"La quête d'originalité de DJ Mehdi était illimitée" : entretien avec le réalisateur de la série documentaire sur le prodige du rap et de la French Touch

Dans le documentaire "DJ Mehdi Made in France", Thibaut de Longeville raconte l'itinéraire de son ami disparu prématurément en 2011 et les ponts que ce passionné tissa entre deux univers jusqu'alors opposés.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 17min
DJ Mehdi le 5 septembre 2010 au festival Electric Zoo de New York (Etats-Unis). (BRIAN KILLIAN / WIREIMAGE)

Un pied dans le rap de rue, l'autre dans la French Touch, capable de faire venir un Daft Punk en studio pour un morceau du groupe de rap de Vitry 113,  DJ Mehdi fut un passeur hors-pair, unique en son genre. Dans DJ Mehdi Made in France, une série documentaire captivante en six épisodes de 40 minutes chacun, à voir dès jeudi 12 septembre sur Arte.tv, son ami Thibaut de Longeville raconte l'itinéraire de Mehdi Faveris-Essadi, fauché accidentellement en septembre 2011, à 34 ans. L'histoire d'une étoile filante méconnue du grand public dont le rôle a pourtant été capital dans deux tournants importants de la musique française des trente dernières années.

Magicien des platines, producteur et architecte du son audacieux, le précoce DJ Mehdi était un passionné de musique sans oeillères, en quête perpétuelle d'excellence et d'originalité. Sa grande liberté, qui lui fit notamment sampler un morceau des pionniers de la techno Kraftwerk pour un morceau du 113 - Ouais Gros - a jeté des ponts entre deux genres musicaux supposément antagonistes. 

Mélangeant dans un montage dynamique de très nombreuses images d’époque réjouissantes, pour la plupart inédites, et des interviews de ceux qui l’ont cotoyé de près, et notamment Kery James, Rim’K du 113, MC Solaar, Pedro Winter, Cassius, Justice, A-Trak ainsi que sa mère, son épouse et sa cousine, cette série documentaire nous en apprend beaucoup. Car au travers de la trajectoire de DJ Mehdi, le réalisateur raconte aussi de l'intérieur l'âge d'or du rap français avec la Mafia K'1Fry, et l'euphorie de la French Touch 2.0 au sein du label Ed Banger. Deux "dream teams" que ce personnage solaire et attachant avait su rapprocher, et dont ce documentaire, distingué à Cannesseries, poursuit l'oeuvre de réconciliation. 

Franceinfo Culture : Comment avez-vous rencontré DJ Mehdi et sur quoi avez-vous travaillé ensemble ?
Thibaut de Longeville : J’ai rencontré Mehdi par l’intermédiaire de Kery James. Nous nous sommes connus d’abord parce que nous sortions en boîte de nuit alors que nous étions tous les trois mineurs. En tant qu’ados, on s’était remarqués. Mais j’ai vraiment connu Mehdi quatre ans plus tard, lors de la transformation du groupe de rap Ideal Junior en Ideal J, en 1996. Dès la deuxième fois où on s’est vus avec Mehdi, on est devenus inséparables. Nous avons ensuite beaucoup travaillé sur l’image de son label Espionnage, qui était son laboratoire et qui a précédé le label Ed Banger. J’ai aussi pris part à la production de ses disques, et notamment Espion l’EP, que je réédite d’ailleurs en parallèle à la diffusion de la série. Aujourd’hui, je suis réalisateur mais c’est vraiment lui qui m’a poussé à filmer. Plus tard, j’ai réalisé des pochettes pour différents groupes et j’étais souvent introduit par lui, qui disait "ce mec est incroyable, faites avec lui".

