Mort d'Alain Delon : de l'assassinat de son garde du corps au scandale d'Etat, comment l'affaire Markovic a construit la '"légende noire" de l'acteur

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Alain Delon arrive au ministère de l'Intérieur, à Paris, pour être entendu dans le cadre de l'affaire Markovic, après la découverte du cadavre de son garde du corps, le 1er octobre 1968. (PARIS-JOUR / SIPA)
Le monstre sacré du cinéma français, qui s'est éteint dimanche à l'âge de 88 ans, a flirté avec le Milieu pendant des années, jusqu'à se retrouver impliqué dans un dossier criminel aux ramifications politiques.

"Je n'ai jamais joué de ma vie, je vis mes rôles." Lorsqu'il lance cette formule au Festival de Cannes, avant de recevoir sa Palme d'or d'honneur en mai 2019, Alain Delon pense-t-il plus particulièrement à ses rôles de voyou ou de flic ? L'acteur, mort dimanche à l'âge de 88 ans et qui sera inhumé samedi 24 août dans sa proriété de Douchy (Loiret), a incarné les deux à l'écran : gangster traqué dans Le Samouraï de Jean-Pierre Melville (1967) ou inspecteur aguerri dans Flic Story de Jacques Deray (1975). Si l'acteur confiait à Paris Match, en 2021, avoir "toujours préféré les policiers", il reconnaissait avoir "eu beaucoup de rapports avec le grand banditisme". Des liaisons dangereuses qui ont mêlé son nom à une célèbre affaire criminelle devenue scandale d'Etat : le dossier Markovic.

Le 1er octobre 1968, le corps d'un homme est découvert par un ferrailleur dans une décharge publique à Elancourt (Yvelines). Comme le raconte le journaliste Hervé Gattegno dans son livre Un cadavre sur la route de l'Elysée, l'enquête débute mollement. La piste d'un crime de rôdeur est privilégiée et les médecins légistes manquent de passer à côté de la balle logée dans la nuque de la victime. Elle provient d'un revolver Smith et Wesson, modèle 38 spécial, l'arme favorite des truands. Une fois le cadavre identifié, l'enquête s'accélère. Il s'agit de Stefan Markovic, un Yougoslave de 31 ans entré clandestinement en France à l'automne 1958. Dernier domicile connu : 22, avenue Messine, à Paris, chez Alain Delon. A 32 ans, l'acteur est déjà une star du cinéma français : il a 28 films à son actif, dont une dizaine de chefs-d'œuvre.

Interrogé par les policiers pendant le tournage de "La Piscine"

Les deux hommes se sont rencontrés à l'été 1963, sur le tournage de La Tulipe noire. Stefan Markovic a été introduit comme figurant par un compatriote, Milos Milosevic, alors secrétaire et garde du corps d'Alain Delon. L'acteur "apprécie la compagnie de ces immigrés serbes joyeux, libres et virils, souvent entourés de jolies filles, qui rient fort et trouvent toujours une table dans les restaurants à la mode. La plupart vivent de leur charme, ainsi que de petits larcins", écrit Hervé Gattegno. Milos Milosevic est le premier, dans l'entourage de l'acteur, à connaître un destin tragique. En 1966, il est retrouvé mort à Los Angeles aux côtés de sa maîtresse, l'actrice Barbara-Ann Thomason, femme de l'acteur Mickey Rooney. 

Stefan Markovic le remplace au pied levé comme garde du corps d'Alain Delon. Ce flambeur et voyou à la petite semaine, qui a depuis obtenu le statut de réfugié politique, suit l'acteur comme son ombre. Au point de devenir sa doublure lumière sur les tournages. En dépit de ses séjours en prison pour des rixes et cambriolages, Stefan Markovic se rapproche aussi de Nathalie Delon, avec laquelle il a une brève liaison lors de la séparation du couple. C'est donc naturellement que les policiers en charge de l'enquête sur son meurtre se tournent vers Alain Delon.

Ils viennent l'interroger dans la villa où il s'est installé à Saint-Tropez, le temps du tournage de La Piscine, avec Romy Schneider. Trois jours avant, le comédien a joué la scène dans laquelle il est cuisiné par un enquêteur après la mort suspecte d'un des personnages du film. Hervé Gattegno, qui a eu accès à tous les procès-verbaux d'interrogatoire du dossier, est frappé par le "sang froid" avec lequel Alain Delon répond aux enquêteurs, dans la réalité cette fois-ci.

"Quand on lit ses interrogatoires, c'est fascinant. Il répond avec une économie de mots extraordinaire. Tout se passe comme si Alain Delon avait déjà appris à répondre aux questions de la police en jouant les rôles de gangster ou de flic."

