Interview "J'ai senti comme un coup de couteau" : la danseuse étoile Ludmila Pagliero raconte comment elle a géré les blessures tout au long de sa carrière

La ballerine vient d'annoncer qu'elle quitterait l'Opéra de Paris de façon un peu anticipée au printemps prochain. Elle nous parle sans faux-semblants du risque de blessure, une épée de Damoclès pour les danseurs dont les carrières sont courtes et les corps sous pression.
Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 12min
Ludmila Pagliero lors d'une répétition du ballet "Don Quichotte" au Palais Garnier, le 31 octobre 2017. (LOBOFF SVETLANA)

Formée à la danse en Argentine, son pays natal, Ludmila Pagliero a gardé un accent chantant. Cette femme menue, souriante, nous reçoit sans chichis dans sa loge de l'Opéra de Paris où elle prépare deux pièces programmées en 2025, Onéguine de John Cranko et Appartement de Mats Ek. Un miroir couvert de photos, quelques tutus, des piles de chaussons pointes... dans cette alcôve qui respire la danse, une longue conversation s'engage avec pour thème dominant : le risque de blessure. Il a joué un rôle important dans sa carrière, en bien comme en mal.

Franceinfo Culture : Vous venez d'annoncer vos adieux anticipés, le 17 avril 2025, au Palais Garnier. Pourquoi avoir pris cette décision ?

Ludmila Pagliero : Cela fait un moment que je réfléchis, depuis la période du Covid en fait, et que je me prépare. J'ai commencé à explorer d'autres possibilités dans la danse, dans la transmission (...). J'aurai 42 ans en octobre [l'âge de la retraite pour les étoiles de l'Opéra de Paris] alors à six mois près, cela ne change pas grand-chose. Il y a un moment où il faut laisser la place aux autres. Et pour pouvoir transmettre à d'autres, il faut savoir raccrocher ses chaussons.

Votre blessure en septembre a-t-elle joué un rôle dans cette décision ?

Je pense que d'une certaine manière, elle a contribué à me mettre face à cette question : qu'est-ce que j'ai envie de faire après ? J'aimerais transmettre. Si j'étais en position de direction, comment je ferais les choses ?

Vous allez faire quoi précisément ?

Je n'en sais rien ! Je n'ai rien de concret. Je veux clore ce chapitre avec l'opéra pour être disponible et me laisser porter. Je suis mon instinct. Il en a toujours été ainsi dans ma vie. Je suis accessible aux choses et aux gens qui croisent mon chemin.

À quel âge avez-vous découvert la danse ?

J'avais 5 ans lorsque ma grand-mère m'a emmenée voir un ballet. Il paraît que j'étais fascinée, mais je ne m'en souviens pas. À 7 ans, j'ai pris mon premier cours de classique et j'ai détesté. Il n'y avait pas de musique, le professeur frappait le sol avec un bâton pour donner le tempo. J'ai vite arrêté et j'ai fait du modern jazz. Là, j'ai pris mon pied ! Je suis revenue au classique plus tard, avec un autre professeur.

À quel moment est-ce devenu plus sérieux ?

Le professeur a dit à ma mère que j'avais des aptitudes. Je dansais en musique et je mémorisais bien les corrections. Elle leur a conseillé l'école du théâtre Colón de Buenos Aires, l'équivalent de l'école de l'Opéra de Paris en Argentine. Trois mois plus tard, à 8 ans, je réussissais l'examen d'entrée. J'y suis restée jusqu'à l'âge de 15 ans.

Durant ces années de formation, vos professeurs ont-ils évoqué le risque de blessure ?

La question ne s'est pas posée, non. On n'avait pas conscience de l'importance du travail de préparation contre les blessures. On apprenait l'anatomie, on avait des contrôles physiques. Il y avait des filles avec des problèmes de scoliose qu'on essayait de réparer en améliorant la position nécessaire pour la danse classique. Mais on n'avait pas conscience des risques. On travaillait des positions qui ne sont pas naturelles pour le corps humain, mais on n'apprenait pas du tout ce que cela pouvait avoir comme conséquences. Ni comment amener ces mouvements et ces positions sans forcer. On connaissait des gens qui avaient eu des blessures et avaient dû arrêter la danse. Mais bon, on touchait du bois pour que cela ne nous arrive pas !