Dans le doc vous montrez bien que DJ Mehdi encourageait ses amis à faire les choses. Il a notamment poussé So-Me (graphiste et vidéaste de Ed Banger) à réaliser son premier clip.
Oui, moi aussi il m’a poussé. C'était vraiment quelqu'un qui avait une passion incommensurable pour la culture hip-hop, et il voulait la faire avancer. Il était mu par la quête d'excellence, et ne se limitait pas. Il ne donnait pas de conseils en l’air, et il était là quand on se cassait la gueule. Il donnait confiance, on se disait : ce gars, il m’estime, il voit mes capacités, je l’ai vu identifier d’autres talents sur lesquels personne n’aurait parié. Dans son court itinéraire il s’est rarement planté, que ce soit pour le 113, Romain Gavras ou Justice. Ce n’était pas un gourou, plutôt un oracle, celui qui voyait à l’avance les trajectoires invisibles aux yeux des autres. A AP du 113, qui n’était pas sûr d’avoir un quelconque talent, il avait dit : "tu as vraiment quelque chose, ta voix et ta manière de t’exprimer sont particulières, rappe comme tu parles". Et c’est devenu la marque de fabrique d’un mec qui a vendu des millions de disques. C'est un des éléments qui expliquent l'attachement que tous ces artistes peuvent avoir à DJ Mehdi, parce que cela s'accompagnait d'une grande générosité, il donnait de son temps, et nous aidait à éclore.

DJ Mehdi le 25 avril 2008 au festival Coachella (Californie, Etats-Unis). (CHARLEY GALLAY / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

Il y a dans votre série documentaire une profusion d'images et d'audios d'époque totalement inédits. C'est incroyable de voir DJ Mehdi et Kery James aussi jeunes. Où avez-vous déniché ces images ?
Beaucoup d’images ont été filmées par moi. J’ai commencé à filmer en 1998, à sa demande. Il avait insisté pour que je filme le dernier concert d’Ideal J à l’Elysée Montmartre. Des images dont je suis extrêmement fier aujourd’hui, et qui tiennent une place importante dans la légende de ce groupe et dans l’historique du rap français. Il savait que je voulais être réalisateur, et il disait : mec, tu connais tout le monde, tu es en studio avec machin ou machine, tout le monde t'adore, prends une caméra et documentes ça, fais-vivre le truc, quoi. J’ai donc pris l'habitude de filmer, pas systématiquement, mais sur des moments qui me semblaient intéressants et qui m'aidaient par ailleurs à me faire la main. J’ai aussi enregistré des séquences audio, parce qu’on avait plusieurs projets ensemble. D’autres images proviennent de longues recherches. Je passe les détails, mais c’est vraiment une enquête cette série. Je n'ai jamais autant préparé, avec autant de minutie, avec autant de spéléologie dans l'aventure et dans la recherche d'éléments.

Pourquoi avoir réalisé une série plutôt qu’un long-métrage ?
Dans les semaines qui ont suivi l’enterrement de Mehdi (en 2011), j’ai écrit un film. Pendant dix ans, j’ai fait des recherches et collecté des images partout, auprès de l’INA, auprès des boîtes de production, auprès des particuliers. Celles de Mehdi et Kery enfants, j’ai mis sept ans à les localiser ! Cette série documentaire, c’est quelque chose que je n'aurais jamais pu faire dans les temps habituels dans lesquels ce type de production se mène. J’ai fait des millions de choses entre-temps mais j’ai parfois été découragé, parce que ce projet auquel je tenais tant ne semblait intéresser personne. Et puis, dix ans après la mort de Mehdi, Arte m’a dit : "Mais c’est absolument génial. Il faut même en faire une série !". 

DJ Mehdi et Pedro Winter, alias Busy P, patron du label Ed Banger, jouent à quatre mains le 11 mars 2011 au Madison Square Garden de New York (Etats-Unis). (ROGER KISBY / GETTY IMAGES NORTH AMERICA VIA AFP)

Vous ne parlez pas que de Mehdi dans cette série. Au travers de son itinéraire, vous racontez deux mouvements : le hip-hop français et la French Touch 2.0
Ça a toujours été écrit comme ça et c’est la surprise que je réserve aux spectateurs. En fait, ça raconte Mehdi mais c'est aussi une exploration de l'explosion du rap en France et de la French Touch 2.0, dans lesquels il était impliqué. C'est assez délicieux en matière narrative, puisque ça fait découvrir des choses au public. Mais clairement, il n'y a qu'un seul personnage commun et qui a autant d'importance dans ces deux genres musicaux. Mon postulat c’était de raconter l'histoire de ces deux mouvements en compagnie d'un des personnages les plus charmants, romantiques et surtout très créatifs, impliqué dans les deux univers. Cette série documentaire, ce n'est pas seulement une question d'hommage à mon copain disparu, ça honore aussi des projets qu'on avait en commun, et je le vois comme un projet en commun.

