Visite en avant-première de l'exposition "Building Chris Ware" avec "le plus grand auteur de bande dessinée vivant"
C'est "l'événement" de la 49e édition du festival international de la bande dessinée d'Angoulême : l'exposition "Building Chris Ware", consacrée au travail de l'auteur américain, Grand Prix 2021, considéré comme l'un des "plus grands auteurs de bande dessinée vivant".
Il arrive presque sur la pointe des pieds, petites lunettes, un bonnet vissé sur la tête, et soudain cette impression familière quand il l'enlève et dévoile ce crâne bombé. On croirait presque qu'il vient de s'échapper d'une des planches exposées dans la pénombre de l'entrée de l'exposition.
L'auteur américain, sacré Grand Prix 2021, tout juste arrivé, découvre en même temps que la presse l'exposition Building Chris Ware , cette grande rétrospective consacrée à son oeuvre, présentée à l'Espace Franquin à Angoulême du 17 au 20 mars. Une exposition qu'il a largement contribué (à distance pour cause de Covid), à construire avec Benoît Peeters, Julien Misserey et Sonia Déchamps, les trois commissaires.
Une autre forme de lecture
"Tous ses trésors sont ici, dans cette exposition", commence Benoît Peeters. "J'ai appris le français à l'école élémentaire, mais c'est bien trop loin pour que je puisse vous parler dans cette langue", s'amuse Chris Ware. "C'est étrange d'être ici, dans le noir, observé par tout ce monde, mais je suis très honoré" continue-t-il en anglais, manifestement intimidé par la foule de journalistes du monde entier venus découvrir son exposition. Sa fille de 17 ans est là elle aussi, très émue de découvrir le travail de son père dans l'exposition.
"Chris Ware, c'est avant tout une expérience de lecture, mais le public a accès à ses livres, donc ce que nous avons voulu privilégier dans cette exposition, c'est avant tout la rareté, les choses auxquelles le public n'a habituellement pas accès, les coulisses, et aussi une autre forme de lecture avec la présentation de ses originaux, des grands formats verticaux, alors que tous ses livres sont en format horizontal, c'est surprenant", confie Benoît Peeters à Franceinfo Culture.
Plus de 120 planches originales et de nombreux objets sont ainsi exposés dans une scénographie qui suit un fil chronologique, articulé en cinq espaces consacrés à ses œuvres les plus emblématiques. "On aurait pu travailler sur des thématiques, mais il nous a semblé plus judicieux de présenter l'évolution de son travail, qui est extraordinaire. Cela permet une approche aussi plus "facile" pour le grand public, qui peut être réticent à entrer dans une œuvre souvent considérée à tort comme une œuvre un peu conceptuelle, un peu elliptique, un peu intello", souligne Julien Misserey, co-commissaire, fin connaisseur et grand fan depuis les origines.
"Pour moi, Chris Ware est le plus grand auteur de bande dessinée vivant, celui qui a le plus apporté à la bande dessinée en deux-trois décennies. Son œuvre est sans pareil, il a littéralement modifié le langage de la bande dessinée, pas seulement la page, la structure de la page, mais le langage lui-même".
"C'est comme si Dieu m'avait appelé"
Chris Ware naît en 1967 dans le Nebraska. Il s'installe pour ses études en 1991 à Chicago, ville qu'il n'a pas quittée depuis, et dont l'architecture fait partie intégrante de son œuvre. "Pour moi, l'architecture est essentielle, car je pense que la bande dessinée est l'architecture de l'esprit", confie-t-il dans les allées l'exposition.
Chris Ware démarre sa carrière en faisant des dessins pour la presse, et notamment dans RAW, la revue dirigée par Art Spiegelman (Maus), quatre pages, à sa demande. "C'est comme si Dieu m'avait appelé", racontera-t-il plus tard. Il esquisse ensuite les premières lignes de l'œuvre que l'on connaît aujourd'hui avec son projet Acme Novelty Library, une série de livrets aux formats très divers, dans lesquels il commence à développer des personnages comme Quimby the Mouse, Potato Guy, Sparky ou encore le fameux Jimmy Corrigan, son alter ego de papier.
