Quatre questions sur Temu, l'application chinoise de e-commerce qui cartonne malgré des accusations d'espionnage

Des bijoux à 1 euro, des appareils photo à moins de 15 euros... Le consommateur voulant faire des économies en ces temps d'inflation s'est sûrement aventuré sur l'application Temu, lancée par le groupe chinois Pinduoduo. Sortie en avril en France, elle occupait la première place des téléchargements sur l'AppStore lundi 9 octobre. Mais Temu traîne une mauvaise réputation : accusations d'espionnage, de travail forcé et violent impact écologique. Franceinfo vous présente cette application qui inquiète les autorités autant qu'elle séduit les consommateurs.

1C'est quoi, cette appli ?

Temu est un site de e-commerce, qui propose des vêtements, de l'électronique et de la décoration à des prix très bas. Il appartient au groupe chinois Pinduoduo, plateforme en ligne lancée en 2015, comme le rappelle Le Monde. Temu existe depuis 2022, année où elle a été lancée outre-Atlantique et en Australie. Elle n'est disponible que depuis avril sur le marché français, mais ces quelques mois ont suffi pour la hisser tout en haut du classement des applications gratuites les plus téléchargées dans le pays. Son slogan, "shop like a billionnaire" ("achetez comme un milliardaire"), sonne comme une promesse de pouvoir dépenser sans compter.

"On y trouve des produits variés comme des tampons qui effacent les rayures sur les voitures, des accessoires hi-fi, de mode, un tas de petits objets envoyés de façon très simple avec peu de frais de port", observe Ilfynn Lagarde, cofondatrice de Youzd.fr, site de e-commerce d'électroménager de seconde main, qui a analysé l'application chinoise à son arrivée sur le marché.

2Pourquoi a-t-elle autant de succès ?

Deux mois après son lancement, Temu comptait déjà 9,5 millions d'utilisateurs en juin, selon Médiamétrie (lien PDF). Elle s'appuie sur des stratégies marketing "ultra-efficaces", remarque Ilfynn Lagarde. Comme elle, vous avez sans doute déjà vu apparaître, dans votre fil de réseaux sociaux, la publicité pour cette appli. "Lorsque vous naviguez sur l'application, se met en marche la stratégie de la peur de passer à côté de quelque chose, explique Ilfynn Lagarde. Temu utilise des ressorts psychologiques pour créer de la désirabilité et de l'urgence en vous indiquant, par exemple, qu'une vente flash est en cours, que d'autres personnes sont en train de regarder le même produit que vous et qu'il n'en reste bientôt plus."

En cette période d'inflation, les petits prix pratiqués par la plateforme attirent en défiant toute concurrence. L'entreprise est même surnommée "le boucher des prix", selon le site d'information américain The China Project, en raison des rabais monstres pratiqués, notamment lors du "Black Friday". A ces prix très bas s'associent des jeux en ligne pour obtenir des réductions, qui poussent à la consommation. Temu offre aussi "gratuitement des articles aux utilisateurs qui font la promotion de l'application sur leurs réseaux sociaux. Incitant ainsi leurs proches à devenir clients, eux aussi", note un rapport de la société d'études de marché Foxintelligence, cité par le magazine spécialisé LSA. Comme Shein, le géant chinois du e-commerce de vêtements, Temu s'appuie sur l'intelligence artificielle et l'étude des données, comme l'explique Shaun Rein, directeur du China Marketing Research Group, une société de stratégie de marché.

"Temu est capable d'avoir une logistique optimale et d'utiliser l'intelligence artificielle afin d'aiguiller les consommateurs français vers les produits les plus adaptés à leurs besoins."

Shaun Rein, directeur du China Marketing Research Group

à France 2

Temu dispose enfin d'un budget marketing gigantesque, comme en témoignent les 7 millions de dollars dépensés pour un spot publicitaire de 30 secondes durant le Superbowl, le plus grand événement sportif aux Etats-Unis. Une stratégie payante puisque les téléchargements ont explosé après la diffusion, selon Sensor Tower, un cabinet d'analyse de données. Et pour le moment, l'entreprise ne poursuit qu'un seul objectif, celui de toucher le plus de monde avant d'être rentable. Ainsi, selon le magazine américain Wired, Temu perdrait sur chaque commande l'équivalent de 30 dollars.

3Pourquoi est-elle controversée ?

