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"Le monde paysan se sent rejeté par la société" : pourquoi des agriculteurs dénoncent-ils "l'agribashing" ?

Depuis plusieurs semaines, de nombreux agriculteurs manifestent pour exprimer leur ras-le-bol et appellent Emmanuel Macron à défendre leur secteur en crise. Entretien avec Jean Viard, sociologue et spécialiste des questions agricoles.

Article rédigé par Elise Lambert - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Des agriculteurs manifestent contre "l'agribashing" à Pouilly-en-Auxois (Côte-d'Or), le 8 octobre 2019. (KONRAD K./SIPA)

"France, veux-tu encore de tes paysans ?" Depuis plusieurs semaines, de nombreux agriculteurs manifestent dans toute la France pour faire entendre leur détresse et dénoncer ce qu'ils qualifient d'"agribashing". Le terme a été popularisé par la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire. Ses adhérents l'utilisent pour désigner le dénigrement systématique dont le secteur serait victime, du fait des associations environnementales, des pouvoirs publics et d'une partie des consommateurs.

Déconsidération de leur métier et de ses pratiques, accords de libre-échange, retards de paiements... Les motifs de la colère sont nombreux. Pour les comprendre, franceinfo a interrogé le sociologue Jean Viard, spécialiste des questions agricoles et coauteur de L'Archipel paysan : La fin de la république agricole (éd. de l'Aube, 2005). Le chercheur a été candidat LREM dans le Vaucluse aux législatives de juin 2017.

Franceinfo : Que signifie le terme "agribashing" et comment l'expliquer ?

Jean Viard : "Bashing" signifie "critique" en anglais. Au travers de ce slogan, les manifestants ont voulu montrer que le monde paysan se sent rejeté par la société. Ils veulent insister sur l'aspect moderne et sans doute éviter de passer pour des "culs terreux". En termes de communication, c'est assez efficace. Ce sentiment d'"agribashing" s'explique tout d'abord par un décalage entre ce que la ville demande au monde rural et la façon dont les paysans se perçoivent eux-mêmes.

Il y a d'un côté l'urgence écologique, demandée par les Français, et de l'autre des paysans qui ont l'impression qu'ils ont déjà énormément évolué mais qu'on ne comprend pas leur monde.

Jean Viard

à franceinfo

Par exemple, cela fait trente ans que le réchauffement climatique est présent dans les fermes et les paysans s'y sont adaptés, en modifiant leurs systèmes de culture, d'arrosage. Ils ont évolué, mais dans leurs propre univers technologique, et ce n'est pas forcément visible pour le grand public. Il y a aussi le sentiment d'avoir fait tout ce qu'on leur demandait, notamment depuis la Seconde Guerre mondiale, mais que cela n'a pas été reconnu. Aujourd'hui, la sécurité des aliments est garantie, on ne meurt plus à cause de la nourriture : il y a un siècle, il y avait des centaines de morts par an à cause de la nourriture, de l'absence de chaîne du froid, etc. Certes, tout n'est pas parfait, mais on n'a plus peur de s'intoxiquer quand on fait ses courses. Nous avons gagné vingt ans d'espérance de vie depuis 1945, en partie à cause de l'amélioration de notre alimentation.

Les agriculteurs ont l'impression que la ville voit seulement en eux des utilisateurs de pesticides ou de glyphosate, ce qui n'est pas entièrement faux, mais on ne voit pas les énormes évolutions qui ont été faites.

Justement, comment l'agriculture a-t-elle transformé la France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?

En 1945, il y avait trois millions de fermes, des petites fermes assez pauvres, très peu modernes, sans électricité ni eau courante. Le général de Gaulle a demandé à son ministre de l'Agriculture Edgard Pisani de faire entrer l'agriculture française dans la modernité et d'atteindre l'indépendance alimentaire pour garantir la souveraineté de la France. 

C'est sous Edgard Pisani que les produits chimiques commencent à être utilisés dans les champs, qu'on mécanise la production, qu'on met en place des organisations professionnelles, des coopératives, pour fédérer le monde agricole. Tous ces investissements ont un prix et les agriculteurs se sont endettés, avec les conseils de techniciens et du Crédit agricole, mais ce sont eux qui doivent rembourser.

Aujourd'hui, on arrive à la génération suivante. Les remboursements sont toujours en cours, mais ne correspondent plus aux demandes actuelles.

Jean Viard

à franceinfo

A l'époque, la logique, c'était d'emprunter pour avoir plus d'hectares, plusieurs tracteurs, une moissonneuse puis une machine à vendanger… Mais ce n'est plus d'actualité. Aujourd'hui, l'agriculture entre dans le monde numérique et écologique. Il faut pouvoir voir ses champs par ordinateur, suivre en direct les cours du blé ou du maïs, développer la livraison à domicile. La Poste vient d'ailleurs de créer des Chronopost "fresh" : vous pouvez commander à Paris un poulet qui gambade dans l'Aubrac pour qu'il arrive demain dans votre casserole. Donc, le modèle est bousculé et les agriculteurs n'ont pas les moyens d'y faire face dans l'immédiat. Emmanuel Macron avait promis 5 milliards, pendant sa campagne, pour changer de modèle agricole et payer les dettes, mais les "gilets jaunes" sont passés avant.

Pour d'autres agriculteurs et citoyens, ce slogan de "l'agribashing" empêche néanmoins toute remise en cause du modèle productiviste...

