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Festival de Cannes 2021 : un 74e palmarès radical qui prône la différence et affiche la jeunesse

"Monstrueux" est le mot qui restera du discours de Julia Ducournau quand elle a reçu sa Palme d'or pour "Titane", apogée d'un palmarès non consensuel dont les films récompensés reflètent un tournant dans l'histoire du festival.

Article rédigé par Jacky Bornet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Garance Marillier dans "Titane" de Julia Ducournau. (CAROLE BETHUEL)

Julia Ducournau est la deuxième réalisatrice à recevoir la Palme d’or du Festival de Cannes après Jane Campion, lauréate pour La Leçon de Piano en 1993, et encore était-elle ex-aequo avec le Chinois Chen Kaige pour Adieu ma concubine. Film de genre, fantastique, violent et gore, Titane était inattendu à cette place, les autres films récompensés reflétant aussi un cinéma différent. Pour reprendre le mot du discours de Julia Ducournau quand elle a reçu sa Palme d'or, ce 74e palmarès est "monstrueux".

La réalidatrice française Julia Ducournau pause avec sa Palme d'or pour "Titane", entourée de son acteur Vincent Lindon et de son actrice Agathe Rousselle, au 74e festival de Cannes (2021). (MUSTAFA YALCIN / ANADOLU AGENCY)

La Beauté du diable

"Le beau est toujours bizarre", écrivait Baudelaire. Un axiome que peut reprendre à son compte Julia Ducournau au regard de ses deux premiers longs métrages, Grave et Titane. Œuvres extrêmes, elles contredisent le sentiment couramment émis que certains films réalisés par le passé ne seraient plus possibles aujourd’hui, tant l’époque est consensuelle. En récompensant Titane, le jury mené par Spike Lee, démontre le contraire et fait preuve d’une extrême jeunesse.

Totalement irréaliste dans son script, Titane n’est pas fait pour être compris, mais ressenti. Sa folie rappelle celle des scénarios des films des années 1920-30, comme Le Cabinet du Docteur Caligari (1919) de Robert Wienne ou L’inconnu (1927) et Freaks (1932) de Tod Browning. Des films qui mettent au cœur de leur sujet la monstruosité de personnages marginaux touchés par la grâce. Vu la tendance actuelle d’un cinéma mainstream dominant, Julia Ducournau fait figure de paria. Elle tranche dans l’art, en réalisant des films radicaux, violents, gore, aux sujets puissants qui dérangent.

Le diable au cinéma pourrait se trouver dans le non-conformisme aux canons de la grammaire narrative dominante. C’est ce que reflète le prix du jury remis ex-aequo au Genou d’Ahed de l’Israélien Nadav Lapid et à Memoria du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, déjà Palme d’or en 2010 pour Oncle Boonmee. Le premier est un brûlot contre la politique d'Israël, dont le récit éclaté relève d’une forme expérimentale. Le second est fidèle au rythme contemplatif des films du réalisateur thaïlandais. Memoria, traite non pas de la mémoire humaine, mais de celle de la Terre, des pierres, de l’eau, des arbres et du vent. Déjouant tout cinéma narratif, Apichatpong Weerasethakul fait fi de toute rationalité, dans la forme et le sens. Ce qui ne l'empêche pas de raconter une histoire. Le réalisateur thaïlandais filme l’invisible, la magie du monde.

On pourrait également assimiler à cette tendance le Prix du jury décerné au Finlandais Juho Kuosmanen, qui a filmé dans Compartiment n°6 la rencontre entre une Finlandaise et un Russe le temps d'un voyage en train, au nord du cercle polaire. Un film crépusculaire qui, même s’il opte pour un récit chronologique plus classique, fait le choix de la lenteur comme  le voyage en train qui est au centre du film.

Un palmarès équilibré

Cette recherche d'une forme exigeante, hors des sentiers battus, est compensée par des choix du jury plus conventionnels. C’est le cas du Grand prix ex-aequo, remis à Un héros de l’Iranien Asghar Farhadi : les jurés ont reconnu son immense talent de conteur : sur un thème classique (la valise/trésor trouvée), une dénonciation en douceur des pratiques de manipulation en cours dans son pays. Un exercice d’équilibriste admirable et courageux.

