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"Il ne s'agit pas de littérature mais d'un délit" : l'affaire Matzneff suscite le malaise des éditeurs

Franceinfo a interrogé deux professionnels de l'édition sur l'affaire Matzneff qui secoue le monde littéraire. Alors que l'auteur a publié le récit de ses relations avec des adolescents, de tels propos seraient-ils édités aujourd'hui ? 

Article rédigé par Manon Botticelli
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4min
L'écrivain Gabriel Matzneff à son domicile en 2009.  (MARC CHARUEL / MARC CHARUEL)

L'affaire Matzneff n'en finit pas de faire trembler le monde des lettres. Dans Le consentement (Grasset), Vanessa Springora raconte la relation entretenue avec l'écrivain Gabriel Matzneff alors qu'elle était âgé de 14 ans et lui de 50. Le livre ne sera publié que le 2 janvier mais a déjà suscité déjà de nombreuses réactions. La place importante qu'occupait Gabriel Matzneff dans le milieu littéraire, malgré ses pratiques pédophiles assumées et jamais condamnées par la justice, provoque aujourd'hui un malaise. 

En témoigne cette séquence de l'émission Apostrophes qui fait polémique. Nous sommes en 1990 et Gabriel Matzneff présente son livre Mes amours décomposés (Gallimard), un volet de son journal où il raconte ses relations sexuelles avec de jeunes adolescents, parfois âgés de 11 ou 12 ans.

"Une complicité malvenue entre des hommes de pouvoir"

Seule la romancière canadienne Denise Bombardier s'attaque à l'écrivain. Les autres invités ne réagissent pas. "Je pense qu'il y avait à l'époque une domination patriarcale totale, nourrie par une complicité malvenue entre des hommes de pouvoir, analyse Caroline Laurent, directrice littéraire aux éditions Stock. C'est aussi lié à cet esprit français de marivaudage qui permettrait de tout faire passer avec un peu de piquant, cet écho lointain des salons du XVIIIe siècle, alors qu’on est face à une réalité terrifiante", continue-t-elle. Il avait "ce côté transgressif, ce côté 'on va faire hurler le bourgeois'", explique Mickael Palvin, directeur marketing et communication chez Albin Michel. Pour Caroline Laurent, Gabriel Matzneff, en jouant publiquement de son attirance pour les enfants, "se rêvait peut-être en Humbert Humbert, le personnage de Nabokov."

Il semble surtout qu'il a capitalisé sur de la pédocriminalité pour s'imposer dans le milieu littéraire.

Caroline Laurent, directrice littéraire chez Stock

De tels récits pourraient-ils encore être publiés aujourd'hui ? Pour Mickael Palvin comme pour Caroline Laurent, la réponse est non. "S’il devait publier le même type d’ouvrages que 'Mes amours décomposés', cela serait très compliqué pour lui d’être édité. L’apologie qu’il y fait de sa relation avec des jeunes adolescents ne passerait pas", estime le premier. Car pour eux, les temps ont changé. "Le mouvement Metoo a été un virage à tous les niveaux et pour tout le monde dans la société, la parole des femmes a fait changer les choses", expose Caroline Laurent. "A l’époque, la vulnérabilité de Vanessa Springora n’était pas aussi choquante. Aujourd’hui, on voit qu’il y a une relation de pouvoir", juge Mickael Palvin.

Pour Caroline Laurent, les récits que fait Gabriel Matzneff de ses relations avec des enfants ne relèvent pas de la littérature : "On est dans le registre du délit et non plus de la création littéraire", estime l'éditrice. "Qu’il prétende avoir la liberté d’écrire ces histoires est une chose, mais qu’il les fasse subir à des mineurs en est une autre. Il y a eu agression, ce qui change la donne. Il faut distinguer liberté et aliénation." Caroline Laurent fait la distinction entre la fiction et ce qui relève du réel : "Autant la littérature peut tout représenter et ne doit pas s’occuper de morale, autant le comportement des auteurs doit être considéré comme celui de n’importe quel citoyen. S’il y a crime ou délit, la justice doit prendre le relais", considère-t-elle.

Un milieu littéraire toujours soumis à des logiques de domination

Selon elle, cette affaire survenue il y a plus de trente ans reste d'actualité dans un milieu littéraire "qui vit du paraître, du vernis et des paillettes", toujours soumis à des logiques de domination. "Demeure aujourd’hui une sorte d’écrasement, le plus souvent imposé par des hommes qui ont des positions fortes dans le milieu, par exemple des auteurs puissants en raison de leurs nombreuses ventes et dont la maison d’édition a besoin pour faire tourner la trésorerie", affirme Caroline Laurent.

On constate encore des phénomènes de domination et de parole empêchée des femmes. C’est quelque chose dont on ne parle pas.

Caroline Laurent, directrice littéraire chez Stock

"L’affaire Matzneff fait éclater au grand jour des phénomènes qui ont eu lieu il y a plusieurs années, mais tout cela ne continue-t-il pas aujourd’hui ?", conclut-elle.

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