Loi Travail : "C'est une réforme inquiétante et désespérante", s'agace un collectif de professeurs de droit
Alors que la concertation entre les partenaires sociaux et l'exécutif sur la loi Travail version Macron vient de débuter, franceinfo a voulu connaître l'avis d'un spécialiste sur les propositions annoncées par le gouvernement ou qui ont fuité dans la presse.
Ils sont pour une réforme du Code du travail, mais pas à n'importe quelles conditions. Une vingtaine d'universitaires spécialisés en droit du travail ont publié en mars 2017, sous la direction d’Emmanuel Dockès, une version allégée du Code – divisée par quatre – baptisée Proposition de Code du travail. Ce petit livre rouge, qui reprend la maquette des livres publiés par Dalloz, a pour ambition de démontrer que le "mouvement de complexification croissante du droit du travail et de régression des protections qui dure depuis trente ans, n'est pas une fatalité". Le document a été envoyé aux candidats à la présidentielle et aux organisations politiques durant la campagne. Une sollicitation à laquelle Emmanuel Macron n'a pas répondu.
>>> Cinq questions sur la réforme du Code du travail voulue par Macron
Alors que la concertation entre le gouvernement et les partenaires sociaux sur la loi Travail a débuté vendredi, franceinfo a voulu connaître l'avis de ces spécialistes, qui se défendent d'être des "gauchistes" et se voient davantage comme des "modérés", sur les pistes envisagées par le nouvel exécutif.
Franceinfo : Que pensez-vous des premières propositions du gouvernement sur la loi Travail et de celles qui ont fuité dans la presse ?
Emmanuel Dockès : Globalement, c'est inquiétant et désespérant. Les idées qui sont poursuivies n'ont rien de neuf. L'objectif, c'est d'augmenter le champ de la négociation collective. Une idée qui a inspiré toutes les grandes réformes du droit du travail depuis 1986, qui instaurait les premières conventions collectives destructrices d'avantages légaux. Depuis, les lois qui visent à diminuer les protections légales par convention collective, nous en avons eu des dizaines. Rappelez-vous la loi de sauvegarde de 2013 ou encore la loi Fillon de 2004. Quelqu'un qui est dans l'étude du droit du travail depuis vingt-cinq ans comme moi et qui voit une réforme qui est dans la droite ligne de ce qui se fait depuis plus de vingt-cinq ans, se dit que ce n'est pas possible. Surtout lorsque l'on voit le résultat avec un chômage qui n'est pas résorbé. Il faut inventer de nouvelles règles pour notre époque !
Dans le détail, quelles mesures vous font le plus peur ?
Dans le document publié par Le Parisien, on parle notamment d'attaquer un domaine qui est celui de la santé et de la sécurité des personnes. C'est aussi en filigrane dans la lettre adressée aux partenaires sociaux. Il est ainsi envisagé de faire passer certains dispositifs relatifs à la santé et la sécurité des personnes dans le champ du "dérogeable" par convention collective. Concrètement, cela voudrait dire que l'on pourrait négocier des éléments de sécurité en échange de primes ou de congés au risque de la santé. Ce qui est proprement hallucinant. Mais on va supposer, pour le moment, que ce n'est pas le cas.
Il est aussi évoqué la possibilité de négocier des contrats précaires. C'est-à-dire que par convention collective, il serait possible d'étendre leurs champs. Ça veut dire quoi ? Cela s'adresse à qui et à quelle situation ? Aujourd'hui, ils sont prohibés pour les emplois permanents. Est-ce que ça veut dire que l'on peut maintenir sous contrat précaire des personnes permanentes ? Les choses sont très floues, mais elles laissent supposer des possibilités surprenantes.
Comment envisagez-vous le plafonnement des indemnités versées aux salariés licenciés ?
Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que l'objet de cette mesure n'est pas de plafonner les indemnités de licenciement justifiés, mais des licenciements non justifiés ou sans raison valable. C'est-à-dire dans le cas d'employeurs prédateurs qui cherchent à acheter une entreprise pour récupérer ses brevets, sans se soucier des salariés. Ou encore des actionnaires qui attendent de gros bénéfices et qui pensent qu'en licenciant, on les fait augmenter. Vous pouvez aussi avoir le cas d'un salarié qui ne plaît pas à l'employeur et qui est débarqué sans raison. Des salariés plus âgés licenciés pour être remplacés par des stagiaires... Bref, ce sont des motifs interdits. Y compris dans les autres pays et selon les conventions internationales. C'est pour ces licenciements qu'il est prévu de plafonner la sanction. Et la plafonner, c'est la rendre parfaitement prévisible. Et même si c'est un niveau un peu plus élevé, pour une grande entreprise très profitable, pouvoir se payer un licenciement sans justification, c'est tout à fait abordable.
C'est un véritable changement de philosophie. Il faut être concret : si vous avez un plafond, vous avez une somme prévisible. C'est donc la possibilité de pouvoir licencier, sans risque, un salarié.
