"On ne fera pas d'entrées", prédisait Justine Triet à propos de son film "Anatomie d'une chute" : carnet de bord d'un plébiscite inattendu
Justine Triet est finalement prophétesse en son pays. Célébrée avec un film plusieurs fois distingué à l'étranger et nommé cinq fois aux Oscars, la réalisatrice française peut s'en targuer grâce aux 6 César raflés par sa fiction Anatomie d'une chute. Pourtant, dès les premières heures d'une consécration en France, mais déjà internationale avec la Palme d'or attribuée par le jury de la 76e édition du Festival de Cannes, l'idyllique tableau allait s'assombrir.
C'est un tweet de l'ancienne ministre de la Culture Rima Abdul Malak qui lance la polémique, le 27 mai 2023. La responsable politique réagit, presque en temps réel, au discours que vient de prononcer Justine Triet à la cérémonie de clôture du rendez-vous cannois. La cinéaste ne s'est pas contentée de célébrer sa Palme d'or, la troisième décernée à une réalisatrice à Cannes et la deuxième à une Française. Elle a aussi profité de cette tribune pour critiquer l'attitude du gouvernement face à la contestation "historique" provoquée par une impopulaire réforme des retraites. Elle accuse également ce "gouvernement néolibéral" de "casser l'exception culturelle française".
Si l'on avait des doutes sur l'impact de ces mots à l'Élysée, l'absence de message de félicitations du président Emmanuel Macron n'en laisse plus aucun. En 2021, Julia Ducournau avait été félicitée par le chef de l'État, juste après la fin de la cérémonie cannoise où il lui avait été décerné la Palme d'or pour Titane. Il faudra attendre les Golden Globes, qui récompensent le scénario d'Anatomie d'une chute et le sacre "meilleur film étranger", pour que le président se manifeste. Emmanuel Macron adresse alors ses "félicitations à Justine Triet" et exprime sa fierté "de voir le cinéma français récompensé aux Golden Globes".
Anatomie d'une chute s'est offert un parcours sans faute aussi bien en France qu'à l'international. Au total, il a déjà attiré plus de 5,2 millions de spectateurs. Justine Triet pourrait être "la femme", qui "achète un escalier pour le paradis", comme le dit la célèbre chanson Stairway to Heaven de Led Zeppelin. Franceinfo Culture a reconstitué les marches de son escalier.
1Le film dont Justine Triet avait envie
Justine Triet avait annoncé la couleur à Cannes. Anatomie d'une chute est le film "le plus intime que j'ai jamais écrit". L'intimité évoquée n'est pas celle que lui aurait inspirée sa vie de couple, une question récurrente, mais celle d'une artiste qui se veut fidèle à elle-même. "Je m'en fichais de plaire", confie-t-elle dans le documentaire d'Édith Chapin, Anatomie d’une chute, l’ascension de Justine Triet.
"Je m'en fichais de plaire à tous les niveaux. Au niveau du casting, au niveau du filmage (...). J'étais dans un truc (...) beaucoup plus égoïste d'une certaine façon, plus pour moi en fait. Ça m'a beaucoup servi. D'ailleurs, je n'ai pas arrêté de dire tout le temps à mes producteurs, à tout le monde : ce film sera très long. On ne fera pas d'entrées".
Même son de cloche chez son coscénariste et compagnon Arthur Harari, confie Marie-Ange Luciani, coproductrice du long-métrage avec David Thion. Harari lui avait dit que le film ferait "trois entrées". La Palme d'or va bientôt chasser le pessimisme ambiant.
2 Une Palme d'or encourageante et prémonitoire
En montant sur scène le 27 mai 2023 pour recevoir la Palme d'or des mains de la comédienne et activiste américaine Jane Fonda, Justine Triet ne cache pas son étonnement de recevoir la prestigieuse récompense. Mais le jury présidé par le cinéaste suédois Ruben Östlund a perçu une qualité dans son long-métrage – le procès d'une écrivaine accusée du meurtre de son compagnon –, qui sera confirmée tout au long de sa carrière.
Lors de l'ultime conférence de presse des jurés, interrogé sur le choix de la Palme, Ruben Östlund note que les œuvres en compétition "étaient véritablement pour un public". "Quant au film, qui a reçu la Palme d'or, sa projection a été extrêmement intense dans l'amphithéâtre Lumière [où sont projetés pour la première fois les films en compétition à Cannes]. C'est exactement ce que doit être le cinéma". En salles, Anatomie d'une chute, qui bénéficie déjà de bons échos dans la presse, va effectivement rencontrer son public. À commencer par celui de son pays.
3Un record d'entrées sur le territoire français
Le long-métrage arrive le 23 août sur les écrans français, trois mois après son sacre cannois. "Depuis la Palme d’or, ce qui arrive au film est extraordinaire. Il y a eu une attente étonnante", constate sur l'antenne de Franceinfo, Jean Labadie, distributeur du film. Anatomie d’une chute prend la tête du box-office cinq jours après sa sortie. Son démarrage "spectaculaire" se mue en record.
En septembre, la fiction passe le million d'entrées et devient la septième Palme d'or à réaliser cette prouesse en France depuis 2000. Au 6 mars, Anatomie d'une chute avait fait 1 748 513 entrées et rapporté plus de 12,5 millions d'euros sur le territoire français.
