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Cyclisme : en 1942, sous l'Occupation, le "Circuit de France" à la place du Tour de France pour servir la propagande de Vichy

Arrêtée depuis la victoire du Belge Sylvère Maes en juillet 1939, la Grande Boucle a vu le quotidien collaborationniste "La France socialiste" lancer une autre course à étapes à travers l'Hexagone en 1942. Un ersatz tombé dans l'oubli en raison de son organisation désordonnée et sous contrainte.
Article rédigé par Gabriel Joly, franceinfo: sport
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 6min
Les coureurs au départ du Circuit de France à Paris, le 28 septembre 1942. (ROGER PARRY)

C'est une page de l'histoire particulièrement méconnue. A l'occasion de la sortie de son roman Les forcés de la route, aux éditions En Exergue, le journaliste Etienne Bonamy revient sur l'épisode du Circuit de France. Une pâle copie du Tour de France, organisée sous l'Occupation. Car si elle a été créée en 1903 par le journal L'Auto (ancêtre de L'Equipe), la Grande Boucle, dont la 110e édition démarre samedi 1er juillet, a été mise en suspens après la victoire de Sylvère Maes en 1939.

Après le décès de Henri Desgrange, en 1940, alors que l'Allemagne nazie venait d'envahir l'Hexagone, c'est un certain Jacques Goddet qui reprend la tête des opérations sur le Tour. Mais alors que l'Occupant et le régime de Vichy réclament l'organisation de la course, le nouveau patron refuse. Résultat : en 1942, l'affaire est finalement confiée à Jean Leulliot, un ancien reporter de L'Auto désormais chef des sports au journal collaborationniste La France socialiste. L'épreuve se tient - non sans mal - du 28 septembre au 4 octobre de la même année. Aujourd'hui âgé de 102 ans, son dernier témoin est l'un des protagonistes du roman d'Etienne Bonamy, à qui il a livré ses souvenirs.

Des coureurs contraints de participer

Cet ancien coureur, c'est Emile Idée, Picard d'origine et sacré aux championnats de France en 1942 à Lyon, quelques jours avant le Grand départ de cet ersatz de Tour. Un statut qui le contraint. "Pour Jean Leulliot, l'absence du porteur du maillot bleu-blanc-rouge sur le Circuit était impensable. Comme Emile s'était fait prendre un an avant, après avoir franchi la ligne de démarcation pour participer à une course et qu'il a été très marqué par son passage en prison aux côtés de futurs déportés, il lui a mis la pression", explique Etienne Bonamy, restituant les récits sortis de la mémoire du champion.

"Je n’avais pas envie de courir ce Circuit de France, expliquait justement le cycliste vétéran dans les colonnes du Monde en 2022. Je n’ai jamais aimé les courses à étapes et puis, Leulliot et son journal, c’étaient les collabosMais il a menacé de me dénoncer aux Allemands". S'il ne s'alignait pas, Emile Idée risquait d'être envoyé au Service du travail obligatoire (STO) ou dans un camp de l'autre côté du Rhin. Peu à l'aise sur les courses à étapes, le jeune homme, de 22 ans à l'époque, est un pistard habitué du Vel' d'Hiv', où 13 000 juifs ont été raflés les 16 et 17 juillet 1942 sans qu'il soit au courant.

Il prend le départ, en non spécialiste, au côté des 71 autres participants, essentiellement Français ou Belges. "Ils touchaient certes des primes, mais appartenaient surtout aux 12 équipes convaincues par La France socialiste. Les coureurs n'avaient donc pas trop le choix de dire non. En plus, ce n'était que pour une semaine de course", détaille l'auteur qui s'est plongé dans les archives de l'époque.

Une organisation catastrophique

Au programme, 1 650 km sur six jours (soit une moyenne de 275 km par étape) et une boucle de Paris à Paris, en passant par Le Mans, Poitiers, Limoges, Clermont-Ferrand, Saint-Etienne, Lyon et Dijon. Un parcours semblable aux premières éditions du Tour de France encore rudimentaires, quarante ans plus tôt. Très vite, la course mais surtout les coureurs - boyaux sur le torse comme au début du siècle - pâtissent d'une organisation mal ficelée. "L'idée des Allemands était de montrer que le sport était plus fort que tout, avec leurs idéaux liés au corps et à la force physique. Ils ne se sont pas rendu compte des conditions climatiques du début du mois d'octobre qui frappaient les coureurs dans leur chair", retrace Etienne Bonamy.

"Comme tout le monde à l'époque, les coureurs utilisaient des tickets de rationnement donnés par leurs équipes. Mais faute d'argent suffisant et de place dans les hôtels, pour la plupart en faillite le long du parcours, ils dormaient dans des séminaires ou des dortoirs de lycée après avoir pédalé toute la journée."

Etienne Bonamy, auteur du livre "Les forcés de la route"

à franceinfo: sport

Malgré la présence de nombreux spectateurs au départ et à l'arrivée des trop longues étapes, le contexte de guerre se fait par ailleurs sentir dans le peloton. Que ce soit les soirs rythmés par les couvre-feux ou au moment de franchir la ligne de démarcation entre la zone occupée et la zone libre. Au niveau de Jardres, dans la Vienne, les cyclistes perdent ainsi près de trois heures au poste de contrôle en plein milieu d'une étape. "Ce qui est assez frappant quand on se replonge dans la presse de l'époque, collabo ou pas, c'est que cela semble normal. Pour nous, cela paraît irréel mais les journaux racontaient la course en mentionnant une simple perte de temps à ce niveau. C'est comme si on racontait un match de foot en Ukraine en élipsant une alerte à la bombe", note celui qui a été rédacteur en chef à L'Equipe.

Un fiasco jamais reconduit

Si le Belge François Neuville s'adjuge finalement le maillot zébré noir et blanc de leader, seuls 29 concurrents arrivent à Paris, au bout de cette semaine de course. Le Circuit de France est un fiasco majeur et il ne sera jamais reconduit. Dans les mois qui suivent, les Allemands sont surtout préoccupés par la progression des Alliés et de la Résistance débarquée en Algérie en novembre 1942.

Le peloton du Circuit de France sur les routes entre le 28 septembre et le 4 octobre 1942. (ROGER PARRY)

Sauvé par les témoignages de ses confrères à la Libération, Jean Leulliot deviendra finalement un directeur de course reconnu et relancera Paris-Nice dès 1951. "Sans l'exonérer de ses actes collaborationnistes, je crois qu'être le patron du Circuit de France relevait essentiellement pour lui d'une question d'égo, d'ambition personnelle. Il était porté par l'envie de montrer que l'on pouvait organiser un grand Tour malgré les circonstances", juge Etienne Bonamy.

Il faudra attendre 1947 et la fondation de L'Equipe par Jacques Goddet pour que le Tour de France et sa fameuse tunique jaune fassent leur grand retour. Emile Idée sera de la partie avec son second maillot de champion de France sur le dos. Il gagnera même une étape deux ans plus tard, un 14 juillet qui plus est. De quoi faire oublier ce Circuit de France une bonne fois pour toutes.

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