: Grand entretien "Ce que la Palestine apporte au monde" : "La seule chose que vous pouvez emporter en exil, c’est la culture", selon le commissaire Elias Sanbar
Elias Sanbar, écrivain et diplomate palestinien, est le commissaire général de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde, à l’Institut du monde arabe (IMA). Succès massif pour l’Institut avec cette exposition qui réunit une collection de dons d’artistes du monde entier. Négociateur et ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco de 2005 à 2021, Elias Sanbar a défendu de nombreux combats pour la reconnaissance de la Palestine.
Aujourd’hui, il porte la collection du futur Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, dont une partie est montrée pour la première fois à l’IMA. Très sollicité depuis les événements en octobre entre Israël et le Hamas, Elias Sanbar a trouvé le temps pour nous accorder un entretien.
Franceinfo culture : Dans cette exposition, les mots écrits sur les murs sont clairs. La colonisation, des territoires sous contrôle, un oppresseur, une injustice. En quoi est-ce important de nommer clairement la situation telle qu’elle existe depuis de nombreuses années maintenant ?
Elias Sanbar : Il n’y a jamais eu une exposition culturelle comme celle-ci consacrée à la Palestine. Il était très important de dire les choses clairement et justement. Des mots qui n’accompagnent pas d’habitude une exposition de peinture palestinienne. On tourne souvent autour de l’esthétique. Là, nous sommes partis sur autre chose : être dans le conflit, sans être recouverts par le conflit.
Cela reste une exposition culturelle. Elle ne retrace pas l’histoire du conflit. Dans une des salles, le poète Mahmoud Darwich dit les choses très clairement : "Qui suis-je ?". La question de l’identité est fondamentale dans le conflit et l’expression culturelle palestinienne. Nous sommes un peuple, une multitude de personnes, à qui on dit très fréquemment qu’il n’existe pas. Nous savons qui nous sommes. Cette exposition vous le montre.
C’est ce qu’explique d’ailleurs le titre de l’exposition trouvé par Jack Lang. Nous apportons une réponse au titre Ce que la Palestine apporte au monde. On en parle à tous les niveaux : les arts plastiques, les écrivains solidaires comme Genet, la force du poème avec Darwich ou les photographies.
Le public qui fréquente l’exposition est plutôt jeune, la moitié a moins de 26 ans. On a pu rencontrer une partie de ce public qui affirme être en quête de réponses. Est-ce important d’avoir des lieux culturels où le public peut aller d’une certaine manière à la rencontre du peuple palestinien à travers ses artistes pour trouver des réponses ?
C’est enthousiasmant et formidable à quel point le public a compris cette exposition. Nous sommes d’ailleurs débordés avec des files d’attente énormes. Nous accueillons 1 500 visiteurs par jour. On va atteindre des chiffres impressionnants pour une exposition palestinienne. Les œuvres sont constituées de dons. Il n’y a que des artistes solidaires. La solidarité est une dimension de la culture aujourd’hui en Palestine. Le public doit aussi comprendre une autre dimension, celle de l’accueil dans une société d’exclus, de réfugiés.
Un groupe d’étudiants en art est venu plusieurs fois pour développer un travail. Plusieurs d’entre eux ont servi de guides aux visiteurs. J’ai pu constater la joie que l’exposition a pu susciter. L’intérêt pour l’exposition était déjà présent avant les récents événements, même si le contexte actuel fait venir un public qui ne serait jamais venu.
Nous n’avons pas commencé à nous intéresser à la culture palestinienne il y a cinq mois. Malgré la force sonore du conflit, l’idée de montrer des œuvres, de faire entendre un poème est une bouffée d’oxygène. Nous avons commencé avant les événements récents. Je suis très reconnaissant envers Jack Lang. C’était son idée et j’ai commencé à travailler à sa demande.
Comment les cultures palestiniennes peuvent continuer à subsister alors que la majorité du peuple est en exil et celui à Gaza en train d’être décimé ?
La culture n’est pas en péril. Ce n’est pas la première épreuve par laquelle on passe. Le massacre de Sabra et Chatila, tous les bombardements du Sud-Liban et des bases palestiniennes, on a tout le temps vécu des massacres depuis 1948 et la Nakba. Les gens ne savent pas, mais les Palestiniens sont partis à la suite d’une succession de massacres ponctuels. Le message passé était clair : si vous voulez la vie sauve, partez. Si vous êtes récalcitrants, voilà ce qui va vous arriver.
Il y a eu beaucoup de petits massacres. Cela facilitait l’expulsion. Ce n’est pas nouveau. Quand la Nakba survient en 1948, il y a seulement un million de Palestiniens selon les recensements britanniques. Beaucoup penseraient donc qu’il est facile de nous sortir de scène. Voyez vous-même le résultat : nous sommes encore là.
On revient à l’idée fondamentale de la terre sainte. C’est le seul endroit de la planète qui est saint pour les trois monothéismes : judaïsme, christianisme et islam. Sur cette terre sainte, l’une de ses caractéristiques est la centralité du savoir et des connaissances. C’est une pratique constante et très active. L’expulsion des Palestiniens en 1948 a renforcé cela. La seule chose que vous pouvez emporter dans votre exil, c’est la culture. Mon père est parti avec une veste, une chemise et un pantalon. Rien d’autre. Il avait l’obsession de nous mettre avec mon frère et mes sœurs dans les meilleures écoles à son arrivée au Liban.
Vous avez passé plus de 16 ans à l’Unesco. Quels progrès avez-vous pu constater dans la résolution du conflit ou au contraire, pensez-vous que le maintien de la paix n’est pas suffisamment efficace de la part de ces organisations ?
Plus de 800 000 Palestiniens ont été exilés après la Nakba. Ils ont été pris en charge dans des camps par l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens. L’agence a instauré l’éducation gratuite et générale à tous les enfants des camps de réfugiés. Vous imaginez les générations produites dans les camps de la tristesse et du malheur ? Ces générations ont donné des élites même si elles étaient privées de leurs maisons, de leurs champs et se retrouvaient dans la pauvreté.
En 16 ans avec ma délégation à l’Unesco, nous avons réussi deux percées énormes. D’abord celle de faire de la Palestine un pays membre. C’est la seule agence internationale où la Palestine est pays membre. Nous avons réussi à faire reconnaître que ce pays existe, même s’il est occupé. Nous avons inversé l’énoncé habituel qu’on nous impose, le "vous n’êtes pas un pays". Nous n’avons plus rien à prouver. Ça a été la bataille la plus rude parce que les Israéliens et les Américains ont tout de suite perçu la portée politique de cette entrée en tant que pays. Nous avons reçu beaucoup de menaces. Ça a été bizarrement une belle expérience, parce que je me battais tout de même contre un occupant.
Nous avons aussi mené un combat permanent pour inscrire des sites au patrimoine mondial comme Bethléem, Battir, et surtout Hébron comme des biens palestiniens. Je ne sais pas si vous réalisez ce que cela représente d’inscrire le tombeau d’Abraham, Isaac et Jacob avec ce conflit. C’est aujourd’hui un site du patrimoine palestinien. Nous avons une liste énorme. C’est à chaque fois une bataille politique. Ce n’est pas seulement pour l’architecture, la beauté et l’histoire des lieux. C’est en permanence relié à l’idée que vous n’existez pas et ça dépasse la culture.
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