Ce personnage deviendra le héros de son premier album, publié en 2000, Jimmy Corrigan : the Smartest Kid on Earth (Jimmy Corrigan, le gamin le plus intelligent du monde, Delcourt, 2002). Multiprimé, Jimmy Corrigan reçoit un accueil critique enthousiaste aux États-Unis et dans le monde entier. Prix de la critique en 2003 à Angoulême, son album est aussi la première bande dessinée, et la seule jusqu'ici, à recevoir le Guardian First Book Award en Grande-Bretagne.
Conçu "comme une expérience", ce livre est en partie autobiographique, avec comme point de départ une lettre imaginaire que son père, parti quand il est né, lui aurait écrite. L'auteur remonte dans le temps, et entre dans les interstices d'une histoire familiale empreinte de mystère, et dans la psychologie complexe de ses personnages.
Mais c'est surtout la forme de cet album qui constitue une petite révolution dans l'histoire de la bande dessinée. Chris Ware propose une narration inédite, très singulière et très élaborée, dans laquelle il met en scène aussi bien les personnages que les décors, les objets, ou encore les textes, agencés d'une manière qui évoque des plans, des notices, des pictogrammes, mais qui tisse en réalité des histoires et des mondes aux déploiements infinis.
Une "réinvention formelle permanente"
On peut voir dans l'exposition des raretés qui permettent d'appréhender le processus créatif de Chris Ware, comme ce cahier de notes préparatoires à Building Stories. "C'est une véritable bible, un enchevêtrement de multiples récits, allant de textes de Charles Dickens, à David Copperfield, en passant par Tolstoï ou encore des dialogues avec sa grand-mère, et le plus extraordinaire, c'est que chaque texte est en correspondance avec une page de l'album, c'est vertigineux !", s'enthousiasme Julien Misserey.
"Rien n'est laissé au hasard, il a vraiment un côté control freak", ajoute le commissaire. "Mais ce qui est vraiment intéressant, et que l'on a essayé de montrer dans cette exposition, c'est l'évolution de son travail. Il a commencé par une bande dessinée autobiographique, centrée sur lui-même, avec un cadre plutôt rigide, pas très sexy, et puis il est devenu papa, et là, cela a été une véritable révolution, qui se voit dans son œuvre. On voit avec Building Stories un basculement, une véritable ouverture au monde", raconte Julien Misserey. "C'était vraiment intéressant de montrer cette réinvention formelle permanente", ajoute le commissaire.
L'exposition présente également les objets fabriqués par Chris Ware, une part importante de sa création "et gentiment prêtés par l'auteur, même s'ils sont fragiles", note Benoît Peeters. "La bande dessinée est un travail très douloureux", confie Chris Ware. "Quand je dessine, j'entends toujours cette petite voix intérieure qui me dit ceci cela, c'est pas bien, tu peux mieux faire, recommence ! Alors la fabrication des objets est une bonne diversion. Quand je fais ça, les petites voix intérieures se taisent, c'est très reposant."
Peut-on encore appeler l'œuvre de Chris Ware de la bande dessinée ? "Ah oui bien sûr", estime Julien Misserey. "Je pense qu'il y a une vraie filiation de son travail avec la bande dessinée classique, et je pense d'ailleurs qu'il le revendique", avance le commisaire d'exposition.
"Je pense que la bande dessinée offre la possibilité d'une densité supérieure à celle d'aucun autre médium, et je trouve surprenant que tant de dessinateurs semblent rechercher une lecture rapide, sans égard pour la beauté et la richesse du langage qu'ils utilisent"
Chris Ware"Chris Ware Building"
Un langage que cet immense auteur a hissé au plus haut. "Cette exposition arrive à un très bon moment, avec la richesse déjà exceptionnelle d'une œuvre, pour un auteur encore jeune, et la promesse de ce qu'il reste encore à venir…", conclut Benoît Peeters.
- Exposition Building Chris Ware, Espace Franquin, Angoulême, du 17 au 20 mars 2022
- Masterclass Chris Ware, samedi 19 mars à 10h00, Espace Franquin
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