Au Québec, le "printemps érable" prend racine
La province canadienne connaît depuis plus d'un mois une mobilisation étudiante sans précédent, contre le triplement des droits de scolarité. Et plus largement, contre la politique menée par le gouvernement libéral.
"Torpinouche de grosse manif Dimanche Soir round VI !", annonçait la page Facebook. Pour la sixième soirée consécutive, les jeunes Québécois ont défilé, dimanche 29 avril, dans les rues de Montréal, contre la hausse des frais de scolarité proposée par le gouvernement libéral de Jean Charest. Depuis la mi-février, le Québec vit au rythme des plus grosses manifs étudiantes de son histoire. Le 22 mars, ils étaient près de 250 000 à marcher dans les rues de Montréal. Dimanche soir, un petit millier défilait, contre 4 000 la veille. Et les professeurs aussi sont de la partie.
Contre l'endettement des étudiants
Le Premier ministre du Québec, Jean Charest, a en effet prévu de tripler les droits de scolarité (gelés depuis les années 1990) d'ici à 2017, pour les porter de 2 168 à 3 793 dollars canadiens (de 1 663 à 2 910 euros) par an et permettre ainsi le financement des universités en améliorant la qualité de l'enseignement.
Sauf que lesdits frais subissent déjà de légères hausses depuis 2007, sans que les changements promis par le gouvernement soient perceptibles. Et le Québec a beau bénéficier des frais les moins élevés au niveau national (environ 1 660 euros par an, contre le double dans l'Ontario et bien plus aux Etats-Unis), les étudiants en colère veulent "prendre exemple sur les pays scandinaves, sur la France et l’Allemagne, qui ont des frais de scolarité très bas", rapporte Rue89.
Un petit carré de feutrine rouge épinglé sur la veste, ils marchent donc contre l'endettement qui les guette, et contre le modèle américain. Ils prennent en exemple le président des Etats-Unis, Barack Obama, qui a avoué il y a quelques jours avoir fini de rembourser son prêt étudiant... il y a seulement huit ans.
Les négociations semblent bloquées. Vendredi 27 avril, le Premier ministre québécois a proposé une bonification des bourses étudiantes et un étalement de la hausse à 82% sur sept ans. Une offre jugée "insultante" et rejetée à l'unanimité dimanche par la Coalition large de l'association pour une solidarité syndicale étudiante (Classe), la plus importante organisation étudiante, et la plus radicale.
La CLASSE rejette à l'unanimité l'offre du gouvernement Charest du 27 avril 2012 #GGI #polqc #assnat #non1625
— CLASSE (@ASSEsolidarite) April 29, 2012
"Les association étudiantes n'ont pas été en grève pendant 11 semaines pour hériter d'une hausse des frais de scolarité supérieure", a expliqué son porte-parole, Gabriel Nadeau-Dubois. Car d'après les fédérations étudiantes et universitaires, avec cet étalement, la hausse initiale de 1 625 dollars passerait dès lors à 1 778 dollars. Ouch !
Le gel des frais de scolarité devait permettre l'accessibilité des Québécois à l'université. Or, aujourd'hui, le taux de "diplomation" (taux d'obtention d'un diplôme universitaire) dans la province est le plus bas du pays. Une augmentation des droits risquerait donc de le réduire encore. Mais tous ne sont pas d'accord. "Personne ne souhaite que la fréquentation universitaire s'amenuise, mais personne ne souhaite que la qualité de l'enseignement universitaire diminue en raison d'un manque de ressources financières", défend, dans une tribune sur Le Devoir, un étudiant de Montréal.
Contre la politique de Charest et l'exploitation du Grand Nord
Les ramifications de ce "printemps érable", enfant du printemps arabe et des indignés du monde entier, sont nombreuses. C'est toute la politique de Jean Charest, élu il y a neuf ans, qui est remise en question. Le manifeste du mouvement, visible sur printempserable.org, évoque pêle-mêle le droit à l'éducation, l'économie solidaire, la démocratie, les peuples autochtones…
La question environnementale est aussi mise en avant par les manifestants, qui s'opposent aux décisions de leur gouvernement fédéral : le Canada fut le premier pays à quitter le protocole de Kyoto en décembre 2011, il exploite en Alberta les sables bitumineux qui grignotent la forêt boréale et sont responsables de rejets chimiques toxiques, et nie les risques liés à l'industrie du gaz de schiste…
Au niveau provincial, Jean Charest est à l'origine du projet Plan Nord, "l’un des plus grands chantiers de développement économique, social et environnemental", qui vise à développer le Grand Nord québécois, une zone de plus d'un million de km² (deux fois la superficie de la France métropolitaine). "Elle dispose d’une des plus importantes réserves d’eau douce au monde", "renferme des ressources fauniques exceptionnelles" et "constitue un des derniers potentiels de conservation de vastes territoires naturels intacts au monde", énumère le site officiel. Le projet devrait créer 20 000 emplois par an, mais pourrait aussi avoir un impact très négatif sur ce territoire presque vierge, où se multiplieront réseaux routiers et exploitations minières.
Mais alors que l'opinion ne le soutient pas, que les libéraux ont atteint des sommets d'impopularité, la radicalisation des étudiants risque de faire le jeu de Charest. Car si, dans l'ensemble, les manifestations ne connaissent pas de débordements, si la police montréalaise ne joue pas (trop) de la matraque, des banques ont tout de même été vandalisées, et des voitures et des vitrines aspergées de peinture.
En jouant le pourrissement du mouvement et incarnant un Premier ministre droit dans ses bottes, Jean Charest pourrait en profiter pour organiser des législatives anticipées et se faire réélire. "[Il] incarne la légitimité nationale en étant le premier responsable de l'ordre et de la sécurité de tous devant l'anarchie", juge Frédéric Bastien, professeur d'histoire, sur le Huffington Post Québec.
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