Pourquoi des femmes défendent-elles la "liberté d'importuner" pour les hommes face au mouvement #BalanceTonPorc ?
Après la publication d'une tribune dans "Le Monde" cosignée par 100 femmes dont Catherine Deneuve, défendant une "liberté d'importuner", franceinfo a interrogé Eric Fassin, sociologue et enseignant à l'université Paris VIII, sur les raisons de cette contestation des mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc.
C'est un texte qui ne cesse de susciter des réactions, plus de trois jours après sa publication. En France comme à l'étranger, des voix s'élèvent toujours pour commenter une tribune publiée dans Le Monde, mardi 9 janvier, défendant "une liberté d'importuner, indispensable à la liberté sexuelle". Une manière, pour les 100 femmes signataires de ce texte – dont l'écrivaine Catherine Millet, l'actrice Catherine Deneuve et la journaliste Elisabeth Lévy – de critiquer la libération de la parole des femmes sur les réseaux sociaux (et la "campagne de délations et de mises en accusation publiques" visant plusieurs hommes), à travers les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc.
En défendant cette "liberté d'importuner", ce texte remet en avant l'idée d'une "séduction à la française", d'une culture marquée par la liberté sexuelle, qui serait ainsi menacée par cette prise de parole collective contre le harcèlement. Comment expliquer cette réaction ? Eléments de réponse avec Eric Fassin, sociologue et enseignant à l'université Paris-VIII, chercheur au sein du laboratoire d'études de genre et de sexualité (LEGS) et auteur de plusieurs ouvrages dont Le sexe politique. Genre et sexualité au miroir transatlantique (Ed. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2009).
Franceinfo : Comment expliquez-vous que des femmes défendent, en France, la "liberté d'importuner" pour les hommes, en réponse aux récents mouvements de lutte contre les violences sexuelles ?
Eric Fassin : Il n'est pas inhabituel que des femmes prennent la parole pour tenir un discours antiféministe. Et il ne faut pas s’en étonner : les femmes ne sont pas féministes par nature. Avec ces prises de position "à contre-emploi", elles peuvent bénéficier d'un écho médiatique considérable. Aujourd’hui, en France, une centaine de femmes antiféministes réussissent à faire autant de bruit que des milliers et des milliers de femmes féministes.
On connaît la vieille rengaine de la singularité française, d'une certaine "culture de la séduction" en France. Cette culture nationale nous ferait échapper à la politisation des questions sexuelles. "L'exception sexuelle" française va aujourd'hui de pair avec une "exception culturelle". On l’a vu avec l’affaire Polanski, tout se passe chez nous comme si les artistes avaient le droit de se soustraire aux règles sociales communes. C’est une posture aristocratique. En réaction contre ce que j’appelle la "démocratie sexuelle", avec sa double exigence de liberté sexuelle et d’égalité entre les sexes, l’antiféminisme joue la liberté contre l’égalité. Et en poussant cette rhétorique jusqu’à la caricature, cela donne aujourd’hui "la liberté d'importuner".
Cette défense d'une liberté de séduction est-elle une réaction spécifique à la France ?
Non. Certes, dans les années 1990, lorsqu'un juge de la Cour suprême américaine est accusé de harcèlement sexuel, on dénonce déjà en France un "puritanisme américain", ou comme Élisabeth Badinter, une "chasse aux sorciers". On a alors opposé la "séduction à la française" au féminisme de la "guerre des sexes", censée définir l'Amérique. Mais plusieurs femmes américaines ont également mené, à l'époque, cette offensive antiféministe. Certaines l'ont fait sur un mode conservateur, d'autres dans un registre libertaire. Ces dernières martelaient que le féminisme enfermait les femmes dans la victimisation, et les privait ainsi de liberté sexuelle. Les protéger du danger, c'était les mettre à l’abri du sexe, par nature risqué.
Bref, opposer le féminisme au sexe, ce n’est pas seulement français. D’ailleurs, quelques jours avant Le Monde, le New York Times a aussi publié une tribune (en anglais) en réaction à l'affaire Harvey Weinstein. L’écrivaine Daphne Merkin s’y inquiète des excès de cette campagne féministe, et déplore qu’elle enferme les femmes dans une conception "puritaine" du sexe. "Qu’a-t-on fait du flirt ?" s'interroge-t-elle. Ne serait-on pas en train de "dépouiller le sexe de l’érotisme" ? Voilà qui nous est familier. Toutefois, et cela explique sans doute leur retentissement international, les signataires de la tribune française vont beaucoup plus loin. Défendre la "liberté d’importuner", c’est la négation de "l’éthique minimale" défendue par Ruwen Ogien, qu’elles citent pourtant. Pour ce philosophe, on doit être libre de tout faire tant qu’on ne nuit pas à autrui. Mais être libre "d'importuner", c'est être libre de nuire à autrui.
Pourquoi certains et certaines continuent d'opposer féminisme et liberté sexuelle, lutte pour l'égalité et possibilité de séduction ?