C’est aussi le cas du prix d’interprétation féminine revenu à la Norvégienne Renate Reinsve pour sa performance dans Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier, une comédie romantique. Si elle a été remarquée par tous les festivaliers avant l’annonce du palmarès, son jeu est classique incarner de façon très juste un rôle qui ne l’est pas. Celui d’une femme cherchant à donner du sens à sa vie, indépendante et entière.

À l’inverse, le prix d’interprétation masculine attribué à l’Américain Caleb Landry Jones, pour son rôle-titre dans Nitram de Justin Kurzel, sur le crime de masse de Port-Arthur en 1996, récompense une performance atypique. Remarqué par tous, la transformation physique du comédien, la palette diversifiée de son expressivité, le font passer de la folie douce à la crispation, avant de partir à la dérive dans un mélange de souffrance empathique et de froideur cynique. Remarquable. Si la performance correspond au rôle d’un déséquilibré mental, elle n’est pas classique dans son interprétation, ce qui a retenu l’attention d’un jury perspicace.

Un non-conformisme revendiqué

Le prix de la mise en scène décerné à Leos Carax pour Annette  - première comédie musicale récompensée à Cannes - récompense la fulgurance visuelle du film tourné en studio (une rareté aujourd’hui). La construction éclatée du récit fait aussi son charme. Très foisonnant dans ses thèmes, Annette mêle créativité artistique, compétition entre artistes,  maternité/paternité face à l’enfant, et son exploitation mercantile. Si cela fait beaucoup, Carax parvient à les entremêler avec harmonie, sans doute grâce à Ron et Russell Mael, fondateurs du groupe Sparks, qui en ont écrit le scénario et la musique. Mais c’est l’art du metteur en scène qui en donne la cohérence.

Aux antipodes des prouesses visuelles d’Annette, le prix du scénario remis aux Japonais Ryusuke Hamaguchi (également réalisateur) et Takamasa Oe, qui ont adapté une nouvelle de Haruki Murakami dans Drive my Car, relève aussi d’une création sophistiquée, plastique. D’une durée de trois heures et d’une lenteur toute asiatique, le récit démontre combien l’acte de créer peut avoir un impact sur la vie personnelle de l’artiste. Le sujet de la création est d’ailleurs un des thèmes récurrent dans nombre de films sélectionnés cette année à Cannes. Mais du strict point de vue littéraire, le scénario Drive my Car se distingue par sa temporalité et le sous-texte elliptique qu’en donne Ryusuke Hamaguchi. Cette douceur apparente ne diminue aucunement la puissance d’un récit qui part de l’intime pour traiter de la question universelle de la transformation de l’homme par la création. Il faut tout de même s'accrocher...

Nouvelle génération

Le palmarès du 74e Festival de Cannes reflète un renouvellement de génération dans le cinéma aujourd'hui. La Palme d’or de Julia Ducournau pour Titane récompense une réalisatrice de 37 ans dont les références cinématographiques revendiquées sont celles de sa génération : Brian De Palma, Dario Argento et David Cronenberg en tête. Mais plus que des hommages, ces sources alimentent des films qui ne ressemblent à aucun autre, tout en se réclamant d’un genre très codifié dont elle fait éclater les conventions.

L'actrice norvégienne Renate Reinsve et sa palme pour son interprétation dans "Julie (en 12 leçons) de Joachim Trier, au 74e festival de Cannes (2021). (MUSTAFA YALCIN / ANADOLU AGENCY)

Les prix d’interprétation remis à Renate Reinsve et Caleb Landry Jones célèbrent également une nouvelle génération d’actrices et d’acteurs, étant respectivement âgés de 33 et 31 ans. Dans le même ordre d’idée, Leos Carax, prix de la mise en scène, a plutôt deux fois 30 ans que 60, tant son inventivité créatrice est rafraîchissante. Si ses sujets sont matures et sombres, ils sont aussi d’un romantisme noir cultivé par ceux qui ont su garder une éternelle jeunesse.

Retrouvez le palmarès complet de ce 74e Festival de Cannes

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