Syrie : "Pour la Chine, la pérennité des Etats prime sur les valeurs morales"
Alors que Pékin reçoit une émissaire syrienne, le sinologue Jean-Luc Domenach décrypte les relations entre les deux pays.
SYRIE - "Il faut dénoncer cette attitude, qui est criminelle. Je crois que le mot n'est pas trop fort." Quand Alain Juppé prend la parole pour s'adresser à la Russie sur les ondes de France Inter, le 16 juillet, il n'est plus le ministre des Affaires étrangères, mais résume certainement la pensée de beaucoup au Quai d'Orsay. Pourtant, si la Russie s'oppose systématiquement à toute ingérence étrangère en Syrie, pesant de tout le poids de son veto au Conseil de sécurité de l'ONU, elle n'est pas seule.
Dans son sillage, Pékin se fait plus discrète. Mais sans la Chine, Bachar Al-Assad serait-il encore au pouvoir ? Rien n'est moins sûr. Le chef de l'Etat syrien ne l'oublie pas et sait qu'il faut choyer ce précieux allié. Pour être certain de bien se faire comprendre, il a choisi d'envoyer, mardi 14 août, la conseillère politique et communication de la présidence. Mission officielle : discuter d'une future "solution politique" au conflit qui s'éternise depuis mars 2011 et qui a déjà fait 21 000 morts. Mais aussi, certainement, de rassurer l'allié : le régime tiendra bon.
Le sinologue et politologue Jean-Luc Domenach décrypte pour FTVi les raisons du soutien chinois à la Syrie.
FTVi : Pourquoi la Chine s'oppose-t-elle à toute ingérence étrangère en Syrie ?
Jean-Luc Domenach : Il y a trois raisons. D'abord, les Chinois ont été furieux de ce qui s'est passé en Libye. Ils ont eu l’impression de s'être fait manœuvrer par les Occidentaux, notamment par les Français et les Britanniques. [Pékin estime que l'Occident a abusivement interprété la résolution de l'ONU destinée à protéger les populations civiles, dont le vote, en mars 2011, avait déclenché les frappes sur la Libye qui ont abouti à la chute de Mouammar Kadhafi.] Ils ont bien l’intention que ça ne recommence pas. C'est-à-dire que des votes très ciblés de l’ONU ne soient pas interprétés comme des autorisations de faire tomber les régimes.
La deuxième raison, c’est que les dirigeants chinois sont à la fois politiquement et psychologiquement très hostiles à l’islamisme, chez eux comme à l'étranger. [Les rebelles reçoivent le soutien de jihadistes.] C'est un problème à l'intérieur de la Chine et aussi dans le Xinjiang, la province la plus proche de l’Afghanistan.
Enfin, comme on dit en cyclisme, ils "se mettent dans la roue" des Russes, les laissent prendre les devants. Ce sont les Russes qui interviennent, qui soutiennent la colère de l’Occident.
Vous voulez dire que Chine et Russie ont intérêt à se soutenir mutuellement au Conseil de sécurité de l'ONU ?
Face à un Conseil traditionnellement dominé par les grands pays occidentaux - et d'abord les Etats-Unis -, Chinois et Russes savent bien qu'ils ont tout intérêt à s'allier. Les Russes y voient un avantage, car cela leur permet de reprendre un tout petit peu de la place qu’ils y occupaient auparavant.
L'argument majeur, c'est qu'en tant que membres permanents, la Russie et la Chine possèdent un droit de veto. Mais rares sont les pays qui osent l'exercer isolément. La France ne l'a pas utilisé depuis longtemps, comme la Grande-Bretagne. La Chine a pour principe de l’utiliser le moins possible. C'est pourquoi Chinois et Russes ont intérêt à s'allier pour légitimer, donner sens et puissance à leur veto, qui autrement est très difficile à cause de la presse, des ricanements à l’Assemblée générale de l'ONU, où il est mal vu.
La Chine cherche-t-elle à gagner de l'influence au Moyen-Orient ?
Le problème de la Chine n'est pas d'abord le Moyen-Orient, en tout cas politiquement. Elle y a déjà des cartes relativement fortes : elle est solidement installée en Irak, et l’Iran ne peut pas se priver de son soutien.
Pour elle, ce qui prime absolument, c’est la question du rôle de l'ONU et du rapport de force, des principes dits "humanitaires" dans les relations internationales. Les Chinois estiment que ce qui prime sur les valeurs morales, c'est la pérennité des Etats, à condition qu'ils soient capables d'accomplir leur devoir : se faire obéir des populations.
Les Chinois ont des positions dans le principal producteur de pétrole du pays. N'ont-ils pas encore d'autres intérêts économiques en Syrie ?
Ils sont marginaux, mineurs. La Chine n’a jamais joué un rôle très important dans ce pays, contrairement aux Russes. C’est vraiment la politique qui compte en la matière. D'autant qu'en ce qui concerne le pétrole, la Chine se sert, si je puis dire, en Irak, en Iran et ailleurs.
Dans ce contexte, la position chinoise est-elle susceptible de changer ?
Dès que les Russes ne tiendront plus le coup ou demanderont aux Chinois de partager une trop grosse partie de l’effort diplomatique à l’ONU, Pékin se retirera. Tout ça ne marche qu'à la condition que les Russes continuent à "prendre le vent", pour reprendre une autre expression cycliste. Les Chinois trouvent tout à fait avantage à suivre les Russes. Mais il faut qu'ils fassent le principal boulot.
Si Pékin doit intervenir en toute première ligne à l’ONU, alors la donne pourrait changer. La Chine pourrait estimer que ses intérêts commerciaux en Occident sont menacés. Sans les marchés américain et surtout européen, elle se retrouverait en très mauvaise posture. En fait, si nous étions, nous autres, peuples et gouvernements "humanitaires", capables économiquement de soutenir nos principes en Syrie, ce serait très simple. Il suffirait de politiser notre commerce.
Personne ne veut dire que les Chinois ont davantage besoin de l'Europe que l'inverse. Leur commerce avec l'Europe compte pour 20% des exportations chinoises. Or, leur économie tend à se dégrader. Donc si notre situation économique nous permettait de menacer la Chine de politiser notre commerce extérieur, nous sauverions en quinze jours la Syrie et le peuple syrien. Car sans le soutien chinois, les Russes devraient eux aussi réduire la voilure de leurs interventions. La vérité, c’est qu'avant la crise économique actuelle, les pays d'Europe n’avaient pas le courage, ni même la conviction de politiser leur commerce pour de grandes causes comme celle-là. Et ils le peuvent encore moins aujourd'hui.
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