Qu’aviez-vous le plus à cœur de montrer au sujet de Mehdi 
J’avais à cœur de montrer différentes choses mais avant tout sa quête d’originalité, illimitée. En France, la culture anglo-saxonne, notamment en matière de rap et de musique électronique, est une référence qu’on a tendance à singer. Très tôt, Mehdi a voulu s’en affranchir. Pour lui, il ne suffisait pas de se mettre à leur niveau, il fallait faire notre truc, apporter quelque chose, offrir notre contribution à ce mouvement. C’était quelqu’un de fier mais pas du tout obsédé par la vente de disques. Moi qui suis encore au contact des artistes qui marchent, le premier sujet de conversation, c'est les ventes des disques : est-ce que ça marche, est-ce que ça vend, combien de streams ? Lui, il n’était intéressé que par la qualité artistique, et surtout l'originalité. Ça, c'est vraiment quelque chose qui me tenait à cœur parce que j’y vois un legs en direction d’une nouvelle génération de créateurs. Et puis il y a le vivre ensemble. Je suis moitié Français, moitié Sénégalais et Mehdi était moitié Français, moitié Tunisien. Nous, on se considérait 100% des deux nationalités, ce qui faisait de nous des individus 200% avec énormément à donner des deux côtés. Je voulais montrer à travers lui la richesse qu’apporte la diversité, qui est une pluralité.

Après avoir vu votre documentaire, on n’écoute plus la musique de DJ Mehdi de la même façon, parce que vous montrez aussi très en détail le processus de création de ce musicien et DJ autodidacte.
Il est resté autodidacte jusqu’au bout, il n’a jamais pris de cours. Mais il posait énormément de questions et retenait les leçons. Il demandait à tous les musiciens qu’il croisait, de lui donner des trucs. De toute façon, son approche de la musique et de la création en général était : pourquoi pas ? Il s’était même bricolé un sampler à douze ans et ça, c’est du jamais vu ! Pour répondre à votre question, je voulais effectivement montrer le processus de création, qui reste totalement opaque pour la majorité des gens. Et je voulais rendre ça divertissant, surtout pas nerd, avec des séquences captivantes. Pour ça, je me suis inspiré des shows de cuisine à la Top Chef, qui savent nous rendre passionnants la découpe des carottes et des oignons. J’ai utilisé des astuces de réalisation, et tout mon humble savoir-faire, pour rendre ce processus compréhensible et limpide. La maman de Pedro Winter est venue me voir à la projection de Cannesseries et elle m’a glissé : "j’ai enfin compris ce que mon fils faisait". J’avoue que je suis particulièrement fier de cet aspect du documentaire parce que je ne l’ai vu nulle part ailleurs.

Les ayants droit du sample principal de "Tonton Du bled", le hit du 113, ont poursuivi Mehdi pour obtenir des royalties. Est-ce que cet épisode l'a incité à composer différemment et à jouer davantage avec de vrais instruments ?
Oui, après ça, il a eu un autre regard sur la musique. Mais le sample étant la racine même de la composition hip-hop, il n’a jamais voulu s’en défaire. Il a juste appris à jouer ou faire rejouer quelque chose de relativement proche, et à découper ses samples différemment, mais toujours avec cette recherche de singularité.  Il m’avait dit : "En fait, j’ai fait pas mal de musique. Je fais de la musique qui donne envie de donner des coups de poing, ou de se révolter contre la société. J’ai essayé de faire de la musique qui donne envie de faire l’amour, mais je sais qu’en fait c’est faire danser qui canalise tout ça". C’est pour ça qu’il était ce DJ solaire et rayonnant.