À 15 ans et demi, vous entrez au Ballet de Santiago au Chili où vous resterez trois ans. Vous est-il arrivé de vous blesser ?

J'ai eu des entorses. Ces petites entorses qui peuvent vous arrêter une semaine ou 15 jours. Mais il n'y avait pas la même quantité de spectacles qu'à l'Opéra de Paris, seulement cinq productions par an, donc on avait plus de temps pour se remettre et rattraper son retard.

Quand un danseur professionnel se blesse, même légèrement, est-ce qu'il prend peur ?

C'est toujours important parce que cela nous stoppe dans notre élan. On sait qu'un arrêt, même après une simple entorse, aura des conséquences. Pour la cheville et pour le mollet et la cuisse avec une perte de force musculaire. Il faudra réapprendre à donner l'information au pied pour qu'il se place de façon correcte sans se tordre. Il y a tout un travail mental à faire pour retrouver aussi l'assurance, la confiance en soi. Notre carrière est très courte. Quand on est au top de notre niveau physique, il y a une sensation très plaisante de facilité. Quand on demande quelque chose à notre corps, il répond. La machine fonctionne parfaitement. Quand on se blesse, il faut la remettre en route et elle ne fait pas toujours les choses comme on le voudrait. On a la sensation de perdre un créneau.

À 20 ans, vous quittez l'Amérique pour l'Europe alors qu'un contrat d'un an vous attendait à l'American Ballet Theater, à New York. Pourquoi ?

Un ami m'a parlé d'une audition à l'Opéra de Paris. Je suis venue spécialement en France pour la passer et j'en ai profité pour voir un spectacle. J'ai vu la qualité du corps de ballet de l'Opéra. Aux États-Unis, il y avait de grands solistes, mais je n'avais jamais vu une troupe avec ce niveau d'excellence, du dernier, au fond de la scène, à celui qui est devant.

Ludmila Pagliero, danseuse étoile de l'Opéra de Paris, dans le ballet "Onéguine" de John Cranko, en 2018. (JULIEN BENHAMOU / ONP)

Vous êtes repartie à zéro à l'Opéra de Paris ?

Par rapport aux grands rôles que je dansais déjà au ballet de Santiago, oui. Je savais que je voulais être première danseuse ou étoile, mais je ne savais pas encore exactement où cela allait se faire !

Peut-on dire que vous devez votre titre d'étoile à une blessure ?

Je ne l'imaginais pas comme ça, mais c'est vrai. Le 22 mars 2012, je devais danser la soirée Mats Ek et Robbins au Palais Garnier. À l'Opéra Bastille, il y avait La Bayadère. Le matin, le maître de ballet Laurent Hilaire est venu me dire : "On a vraiment un problème pour ce soir." Mathilde Froustey, la danseuse qui devait interpréter le rôle de Gamzatti dans La Bayadère en remplacement de Dorothée Gilbert, blessée, avait une énorme tendinite au tendon d'Achille. Elle ne pouvait plus sauter ni même poser le pied par terre. Il m'a demandé si je pouvais danser à sa place le soir même en disant : "On pense que tu es capable de relever ce défi". Avant d'accepter, j'ai demandé une répétition. J'avais dansé ce rôle deux ans auparavant, mais tout m'est revenu en tête. Musicalement, ça allait, et techniquement, tout est passé. Il y avait juste un petit stress supplémentaire : ce spectacle était retransmis en direct au cinéma !

À la fin de la représentation, la directrice de la danse Brigitte Lefèvre a salué votre courage artistique avant d'annoncer que vous étiez nommée danseuse étoile.

Oui... le malheur des uns fait le bonheur des autres !

Avez-vous déjà chuté comme Marion Barbeau dans le film En corps de Cédric Klapisch ?

Il m'est arrivé de tomber sur scène. On est choqué, on a un peu de honte et on se marre tellement parfois... parce qu'on ne peut plus rien faire, on a les fesses par terre et tout le monde l'a vu... On essaie juste de continuer.