A l'heure où sept Français sur dix sont conscients du lien entre leurs choix de consommation et l'état de la planète, selon l'Agence de la transition écologique (Ademe), le succès de Temu montre que les intentions ne sont pas toujours suivies d'effet. Car l'application inonde le marché occidental de produits provenant directement de Chine pour limiter les intermédiaires et faire baisser les prix, engendrant des expéditions, en avion ou par bateau, aux lourdes émissions de CO2. Cette méthode fait, également, exploser les délais de livraison. Et lorsque le produit arrive, il ne faut pas être trop regardant sur sa qualité. "L'application ne fournit pas obligatoirement les produits les plus propres – on va dire clairement de la contrefaçon –, ou alors ayant des normes autorisées par exemple en Europe", assure à BFMTV Damien Bancal, spécialiste en cyber-intelligence.

Autre point noir, les conditions de travail des ouvriers. En juin, un rapport du comité spécial de la Chambre des représentants des Etats-Unis sur le parti communiste chinois a accusé Temu d'avoir contourné les sanctions prévues par la loi américaine sur la prévention du travail forcé des Ouïghours. "Temu ne fait pratiquement rien pour maintenir sa chaîne d'approvisionnement exempte de travail forcé", a déclaré le sénateur républicain Mike Gallagher, cité par le Guardian.

Enfin, en France, des interrogations portent sur la compatibilité de Temu avec les exigences de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). "Compte tenu du modèle économique de Temu, nous le surveillons aussi de près. Il fait l'objet de contrôles dans le cadre d'une enquête en cours sur la fast fashion, qui touche également Shein. Nous suivons aussi les signalements rapportés sur le site Signal Conso, mais à ce jour, il y en a peu", a affirmé le cabinet d'Olivia Grégoire, ministre déléguée chargée du Commerce, au Figaro.

4Peut-elle vraiment espionner ses utilisateurs ?

La suspicion d'espionnage est devenue courante avec le développement des applications de e-commerce et des réseaux sociaux. Ainsi, le gouvernement français a interdit les "applications récréatives", dont TikTok, Instagram et Twitter, sur les téléphones des fonctionnaires d'Etat. De sérieux doutes pèsent aussi sur Temu. En avril dernier, CNN a publié une enquête qui révélait que Pinduoduo, la maison mère de l'appli, avait pu s'immiscer dans les smartphones Android pour "accéder aux contacts, calendriers, notifications et albums photos des utilisateurs sans leur consentement", ou encore "modifier les paramètres du système et accéder aux comptes de réseaux sociaux et aux discussions des utilisateurs", écrit la chaîne américaine.

Selon une enquête publiée le 6 septembre par la société américaine d'analyses Grizzly Research, Temu pourrait accueillir un logiciel espion. D'après Grizzly Research, l'application "comporte des fonctions cachées qui permettent une exfiltration massive de données à l'insu des utilisateurs". "De grands efforts ont été déployés pour dissimuler les intentions malveillantes et le caractère intrusif du logiciel", ajoute l'enquête.

Des accusations qui, pour le moment, n'ont pas entraîné d'interdiction de l'application. Il faut rappeler que la collecte et la vente des données des utilisateurs est répandue. "Temu gagne de l'argent en vendant ses données utilisateurs. L'utilisateur ne lit presque jamais les conditions générales avant d'y donner son accord, mais Temu doit être dans les clous de la loi", assure Monica Grosso, directrice du département marketing de l'EM Lyon Business School.

"Comme Amazon avant ou Alibaba, ce qui intéresse Temu est d'avoir une base de clients. Avec leurs chiffres sur le nombre de téléchargements, ils veulent montrer à leurs potentiels vendeurs qu'ils peuvent leur permettre de toucher beaucoup d'acheteurs."

Monica Grosso, professeure de marketing

à franceinfo

La vente de données à des entreprises "est légale", rappelle-t-elle, mais le modèle économique de Temu, pour l'instant non rentable, l'oblige à vendre sa base de données de manière plus agressive. Enfin, la législation RGPD française et européenne, plus stricte que celle en vigueur aux Etats-Unis, garantit que les conditions générales de Temu sont compatibles avec le droit local, assure Monica Grosso. "Si les organismes de contrôle ont fait leur travail et vérifié que les procédures de Temu sont conformes en Europe, conclut-elle, il n'y a pas de raison qu'on soit espionné."