un peu ours, bourru, un côté grand timide. Un personnage avec un grand P."

La légende du "roi Jean" est en marche. Demandez à Kito de Pavant, repéré par le maître en 2000 lors d'une Transat AG2R, à moitié pour ses performances de bizuth qui a dominé une partie de la course, un peu aussi pour le nom de son bateau, Les tortues à carapace molle. "Ça l'a fait marrer et on a attiré son attention." N'empêche, il faut fendre l'armure du Breton.

"J'étais impressionné, c'était comme si je rencontrais Tabarly en personne. Jean Le Cam, c'est une montagne de savoir, une star de la course au large. Il sortait déjà du lot."

Kito de Pavant, skipper

à franceinfo

Et l'apprentissage à la Jean Le Cam, c'est une pédagogie qu'on peut qualifier de... particulière. "Vous voyez la célèbre photo de Gilles Martin-Raget, lors de la Course des Phares en 2002, où on voit le Fuji de Loïck Peyron dans une mer démontée au large d'Ouessant ? C'est exactement dans ces conditions-là que Jean m'a dit : 'Tiens, prends la barre'. Il avait une totale confiance en moi. Alors que moi, j'en avais beaucoup moins en moi-même ! Et comment pouvait-il être aussi serein, puisque c'était la première fois qu'il me laissait barrer ?"

L'homme qui carburait aux Krisprolls

Les coéquipiers se succèdent, les anecdotes pleuvent. "Tous les matins, il fallait lui apporter son café avec une pointe de lait concentré à la barre, s'amuse Gildas Morvan, embarqué avec Jean Le Cam sur la Jacques Vabre 2007. Ça m'arrivait de me faire engueuler quand le café était trop chaud. Tant qu'on lui en donnait, il pouvait barrer pendant des heures. A la fin de la transat, je maîtrisais parfaitement cet art du café tiède. Il faut dire que je ne me souviens pas l'avoir vu boire de l'eau pendant les quinze jours de la course..."

Le skipper Jean Le Cam, à  la veille du départ du Vendée Globe 2004, aux Sables-d'Olonne (Vendée). (ALEXANDRE MARCHI / GAMMA-RAPHO)

Pour Bernard Stamm, son partenaire sur la Barcelona World Race 2014, le souvenir est plus solide. "Il lui fallait du pain et du beurre. A défaut, des paquets de Krisprolls. Il les accrochait en hauteur, dans des filets, pour qu'ils restent croustillants sans prendre l'eau. Il y en avait plein la cabine !" Marié à une restauratrice, Jean Le Cam n'est pas le genre à se satisfaire de produits lyophilisés, le pain quotidien des skippers depuis des décennies. Monsieur cuisine à la poêle, qu'il pleuve ou qu'il vente, "car déjà, il y a l'odeur qui se dégage, donc ça donne envie de manger", confiait-il à France 3 Bretagne en 2012. Commentaire amusé de Roland Jourdain, qui le connaît depuis l'adolescence : "Jean n'est pas un accro de la préparation physique. Je ne sais pas quel rapport il a avec sa nutritionniste, mais il faut probablement qu'elle fasse des concessions."

De l'avis général, Jean Le Cam parle peu. Mais quand il l'ouvre, ce n'est pas pour brasser de l'air. Peu de gens peuvent se vanter d'avoir cloué le bec à Philippe de Villiers. La scène se passe au cinéma des Sables-d'Olonne, la veille du départ du Vendée Globe 2008. La salle est bourrée à craquer, les skippers occupent les premiers rangs, les journalistes derrière. Le président du conseil général de Vendée se gargarise au micro, chiffrant à plusieurs centaines de milliers de personnes l'affluence attendue sur le ponton pour le départ. Jean Le Cam prend la parole : "C'est génial, Philippe. Mais quand même, comment allons-nous faire pour arriver à l'heure sur le ponton demain matin, avec un sac, des bottes et la famille ?" Pris de court, De Villiers se retourne vers les deux directeurs de la course présents à ses côtés sur scène, qui cachent mal leur embarras. Il leur impose de prévoir une escorte de police pour les Le Cam à 7 heures au pied de leur hôtel.

L'homme politique lance ensuite : "Qui en veut une, également ?" Vingt-neuf doigts se lèvent, et la directrice générale de la course Sophie Vercelletto en est quitte pour passer son après-midi à négocier trente escortes avec la police nationale à la veille du départ, alors qu'elle a d'autres chats à fouetter. Denis Horeau, qui raconte la scène dans son livre Mon Vendée Globe (éd. François Bourin, 2020), commente : "C'est toujours Jean qui l'ouvre pour les autres." 

Pas la cote auprès des sponsors...