Est-ce que la blessure a fait sa réapparition dans votre carrière à l'opéra ?

Oui, elle apparaît souvent. J'ai eu de petites entorses qu'on ne soigne qu'à moitié avec un patch, un peu de glace. J'ai dansé avec la cheville bien gonflée. J'ai eu des problèmes aux muscles ischio-jambiers, qui se sont déchirés plusieurs fois, ce qui m'empêchait de lever la jambe. Quand je suis arrivée à l'opéra, on avait juste un ostéopathe et un kiné pour 154 danseurs et une liste de médecins à consulter à l'extérieur. On était moins accompagné.

Qui a fait bouger les choses ?

Benjamin Millepied. Quand il a été directeur de la danse, il a créé le centre de santé que l'on a aujourd'hui avec un médecin traitant, des kinés, des ostéopathes, des masseurs, des préparateurs physiques. On peut les voir pendant nos pauses pour éviter d'aller jusqu'à la blessure. Pour débloquer s'il y a une gêne, pour masser... Le service est sur place donc en cas de problème grave, il nous voit directement. Les examens sont faits rapidement pour monter un protocole de réparation en fonction du calendrier du danseur à l'opéra. On peut par exemple retarder sa distribution dans certains spectacles pour lui donner plus de temps pour se soigner. Je pense qu'autrefois, les danseurs ne disaient rien et continuaient à souffrir, malgré les risques.

Qu'est-ce qui a changé dans la gestion des blessures à l'Opéra de Paris ?

Il y a un suivi. Avant, en cas d'entorse, on avait parfois 15 jours d'arrêt complet. Aujourd'hui, on revient plus vite. Au bout de quelques jours, le temps que l'inflammation diminue, on fait des exercices, par exemple avec un élastique, pour mobiliser la cheville et pour que ça draine. On travaille les abdos, le haut du corps, les cuisses autrement, sans utiliser le pied. Cela permet au reste du corps de rester en forme et d'être assez fort pour nous permettre ensuite de soulager le pied au maximum, en évitant de compenser avec des gestes pouvant amener d'autres blessures.

Ludmila Pagliero et Stéphane Bullion dans "Appartement" de Mats Ek, au Palais Garnier, en mars 2012. (SEBASTIEN MATHE)

À quand remonte votre dernière blessure ?

Mi-septembre, j'ai eu une déchirure au fascia lata, un tendon qui passe par la hanche et s'accroche au genou. C'est une membrane qui soutient le bassin. Sur une chorégraphie de Forsythe, j'avais beaucoup de déhanchés. Sur un mouvement extrême pendant une répétition, j'ai senti comme un coup de couteau me traverser et j'ai su tout de suite su que c'était fini. Pendant les créations, on expérimente beaucoup donc on prend plus de risques. J'ai eu 15 jours de cicatrisation avec seulement des séances de kiné et quelques mouvements. Ensuite, j'ai eu un renforcement musculaire de toute la zone (adducteurs, fessiers). En cicatrisant, le tendon s'était rétracté donc j'avais du mal à lever les jambes. Il a fallu que je l'étire petit à petit, il se ré-inflammait, donc il a fallu le rééduquer, disons, gentiment.

Quels seront vos derniers spectacles à l'Opéra de Paris ?

En février, je vais retrouver un grand ballet classique que je connais bien, Onéguine de John Cranko. Je vais avoir pas mal d'émotion car mon partenaire, Mathieu Ganio fait lui aussi ses adieux. Fin mars, je danserai Appartement, une pièce contemporaine du chorégraphe suédois Mats Ek que j'adore et je ferai ma dernière révérence le 17 avril.

Vous savez déjà où vous irez ?

Non, ça pourrait être partout. Je suis ouverte à tout. 

Oneguine de John Cranko du 8 février au 4 mars 2025

Tarifs de 12 à 170 euros / 2H20 avec 2 entractes

Sharon Eyal / Mats Ek au Palais Garnier du 27 mars au 18 avril 2025

Tarifs de 25 à 140 euros / 1H50 avec un entracte 

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