Actuellement, lorsque vous avez des plans de départs volontaires, les sommes accordées aux salariés sont souvent supérieures à un an de salaire. Pour ne pas avoir de souci, les employeurs sont prêts à mettre de l'argent sur la table, mais ils demandent aux salariés s'ils sont d'accord. Là, le gouvernement va permettre de faire des plans de départs volontaires sans demander l'avis des salariés. On pourra virer les gens comme cela, d'un coup de tête, sans aucune procédure, sans aucune motivation : "Voilà votre chèque, vos un an de salaires. Et de toute façon, légalement, vous ne pouvez pas avoir au-dessus."
Il ne faut pas sécuriser les gens qui violent la loi, mais les insécuriser et les dissuader de violer la loi. En l'occurrence aujourd'hui, c'est la décision d'un juge qui parfois, peut condamner l'employeur à verser de grosses indemnités. Cette potentialité-là est dissuasive. Ce qui est vraiment choquant, c'est qu'en résumé, on supprime la prohibition des licenciements sans justification. C'est ce qui est réclamé par un certain patronat.
Pour justifier cette mesure, le gouvernement explique qu'ainsi, les employeurs auront moins de réticences à embaucher. Selon vous, quel impact aura cette mesure ?
On est clairement sur une réforme de société. Le risque, c'est que lorsque vous pouvez être licencié à n'importe quel moment, la confiance envers votre employeur disparaît. C'est donc une mesure de déstabilisation du salariat. Et dire qu'elle est productive est, selon moi, une erreur. Nous avons aujourd'hui une productivité meilleure qu'aux Etats-Unis, un pays où ce type de licenciement est autorisé. Si vous cassez la confiance, les gens s'investiront moins dans leur travail et la productivité chutera.
C'est passé un peu inaperçu, mais la réforme prévoit la fusion des institutions représentatives du personnel. Est-ce un progrès, ou là aussi, une régression ?
On a déjà des discussions sur la fusion des délégués du personnel et du comité d'entreprise. Une fusion qui, dans certains cas, si elle est bien faite, peut être une bonne chose. Mais y noyer les membres du CHSCT [comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail], c'est une véritable erreur. Il faut garder des représentants spécialisés en matière de sécurité. C'est une question de compétence.
Mais le gouvernement souhaite aller potentiellement plus loin en fusionnant les représentants syndicaux et les représentants élus. Dans ce cas, il s'agirait de remettre en cause cette grande conquête, qui date de mai 1968, qui permet aux organisations syndicales d'avoir des représentants dans les entreprises. Pour un gouvernement qui prône le dialogue social, c'est proprement hallucinant. La négociation collective sera attribuée aux délégués élus dans l'entreprise, aux dépens de ceux désignés par les syndicats.
L'autre grand volet de la loi consiste à favoriser les accords d'entreprise par rapport aux accords de branche. Est-ce une bonne chose d'inverser cette hiérarchie ?
Notre avis, c'est que chaque niveau de règle a une grande utilité dans le droit du travail. La convention d'entreprise, c'est forcément très important. Personne ne dit le contraire. Mais ce qui est en train d'apparaître, par idéologie et dans le cadre d'une volonté de dérégulation, c'est une volonté de tout transférer à un seul niveau. Rappelons que les accords de branche permettent d'égaliser la concurrence. Par exemple : si vous permettez à la direction de Leclerc de supprimer une prime à ses chefs de rayon, qui empêchera Carrefour de faire de même ? Cette mesure, c'est la certitude d'une concurrence à la baisse.
La ministre du Travail, Muriel Pénicaud, a tout de même précisé que "la branche continuera à avoir un rôle d'encadrement", mais que ce sera donc à elle de se mobiliser pour suivre les évolutions au sein des entreprises. Un moyen de réveiller celles qui sont aujourd'hui inactives...
Il n'y a pas tant de branches que ça qui ne marchent pas. La France a le taux de couverture par convention collective le meilleur du monde. Bien sûr, on peut trouver des cas où ça ne marche plus. Mais l'idée selon laquelle les quelques cas marginaux soient la raison pour laquelle ont détruit la force obligatoire de toutes les conventions de branches en France, c'est une argutie plus qu'un argument.
Avec ces positions, on va vous classer à gauche ? Est-ce le cas ?
A partir du moment où notre position est de dire que la destruction du droit du travail est une mauvaise chose, qu'il faut conserver des protections pour des salariés qui soient certes plus simples mains néanmoins existantes, nous sommes automatiquement classés à gauche. De toute manière, sur l'échiquier politique, la défense du droit du travail est classée à gauche. Mais en réalité, d'un point de vue global au sein de notre groupe de professeurs de droit, je vous assure que nos membres ont des opinions différentes. Certains conseillent des employeurs. D'autres sont proches des idées défendues par Emmanuel Macron. Nous ne sommes pas des "gauchistes", mais plutôt des modérés.
Pouvez-vous envisager que ces réformes puissent être au final adoptées ?
Je ne vois pas les organisations syndicales céder sur tous les points que nous avons abordés. Mais le gouvernement annonce vouloir avancer avec des ordonnances avant la fin de l'été. Cela laisse à penser qu'il pourrait assez largement se passer des accords avec les organisations syndicales.
Actuellement, le gouvernement a un discours conciliateur avec les organisations syndicales, mais sans informations précises. La feuille de route donnée par le gouvernement est extraordinairement imprécise. Ce qui est le plus martelé, c'est le plafonnement des indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Nous ne sommes pas à l'abri que de telles dispositions finissent par passer.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.