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CD, livres, DVD : peut-on encore vendre de la culture en 2012 ?

La décision de la Fnac d'ouvrir un magasin pilote dans lequel l'électroménager design côtoiera la culture et l'informatique grand public pose la question de l'existence des boutiques culturelles à l'heure du tout-numérique. 

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Les grandes enseignes culturelles doivent compenser les pertes dues à la dématérialisation en diversifiant leur offre, au détriment des biens culturels physiques. (NIGEL CRANE / REDFERNS / GETTY IMAGES)

Séisme commercial chez "l'agitateur de talents" : à partir du vendredi 30 mars, la nouvelle Fnac de Rosny 2 (Seine-Saint-Denis) propose dans ses rayons, aux côtés des trois tomes de la saga Hunger Games et du dernier Justin Bieber, des produits électroménagers. Avec ce magasin pilote, le supermarché de la culture cherche à élargir son domaine d'activité alors que ses ventes ont diminué de 3,2% en 2011, en raison de la dématérialisation des biens culturels.

La situation de la Fnac est symptomatique de l'inquiétude qui gagne l'ensemble des vendeurs de culture. Pour survivre, ils doivent s'adapter. Oui, mais comment ?

• En acceptant l'inévitable dématérialisation

Avant de subsister à la marge, les disquaires et les libraires indépendants ont souffert de la concurrence des supermarchés de la culture. Invincibles, gigantesques, Fnac, Virgin ou Gibert Joseph déployaient leurs rayons dans les villes. Après le passage du tsunami numérique, même Goliath connaît des signes de faiblesse. "Le marché des produits culturels baissait d'environ 2% chaque année depuis 2006, a expliqué le PDG de la Fnac, Alexandre Bompard, interrogé en janvier par Le Figaro. Il a reculé de plus de 5% en 2011." 

Auteur d'une étude sur le commerce physique des biens culturels réalisée pour le ministère de la Culture en 2011, Philippe Moati relativise : "Ce n'est pas que le marché de la culture est en déclin. Il se déplace." Vous achetez vos BD sur Amazon ? Vous téléchargez votre musique plutôt que d'acheter des CD ? Vous avez troqué vos livres de poche contre une liseuse ? Félicitations, vous êtes un consommateur moderne… et une plaie pour les commerces spécialisés. "La culture est un domaine particulièrement adapté au e-commerce. Et surtout, il se prête à la dématérialisation, souligne l'économiste. Certains estiment que l’édition numérique pourrait conquérir 10% à 15% du marché dans les cinq ans à venir."

• En faisant des économies 

Pour pallier la baisse des ventes de biens culturels physiques, la Fnac a par ailleurs annoncé en janvier un plan d'économies de 80 millions d'euros d'ici à 2015, qui comprend la suppression de 500 postes. Son concurrent, Virgin, a aussi revu l’ambition de ses "Megastore". En France, ses effectifs sont passés en dix ans de 1 800 personnes à 1 230, relève Le Nouvel Obs. Il existe actuellement une trentaine de magasins dans l'Hexagone. Le groupe créé par Richard Branson envisage également de réduire la taille de ses boutiques afin d’économiser sur l’immobilier. Il doit présenter sa nouvelle stratégie en avril.

• En inventant des magasins hybrides 

Avec un espace maison inédit, de nouveaux univers centrés sur l'enfant, la reprise des appareils électroniques d'occasion, le service après-vente ainsi qu'un rayon tendance et lifestyle, détaillent Les Echos, la Fnac de demain a misé sur l'élargissement de son offre plutôt que sur la réduction de son espace. "Si ce choix paraît étonnant, il reste cohérent, note Philippe Moati. La Fnac intervient dans les loisirs. Après les jouets et l'électronique tout public, l'enseigne veut capitaliser sur son image pour vendre un certain art de vivre. C'est pourquoi elle propose de l'électroménager différenciateur, design, etc. On reste dans le même esprit. C'est ce que fait le médiastore Alice [présent en Gironde], qui propose des biens culturels, mais aussi du vin."

Pour combler à la fois le manque à gagner causé par l'effondrement des ventes et le vide que cela provoque dans les rayons, l'idée est également de créer "des espaces agréables pour provoquer l'achat impulsif". "Si les gens ne vont plus consommer d'eux-mêmes dans ces enseignes, il faut que les enseignes aillent à la rencontre de leur public", explique Philippe Moati. Aux Etats-Unis par exemple, où le prix unique du livre n'existe pas, la chaîne de librairies Barnes & Nobles, en difficulté, s'est associée aux cafés Starbucks.