Hervé Gattegno, journaliste

à franceinfo

Devant les policiers puis le juge, Alain Delon assurera avec constance ne pas avoir revu son garde du corps depuis le début du tournage du film dans le Sud. Mais dans son livre, le journaliste Hervé Gattegno liste des éléments troublants, comme ce "trou" dans le planning de La Piscine, qui lui "permettait parfaitement d'être à Paris le 22 septembre", jour de la disparition de Stefan Markovic. Ou encore cette carte postale postée le lendemain depuis la capitale et signée Alain Delon. L'intéressé soutient qu'il a "demandé à un associé de la poster pour lui". Lequel associé "ne se souviendra pas" de ce service rendu. Autant de zones d'ombre qui ont donné à Hervé Gattegno "la conviction", à l'issue de son enquête fleuve sur l'affaire, que l'acteur "n'a pas dit tout ce qu'il savait"

Entre "diversion politique" et règlement de comptes

Surtout, l'accès aux archives et aux carnets du juge d'instruction René Patard a permis à l'auteur de mettre la main sur une "déposition très circonstanciée", non versée au dossier parce que non signée. Dans ce document, un témoin atteste que la vedette a bien "vu Stefan Markovic pendant le mois d'août" car le garde du corps "commençait à être menaçant et à vouloir faire chanter Alain Delon avec des documents compromettants". Un "mobile" tout trouvé ? Autre indice embarrassant pour l'acteur, comme le rappelle de son côté Le Monde : quelques jours avant sa disparition, le Yougoslave avait écrit à son frère des lettres inquiètes. S'il lui arrivait quelque chose, il faudrait chercher du côté d'"AD" et d'un certain "François Marcantoni, Corse, un vrai gangster". C'est sur cet homme, un ami proche d'Alain Delon, que se concentrent les investigations à l'époque.

"Monsieur François", un ancien résistant gaulliste qui s'est fait un nom dans le Milieu, a fait la connaissance de l'acteur dans le monde de la nuit toulonnaise. Or, un ami de Stefan Markovic affirme qu'il devait jouer "une partie de cartes avec un nommé François Marcantoni" le 22 septembre. Le Corse aurait-il agi pour le compte d'un commanditaire ? Après 52 heures d'interrogatoire, François Marcantoni est poursuivi pour complicité d'assassinat et envoyé derrière les barreaux.

Parallèlement, une rumeur commence à enfler dans le tout-Paris. Stefan Markovic aurait été assassiné parce qu'il faisait chanter des personnalités prises en photo lors de parties fines. Le 17 octobre 1968, le quotidien d'extrême droite Minute titre : "L'ami des vedettes négociait très cher des photos compromettantes." Il est question de la présence, lors de soirées échangistes, de "la femme d'un homme politique".

Petit à petit, la rumeur s'emballe et le nom de Claude Pompidou, l'épouse de l'ancien Premier ministre, en réserve de la République depuis les événements de Mai-68, circule. Georges Pompidou fait alors figure de favori pour succéder au général de Gaulle à la présidence. Selon Hervé Gattegno, cette "diversion" politique est alimentée par un "réseau incluant truands et militants politiques". L'objectif des premiers, "dédouaner François Marcantoni", rejoint celui des autres, qui veulent nuire au prétendant à l'Elysée. "A chaque fois que l'enquête semble faire des progrès vers François Marcantoni et donc Alain Delon, la rumeur repart dans l'autre sens vers madame Pompidou et les parties fines", observe le journaliste. François Mercantoni bénéficie finalement d'un non-lieu huit ans plus tard, en 1976.

Une carrière portée par cette affaire énigmatique

L'affaire n'a pas coûté l'élection à Georges Pompidou. Mais comme en témoignent ses mémoires, elle a eu raison de la confiance entre le nouveau président et son prédécesseur, le général de Gaulle. Ainsi que le relaie l'émission "Affaires sensibles" sur France inter, elle a aussi occasionné un grand ménage dans les services secrets (SDECE, ex-DGSE), qui ont œuvré dans l'ombre pour mettre la main sur ces fameuses photos, dont l'existence n'a jamais été démontrée.

Alain Delon, lui, a continué à enchaîner les rôles et les succès avec Le Clan des Siciliens, Borsalino, Le Cercle rouge, Monsieur Klein… Avec l'affaire Markovic, il rejoint cette catégorie de stars dont la vie mouvementée et la personnalité énigmatique fascinent autant que le talent.

"Cette affaire ne l'a pas desservi, au contraire. Il était déjà une immense star ; après l'affaire Markovic, il devient une légende et même une légende noire."

Hervé Gattegno, journaliste

à franceinfo

Quant à la vérité judiciaire dans ce dossier criminel, qui demeure sans coupable, "il faut admettre modestement, relève Hervé Gattegno, qu'on n'arrivera jamais à aller plus loin qu'un scénario". Un scénario digne d'un polar, dans lequel Alain Delon aurait pu tenir le premier rôle.

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