4Recalé pour représenter la France aux Oscars
Dans ce parcours exceptionnel, il y aura un autre couac. Le raté, unanimement reconnu comme tel, vient de la commission du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) qui choisit le représentant de la France dans la catégorie "meilleur film international" aux Oscars. Le 21 septembre, elle opte pour La Passion de Dodin Bouffant. Trois de ses membres (sur sept), les producteurs Charles Gillibert et Patrick Wachsberger ainsi que le cinéaste Olivier Assayas "tombent des nues", raconte Le Monde (réservé aux abonnés) car, eux, ont choisi Anatomie d'une chute.
Bien que la commission soit indépendante, beaucoup font le lien entre sa décision et la polémique suscitée par Justine Triet à Cannes. Le succès public et critique ainsi que la multitude de récompenses reçues par son œuvre font craindre le pire : que le film choisi par la France ne soit pas finaliste dans sa catégorie et qu'Anatomie d'une chute soit en lice pour les Oscars, devenant par défaut le candidat français. Et, à chaque nouvelle récompense reçue par la fiction à l'étranger, les interlocuteurs de Justine Triet s'interrogent sur le choix de la France – du moins de quelques personnes selon Sandra Hüller – de ne pas envoyer le film aux Oscars. En décembre dernier, alors que l'ancien président américain rendait public la liste annuelle de ses films favoris où figurait Anatomie d'une chute, Triet indiquait que l'épisode CNC n'était pas "un problème" pour elle.
5 Le public au rendez-vous à l'étranger
Anatomie d'une chute commence sa carrière internationale en octobre, une période exigeante pour distribuer des films, expliquait à Franceinfo Culture, il y a quelques mois, Fionnuala Jamison, la directrice de mk2 Films qui vend le long-métrage à l'international. Pour autant, la fiction réalise d'impressionnants démarrages dans plusieurs pays européens, aux États-Unis, en Corée du Sud et au Japon où il vient de sortir, et même en Colombie récemment.
Selon Unifrance, qui assure la promotion du cinéma français à l'international, Anatomie d'une chute est resté en janvier 2024 le film français "qui attire le plus grand nombre de spectateurs étrangers pour le quatrième mois consécutif". Il est "porté par de nouveaux lancements et par un retour en force dans les salles des pays où il était déjà à l’affiche grâce aux multiples prix remportés" et ses nominations aux Oscars.
Au 22 janvier, précise-t-on également chez mk2 Films, la fiction était vendue à "155 territoires". "Hormis quelques territoires en Afrique subsaharienne, le reste du monde est 'sold out'. En d'autres termes, l'œuvre de Justine Triet a trouvé preneur, un distributeur en l'occurrence, partout où il a été proposé. Au 6 mars, Anatomie d'une chute avait fait 3 494 351 entrées à l'étranger.
L'usage de l'anglais dans le film aurait-il permis de capter davantage le public international ? "Je ne crois pas. Le fait qu'il y ait deux langues – le français et l'anglais – répond à une cohérence complexe de l'histoire, note Gilles Renouard, directeur du cinéma à Unifrance. Cette femme a cette difficulté à communiquer du fait qu'elle ne maîtrise pas totalement la langue dans laquelle se tient le procès. L'incommunicabilité est un vrai sujet du film. Le fond et la forme se répondent avec l'usage de ces deux langues". L'héroïne aurait d'ailleurs pu parler une autre langue que l'anglais, poursuit-il. "Il faut une légitimité de la langue parlée par les personnages et là, c'est totalement le cas", conclut Gilles Renouard.
6 Moult distinctions aux États-Unis et dans le monde
Selon IMDb, l'équivalent américain d'Allociné, Anatomie d'une chute a obtenu 187 nominations et a été distingué 93 fois. Parmi ses prix, 6 European Film Awards (dont meilleur scénario, meilleure réalisation, meilleur montage, meilleur film et meilleure actrice pour Sandra Hüller), 3 Lumière (décernés par les correspondants de la presse étrangère en France), 2 Golden Globes, 2 Goya (l'équivalent des César en Espagne), 1 Bafta et 6 César. L'engouement des critiques américains pour la fiction est impressionnant : Anatomie d'une chute a raflé plus d'une trentaine de prix à l'intérieur même des États-Unis. Un plébiscite, qui fait écho à celui des spectateurs Outre-Atlantique.
7 Les Oscars, déjà une consécration
Anatomie d'une chute est nommée dans cinq catégories aux Oscars : meilleur film, meilleure réalisation, meilleur scénario, meilleur montage pour Laurent Sénéchal et meilleure actrice pour l'Allemande Sandra Hüller. L'annonce de ces nominations avait "ému" aux larmes Justine Triet.
La cinéaste de 45 ans est la seule femme à être nommée dans la catégorie meilleure réalisation. Elle est devenue la huitième réalisatrice à obtenir cette nomination. Si elle l'emportait face à Oppenheimer de Christopher Nolan ou encore Winter Break d'Alexander Payne, les deux favoris, elle deviendrait la quatrième femme et la première Française et francophone dans l'histoire de l'Académie américaine à remporter cette distinction, après
"Anatomie d'une chute est un film, qui a fait carrière de manière quasiment idéale, entre la révélation à Cannes où il a obtenu la Palme d'or et les Oscars", analyse Gilles Renouard, directeur du cinéma à Unifrance, en soulignant "sa longévité en salles". Il espère d'ailleurs que les Oscars relanceront "une dernière fois peut-être" le long-métrage. Verdict ce 10 mars à Los Angeles.
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