• En supprimant la frontière entre boutique en ligne et boutique tout court

La vente de la culture sous forme de livres, CD et DVD peut se poursuivre sur internet, via les sites des enseignes. Ainsi, "Fnac.com talonne Amazon", rappelle Philippe Moati. A l'inverse, "Apple ouvre des Apple Stores, et même Pixmania va ouvrir des magasins physiques, sortes de showrooms destinés à soutenir l’activité Internet", ajoute l'économiste Henri de Bodinat, dans un billet publié sur son blog. Sur le modèle de Barnes & Noble qui "réalise aujourd’hui plus d’un milliard de dollars de chiffre d’affaires avec son propre e-book reader et ses téléchargements de livres", note-t-il, la Fnac a lancé fin 2011 sa tablette Kobo, présentée ici par Numerama. Bref, il y a de l'avenir pour les modèles mixtes physiques/numériques.

• En respectant la spécificité du secteur culturel  

Non, on ne vend pas un beau livre comme une machine à smoothies. A en croire le billet de blog de Henri de Bodinat, la diversification de l'offre de la Fnac confirme en outre un mépris du géant pour cette "forme de commerce d'exception" qu'est la culture. "Les dirigeants ou actionnaires successifs ont réussi à augmenter de façon fugace la rentabilité à court terme tout en dégradant l’expérience utilisateur et en détruisant le concept", accuse-t-il. Comment ? "En faisant venir à la Fnac des spécialistes de la grande distribution (...), de la rotation de stocks, de la rentabilité au mètre linéaire rayon par rayon, en pressant comme du citron un personnel payé à réassortir et non à conseiller." Pour beaucoup, la culture se doit de rester un commerce de passionnés, prêt à voler au secours de mamans perdues au rayon hip hop une veille de Noël. 

"J'ai honte aujourd'hui de devoir dire aux clients qui ne cherchent pas le dernier blockbuster sorti en DVD ou le dernier disque de Lady Gaga que malheureusement nous n'avons plus ces petits films indépendants, ou ce disque édité à 500 exemplaires", lui répond Bimbo dans les commentaires, lui-même vendeur à la Fnac. "Il ne faut pas négliger la capacité de conseil d'Amazon, via ses algorithmes et les commentaires des internautes, relativise Philippe Moati. Hormis en BD ou en photo, secteur où la Fnac avait un temps voulu miser sur la qualité du conseil, je doute que les clients venaient dans ces grandes enseignes pour ce service."

• En luttant pour survivre

Quid des "petits" ? Disquaires indépendants et libraires "ont été les premières victimes de la dématérialisation, note Philippe Moati. Les disquaires ont quasiment disparu, mais en ce qui concerne les libraires, le développement plus ou moins rapide des livres numériques aura un rôle déterminant." Heureusement, "l’attachement d’une partie importante du public aux supports physiques" freine la chute des biens culturels tangibles, reconnaît-il. Ainsi, les collectionneurs de vinyles sont légion et les bédéphages adoptent moins le numérique.

Côté disques, le Club action des labels indépendants français (Calif) défend les disquaires indépendants. En organisant le premier "Disquaire Day" en 2011, l'organisme y a attiré les clients en proposant des éditions limitées, des inédits d'artistes mondialement connus (Gorillaz, MC5 ou Afrika Bambaataa seront de la partie en 2012) exclusivement réservés aux disquaires de quartier.

Côté bouquins, un rapport intitulé "Soutenir la librairie pour consolider l'ensemble de la chaîne du livre : une exigence et une responsabilité partagées" a été remis lundi 19 mars à Frédéric Mitterrand par Teresa Cremisi, PDG de Flammarion. Ce document propose un fonds de soutien aux actions qualitatives. "En France, éditeurs et distributeurs demeurent mobilisés pour permettre la survie de ces petits acteurs culturels", relève Philippe Moati.  

Se joignent à la lutte les anti-e-books militants tels que l'écrivain Frédéric Beigbeder, porte-parole des accros à l'odeur du papier. "Le monde disparaît et se recompose tout le temps", a beau lui assurer l'écrivain François Bon dans une rencontre sur le livre numérique organisée par L'Express"Un fait majeur de ma vie, c'est la disparition des aciéries", prend-il en exemple. Donc "je suis le cégétiste qui défend la sidérurgie ?", lui répond l'auteur de 99 francs. Avec la Fnac et Virgin, la culture perd peut-être des usines, elle n'en garde pas moins ses artisans. 

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