Ces dernières années, l'étoile de Jean Le Cam avait pâli. Sans doute la faute à une nouvelle génération de skippers, souvent ingénieurs, souvent salariés de leurs sponsors, qui ont un brin ringardisé le skipper solitaire qui mène sa barque de A à Z, avec le sponsor uniquement là pour mettre au pot. Le menhir se fait dinosaure. "On nous appelait les 'Tontons flingueurs', Jean, Mike Golding, et moi", sourit le skipper suisse Dominique Wavre. Des quinquas qui avaient la même façon de fonctionner. Avec en plus, pour Le Cam, un franc-parler qui faisait froid dans le dos à plus d'un directeur marketing.

"Ce n'est pas lui le plus diplomate. On l'imagine mal à La Défense avec une cravate et des souliers vernis en train de faire le tour des entreprises du CAC 40."

Dominique Wavre, skipper

à franceinfo

Lors des trois dernières éditions du Vendée Globe, Jean Le Cam a trouvé l'argent et le bateau – ou les deux – dans les dernières semaines avant la date limite. "Faire ça à l'arrache, ça lui ressemble. Il est heureux sur son chantier, à optimiser son bateau." On le voit particulièrement cette année où, avec un bateau vieux de 13 ans bichonné avec amour, Jean Le Cam est à la bagarre pour un podium, même après avoir fait un crochet pour sauver Kevin Escoffier. "Je n'aime pas trop quand on parle de 'vieux loup de mer' à son sujet, peste Yves Le Blevec. Ce n'est pas comme s'il naviguait encore avec un sextant."

Plus vraiment dans le coup pour la gagne, c'est encore Jean Le Cam qui fait le spectacle, avec une conférence de presse mémorable à son retour de l'édition 2012-2013. Il faudrait plutôt parler d'un karaoké géant, avec le navigateur debout sur la table en train d'interpréter le tube de Johnny Allumer le feu, version air guitare. "Si vous regardez bien sur la vidéo, on voit le directeur général de la course et d'autres responsables qui tiennent la table pour ne pas qu'elle s'écroule, s'amuse Denis Horeau. Et après, Jean Le Cam est parti en boîte, dont il n'est pas ressorti avant 7 heures du matin, alors qu'il avait 80 jours de course dans les pattes."

... Mais une grosse cote auprès du public

N'empêche, Le Cam, comme Johnny d'ailleurs, ça sentait un peu trop la naphtaline pour les sponsors. "Pour avoir bossé avec la Caisse d'Epargne sur le projet d'Isabelle Autissier en 1996, les sponsors ne visent que les jeunes, des clients à fidéliser, glisse Denis Horeau. Il y a très peu de communication pensée pour un public plus senior." Mais les artistes ont davantage de flair.

"Je me souviens d'une soirée au resto avec l'équipe du film 'En Solitaire' et les skippers du Vendée Globe. François Cluzet avait pris le pouls de la salle pendant un quart d'heure et n'avait plus lâché Jean lors du reste de la soirée."

Denis Horeau, ex-directeur de course du Vendée Globe

à franceinfo

Retour en 2020-2021. C'était vraiment la dèche chez les Le Cam avant le départ de la course, en novembre, au point qu'ils n'ont même pas pu mettre de côté une enveloppe pour Manu Guiavarc'h, le dessinateur qui avait posté un crobard quotidien sur la course du "roi Jean" en 2016 (jusqu'à 60 000 visites par post à l'époque). "Je poste un premier dessin pour le départ, obligé. Puis un second, en noir et blanc, pour signifier qu'on n'a pas d'argent. Je voulais bien le faire, mais pas gratuitement. Ni une, ni deux, un internaute met en ligne une cagnotte." La somme est rassemblée en quelques heures. Et depuis, Manu Guiavarc'h raconte dessin après dessin le Vendée Globe de son chouchou.

Le saviez-vous ? Jean Le Cam a réalisé la plus courte trajectoire depuis le début du Vendée Globe : 19457 milles nautiques !

Publiée par Manu fait son Vendée Globe sur Lundi 4 janvier 2021

"Le scénario, c'est lui. Je ne suis qu'un voleur. Je pique ses mots, ses émotions et j'en fais un dessin." Le livre compilant les dessins de 2016 avait dépassé les espérances de son éditeur. Un second est sur les rails pour le printemps prochain. "Est-ce que ça aurait marché avec un autre skipper ? Franchement, je ne sais pas. Mais ce dont je suis sûr, c'est que Jean a quelque chose en plus. La dernière fois qu'on avait rendez-vous, aux Sables-d'Olonne, il est arrivé en retard car un gars avait fait le voyage depuis Nancy pour le saluer." La Le Camania a de beaux jours devant elle.

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