L'antiféminisme répète la même opposition depuis des siècles : le désir contre l’égalité. Selon la philosophe et historienne Geneviève Fraisse, on peut faire remonter ce discours sur l'incompatibilité supposée de l’amour et du féminisme au moins au XIXe siècle.
Dans les années 1960, le féminisme renverse cette opposition en se demandant si la libération sexuelle en cours ne risque pas d'être surtout celle des hommes, au détriment de l'émancipation des femmes. Puis, au début des années 1990, retour au point de départ, avec l'opposition antiféministe entre désir et égalité. Au moment même où l'on commence à parler de violences envers les femmes, et où le harcèlement sexuel entre dans la loi, on alerte sur la menace d'une politisation des questions de genre et de sexualité.
C’est un nouvel épisode de cette histoire répétitive qui se joue actuellement. En réaction contre la prise de conscience féministe, les signataires de cette tribune nous répètent qu'il faut de la libération sexuelle, et tant pis si elle se fait au détriment des femmes. Selon elles, remettre en cause la domination masculine met en péril le désir hétérosexuel masculin. Il faudrait donc sacrifier l’égalité pour la jouissance. C’est supposer que le désir serait, par nature, inégalitaire : qu’une femme ne peut jouir que d’être dominée, comme un homme ne peut jouir que de dominer. Mais d'autres femmes revendiquent que le désir peut aussi passer par l'égalité. Deux conceptions de la liberté s'opposent : la liberté féministe, et la "liberté d'importuner".
Le discours défendu dans cette tribune est-il, selon vous, fortement ancré dans notre société ?
C’est une rhétorique, et non une réalité. La tribune est très éloignée de l’expérience des femmes. Je n'ai jamais entendu de femmes revendiquer la liberté d’être importunée, et je ne suis pas sûr que des hommes aillent réellement jusqu’à la revendiquer. Personne ne peut ignorer les inégalités entre les sexes – économiques, politiques et autres – et tout le monde sait désormais combien les violences sexuelles sont importantes et pèsent sur la vie des femmes.
L'affaire DSK a fait bouger les lignes en 2011. Pour ma part, j’y ai tout de suite vu la fin de l’exception sexuelle française. Elle a effectivement préparé le terrain pour d’autres affaires (Denis Baupin, Georges Tron), comme aujourd’hui pour #BalanceTonPorc. Depuis, des femmes, journalistes ou politiques, ont réussi à se faire entendre. Mais quand le directeur du Fonds monétaire international (FMI) a été accusé de viol, la presse a orchestré un débat sur la "séduction à la française" ! Quel rapport ? Cet écart était grotesque. Aujourd’hui, à nouveau, quel rapport entre les faits reprochés à Harvey Weinstein et à tant d’autres, et une forme quelconque de séduction, adroite ou maladroite ?
Pourtant, des personnalités politiques continuent d'exprimer leurs réserves. Le délégué de La République en marche, Christophe Castaner, craint ainsi de voir émerger une société "où l’humour est interdit, où la blague potache peut être interdite"...
On a un sentiment de "déjà vu" en entendant Christophe Castaner. Le président de la République lui-même a légitimé de tels discours. Le 25 novembre, à l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, Emmanuel Macron nous a mis en garde, redoutant "que nous tombions dans un quotidien de la délation", et que "chaque rapport homme-femme soit suspect de domination, comme interdit".
Que répondez-vous aux hommes qui dénoncent un certain "puritanisme", et craignent de ne plus pouvoir séduire ?
Pourquoi considérer que refuser la violence, c’est éteindre le désir ? Pourquoi croire que la séduction passe par la domination, et que sans la domination, il n’y aurait donc plus de séduction ? En réalité, les hommes qui protestent contre le féminisme craignent plutôt pour la domination masculine.
Certes, la libération de la parole des femmes va "censurer" certaines pratiques, mais faut-il le regretter ? Certains comportements ne seront bientôt plus jugés désirables, mais d’autres le deviendront davantage. C’est la fin, non pas de la séduction, mais d’une forme de séduction. Il n'y a aucune raison de penser que le désir passe nécessairement par la domination.
Comment placer la limite entre séduction et harcèlement dans ce contexte ?
Il y a une différence de nature entre la violence et la séduction. La violence, c’est soumettre l’autre contre son gré, quand il ou elle résiste à mon désir. La séduction, au contraire, c’est m’employer à susciter le désir de l’être que je désire. On n’est pas condamné à désirer soumettre ou être soumis (ou soumise). On peut désirer l’égalité, et ne pas choisir entre séduction et égalité. On peut désirer l’autre en se reconnaissant mutuellement comme des sujets à part entière. Pour une séduction féministe, l’enjeu, c’est donc de rendre l’égalité plus désirable que la domination.
Cette vision n'est qu'un horizon. Mais les choses sont déjà en train de bouger. Des générations antérieures trouvaient que, pour être désirable, une femme ne devait pas se montrer trop intelligente. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Au contraire, l’intelligence peut être également séduisante chez l’homme ou la femme. De même pour la force. Les normes de genre changent. Ce qui est désirable, ou pas, n'est pas inscrit dans une nature éternelle, mais dans une histoire politique du désir.
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