DJ Mehdi en plein effet aux platines... (ROMAIN BOURVEN / ED REC / MIXMAG VIA ARTE.TV)

Dans la musique actuelle, où voyez-vous aujourd’hui son héritage métissé ?
Aujourd’hui, certains artistes majeurs aux Etats-Unis le créditent comme une énorme influence dans la création de ponts entre ces deux univers [le hip-hop et la musique électronique]. Drake et son compositeur Noah Shebib revendiquent son influence. Drake a d’ailleurs reposté le trailer du documentaire, et c’est la première fois qu’il reposte un truc d’Arte. Son legs est également présent dans une sphère beaucoup plus indépendante avec une figure comme Kaytranada, qui a écrit très récemment dans un post : "Je trouve que DJ Mehdi ne reçoit toujours pas assez de reconnaissance pour cet album de Lucky Boy, qui nous a tous beaucoup influencés". Penser qu’un petit gars de Gennevilliers qui faisait du rap hardcore pour la frange la plus dure du rap français, est devenu LA référence de l'éclectisme et d'une approche très libre pour toute une génération de musiciens qui sont aujourd'hui au top, c’est fou ! 

Selon vous, que ferait aujourd’hui DJ Mehdi, lui qui ne voulait jamais refaire deux fois la même chose ?
Il n’est plus là pour le dire, mais je pense qu’il serait probablement en train de faire de la musique avec Drake, et pour Travis Scott, et de l’autre côté avec les groupes qui perdurent dans la démarche French Touch, donc évidemment avec Justice, qui ont sorti un nouvel album cette année et ont fait une énorme tournée. En parallèle, je suis persuadé qu'il aurait un ou deux projets différents, parce qu'il était sans limites et en aurait marre qu'on le réduise au hip-hop et à la musique électronique. Il aurait très bien pu faire comme André 3000 d’Outkast, qui a sorti un album de flûte l’an passé. La dernière fois qu'on s'est vus, je l’accompagnais à l’hôtel Meurice, où il allait soumettre des morceaux à Jay-Z et Kanye West pour leur album commun Watch The Throne. Il était venu, dans son plus pur style, avec des morceaux à lui, mais aussi avec une sélection de morceaux de tout son entourage de l'époque, en disant : "ce qui se fait de mieux en France aujourd'hui, c'est ça". Après ça ils ont samplé Cassius (I <3 U So sur le titre Why I Love You) et Kanye West a décidé de déménager à Paris pour enregistrer. A l’évidence, Mehdi n'est pas étranger à tout ça, et je pense qu'il aurait continué à repousser les limites des genres.

Vous posez la question à plusieurs protagonistes à la fin du documentaire, mais vous, qu’est-ce qui vous manque le plus chez DJ Mehdi ?
Ah, je ne me l'étais jamais posée… D’abord, c’est son sourire… Et puis, quand il me voyait, il me disait toujours "Ah, Thibaut de Longeville !", il s'adressait à moi comme si j’étais un personnage littéraire. Ça, ça me manque. Ses encouragements, aussi. J’ai consacré dix ans de ma vie à écouter sa voix, à manipuler des images et ça m’a permis de faire mon deuil mais aussi à continuer de marcher sur des chemins qui nous semblaient être les nôtres. Oui, ce qui me manque le plus, ça va être son sourire et sa manière de rire. De rire généreusement de tout. Ça me vient avec une forme de joie maintenant, parce que je me considère comme vraiment privilégié d'avoir vécu autant de moments intenses avec lui.

Série documentaire "DJ Mehdi : Made in France" ( 6 épisodes de 40 mn chacun) sur Arte.tv à partir du 12 septembre

Soirée hommage à DJ Mehdi à La Gaîté Lyrique le 14 septembre avec un concert hommage animé par Mokobé du 113, où sont attendus Busy P, Santigold, Kery James, A-Trak, Rockin’ Squat (Assassin), Riton (Carte Blanche), DVNO, Sages Poètes de La Rue, DJ Feadz, Pit Baccardi, DJ James, China Moses & Neil Essadi.

Le réalisateur Thibaut de Longeville, en 2022. (VINCENT CORRION)

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