La ville et la campagne n'avancent pas à la même vitesse. La demande écologique d'un changement de modèle, essentiellement urbaine, s'accélère, mais la mutation du monde agricole est beaucoup plus lente. En France, 20% des 440 000 fermes sont déjà passées au bio, certaines se tournent vers les agricultures locales ou paysannes, mais il faut de l'argent pour une conversion et il faut recevoir les aides dans les temps. Si on vous donne l'aide deux ans après, et bien vous êtes mort de faim en attendant !

Les campagnes ne sont pas uniformes non plus. Moi j'habite à la campagne : devant chez moi, il y a une ferme bio et derrière, une ferme qui met du désherbant à outrance. Dans un même village, on va avoir des pratiques extrêmement différentes... Il y a des gens à Paris qui sont convaincus que l'agriculture urbaine peut nourrir la capitale, mais chaque jour à Paris, on mange 1,2 million d'œufs. Ce n'est pas une production qu'on obtient dans des élevages de 80 poules ! L'idée que la ville va être indépendante en matière alimentaire est un mythe, certes positif. 

Les gens des villes ont une vision très caricaturale des campagnes, ils promeuvent une agriculture du temps où on était 25 millions. Et dans les médias, on entend toujours le discours bobo parisien sur la campagne, c'est ça qui rend les choses compliquées.

Jean Viard

à franceinfo

Quant aux responsables politiques, le président Emmanuel Macron n'est pas implanté dans la paysannerie et il y a un manque de lien. Et on ne peut pas vraiment dire que le Premier ministre, Edouard Philippe, symbolise l'agriculture. Les agriculteurs sont à la recherche d'un récit politique ou d'une perspective, que personne ne leur donne.

Certains maires ont pris des arrêtés antipesticides dans les zones rurales, mais aussi dans les villes. Qu'est-ce que cela dit du rapport des élus à l'agriculture ?

Cela montre que les paysans ne valent plus rien électoralement ; c'est l'ancienne classe dominante devenue minorité. Pourtant, la France est le pays où la paysannerie a façonné l'identité républicaine. 

En 1789, la France a connu une grande réforme agricole en instaurant le modèle de l'exploitation familiale propriétaire. En 1870, Jules Ferry a divisé le pays en 36 000 communes pour enraciner la République dans la paysannerie, avec 500 000 élus locaux d'origine paysanne, et pourtant, il y avait moitié moins de Français qu'aujourd'hui. Et en 1958, De Gaulle a fait de l'alimentation l'un des socles de notre souveraineté, avec le nucléaire. On parlait "de pétrole vert de la France" ! 

Mais aujourd'hui, les paysans ne font plus élire les maires, sauf dans certaines petites communes rurales. Certains maires des grandes villes veulent capter l'électorat écologiste et prennent des arrêtés purement politiques, puisque les pesticides sont déjà interdits dans les grandes villes. D'un autre côté, les paysans qui ne sont plus assez nombreux ont l'impression qu'on leur dit d'arrêter de travailler en leur prenant 150 mètres de leur champ. Or s'il y a un voisin, en général, c'est l'Etat qui a livré les permis de construire des habitations à côté des champs ! Il a donc la responsabilité de la cohabitation.

Cette cohabitation entre agriculteurs et non-agriculteurs est-elle nouvelle ?

Le monde rural est désormais convoité par d'autres acteurs que les agriculteurs. En France, vous avez 12 millions d'appartements, 16 millions de maisons avec jardin et 440 000 exploitations agricoles. On a mis des maisons au milieu des champs et ça provoque des problèmes de voisinage entre les agriculteurs et les habitants qui n'existaient pas avant. Ces conflits de cohabitation existent surtout dans le périurbain ou la moyenne montagne, il n'y a pas cette proximité dans les grandes plaines comme la Beauce.

Avant, le village, c'était une seule et même culture, personne n'allait crier après un coq ou un tas de fumier. Mais aujourd'hui, les gens achètent une maison à une heure de Paris ou une résidence secondaire à la campagne et les paysans se retrouvent entourés de non-paysans. Cette logique de conflit était prévisible.

Jean Viard, sociologue

à franceinfo

Il ne faut pas oublier qu'il y avait 3 millions de fermes en 1945 et qu'il n'en reste plus que 440 000, donc on assiste à la plus grande destruction de métier. L'histoire de la modernité agricole, c'est 2,5 millions de familles traumatisées par l'abandon de la ferme.

Pourquoi l'agriculture est-elle un sujet sur lequel beaucoup de Français s'expriment ?

L'agriculture, c'est ce qui vous nourrit, vous fait vivre. C'est normal qu'on soit très soucieux de la qualité de nos aliments. Et comme les paysans détiennent 53% du sol de la patrie, c'est eux qui dessinent nos paysages et, quelque part, la beauté de la France. On est tous concernés. En France, nous avons aussi le mythe collectif que la République est une République paysanne, donc nous sommes tous convaincus que le paysan est un peu notre grand-père.

Nous avons besoin aujourd'hui, comme en 1789, 1860 et 1958, d'un projet et d'un grand récit du rôle de la terre dans notre avenir car la révolution technologique que nous vivons, écologique, sera celle des créations renouvelables grâce au soleil, au vent, à l'eau, à la terre. L'agriculture est notre avenir : ne l'enfermons pas dans le passé. 

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