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La nouvelle stratégie des grands groupes : des salariés sans bureau attitré

Publié
Temps de lecture : 14min
Article rédigé par Laetitia Saveedra, franceinfo
Radio France

Les grands groupes français emboĂ®tent le pas de Google et adoptent le "sans bureau fixe". Pourquoi cette stratĂ©gie ? S'agit-il d'un pas vers l’externalisation des salariĂ©s ?

On connaissait l'open space classique, voici maintenant les open space "dynamiques" : des espaces ouverts où les salariés n’ont plus de poste de travail attitré. Aujourd’hui, la majorité des nouveaux sièges sociaux des grandes entreprises françaises est conçue sur ce modèle. Danone, Axa, Bouygues Telecom l’ont d'ailleurs déjà adopté.

À quoi ressemblent ces espaces ?

Le nouveau siège social de l'entreprise pharmaceutique Sanofi, basé à Gentilly (Val-de-Marne), est surnommé le "campus". Il est construit à la façon des universités américaines, ouvert sur des jardins avec un plan d’eau, pour que les salariés puissent travailler partout, grâce à la 3G. Le bâtiment est luxueux, tout en verre, avec de grands halls, des fauteuils en cuir et du mobilier en bois design. Ce décor, digne d’un grand hôtel, est accompagné de services de conciergerie.

Mais Sanofi va encore plus loin avec la culture du "tout sur place". Envie d'une remise en forme ? Les salariés disposent de deux grandes salles de sport dernier cri avec un coach. Mal au dos ? Un ostéopathe est à leur service. Besoin de se distraire ? Un billard est à leur disposition à la cafétéria. L’objectif est que les salariés travaillent dans un cadre agréable, en continu, presque sans s’en rendre compte. Le directeur des ressources humaines de Sanofi France appelle d’ailleurs les collaborateurs "les résidents du site".

L'espace bien-ĂŞtre Ă  Sanofi France. (Laetitia Saavedra / RADIO FRANCE)

Qu'en pensent les salariés ?

Les salariés n’ont donc plus de poste de travail attitré... et chacun a son avis sur la question. D'un côté, il y a ceux qui sont pour, comme François de Font-Réaulx, le DRH de Sanofi France. "Vous arrivez le matin et vous vous mettez où vous le souhaitez dans l’espace dédié à votre équipe, y compris les chefs. C’est 'premier arrivé, premier servi', décrit-il. Moi j’avais un peu la trouille en mode 'chef sans bureau', mais ça se passe bien."

Cécile Le Dez, représentante syndicale de la CFE-CGC chez Sanofi, est moins enthousiaste : "On se ballade avec son ordinateur qu'on va chercher le matin dans une armoire dédiée, comme à la piscine. Il faut prévoir dix minutes pour trouver une place et s'installer". Le début de journée du salarié peut ainsi rapidement se transformer en compétition.

Quels objectifs ?

Il s'agit avant tout pour les entreprises de réduire les coûts immobiliers, puisque ceux-ci représentent le deuxième poste de dépenses pour une entreprise après les salaires, soit en moyenne 17 000 euros par an et par poste de travail. Il faut donc optimiser ces postes de travail qui, en comptant les absences diverses, ne sont occupés en moyenne que 60% du temps en France.

Le second objectif est de renforcer l'esprit d'équipe, la circulation de l’information et la capacité d'adaptation des salariés. Par conséquent, les entreprises prévoient systématiquement moins de postes de travail que de salariés. Chez Sanofi, c'est huit postes pour dix collaborateurs.

Quels effets ?

Les jours où il y a plus de salariés que prévu, en cas de réunion de service par exemple, il n’est pas rare que certains soient donc obligés de s’installer à un autre étage que le leur et passent leur journée à faire des allers-retours. Certains vont à la cafétéria, d'autres dans un hall, voire dans les escaliers.

Il est même arrivé il y a quelques mois, selon Nayla Glaize, représentante CGT dans la société de conseil Accenture, que des consultants en "inter-contrat", c'est-à-dire entre deux missions, aient été contraints de rentrer travailler chez eux plusieurs jours de suite, alors qu’ils n’étaient pas statutairement en télétravail.

Marc Thiollier, secrétaire général d'Accenture. (Laetitia Saavedra / RADIO FRANCE)

"Ce sont des choses qui arrivent dans toute entreprise qui gère sa production, rassure le secrétaire général d’Accenture, Marc Thiollier. Parfois une entreprise est en rupture de stock, parfois en excédent. Finalement, ramené à la problématique de l'espace de travail, c'est un peu le même sujet."

Quelle organisation ?

Dans cette nouvelle organisation du travail, les salariés sont invités à changer d’espace dans la journée en fonction de leur activité. Cela suppose de faire un "clean desk", c'est-à-dire de nettoyer son bureau quand on le quitte pour laisser la place à un collègue.

Quand on part en réunion pour plus d’une heure, il faut le nettoyer pour ne rien laisser. Plus rien. Même pas un gobelet de café ou un stylo. On fait ça tous les soirs et parfois dans la journée.

Nadia Boukaïba-Khames, représentante du syndicat pharma-cadres de Sanofi

Autre bouleversement : la culture du "zéro papier". Plus besoin d’armoires ni de tiroirs pour ranger ses dossiers, puisque tout est censé être stocké dans des serveurs accessibles n'importe où par ordinateur. De quoi susciter l’inquiétude avant le déménagement dans le nouveau siège de Sanofi France, reconnaît François de Font-Réaulx, le DRH, qui précise qu'"il y a sur le site une zone d’archivage où peuvent être classés les documents importants".

Au "zéro papier" s’ajoute une autre révolution : la fin de la poubelle au pied de chaque bureau. Désormais, pour jeter son trognon de pomme ou son mouchoir en papier, il faut marcher jusqu’à la grande poubelle de son étage. 

Beaucoup de salariés sont déstabilisés par ces changements. Mais un certain nombre y trouvent leur compte. Christophe Mendy, consultant chez Accenture, travaille ainsi la majeure partie de son temps chez ses clients : "Il n’y a plus de raison d’avoir un espace réservé quand on est là seulement un ou deux jours par semaine comme moi." 

De son côté, Delphine Olawaiye, jeune salariée du pôle communication digitale chez Sanofi, est séduite par le brassage de population : "Les relations hiérarchiques entre les personnes sont plus assouplies. C'est plus simple parce qu'on est tous au même bureau, décrit-elle. Qu'on soit manager, stagiaire, collaborateur ou cadre, ce qui est intéressant c'est de trouver une aide insoupçonnée chez des collègues qui font partie d'une autre équipe."

Les plus critiques sont ceux qui exercent des professions sédentaires, ainsi que les générations plus âgées. Ils se disent fatigués de déménager sans cesse, d’avoir toujours à chuchoter, comme le veut la consigne pour communiquer dans ces espaces ouverts. Patrick Parisi, élu CGT de Sanofi, affirme que ces espaces de travail n’améliorent pas la communication mais isolent "parce qu’on ne sait plus où trouver un collègue pour lui parler". Selon Marmar Kabir, une autre élue CGT de Sanofi, certains craignent que la perte de leur bureau ne préfigure la perte de leur emploi. Plusieurs salariés seraient partis en pré-retraite, dans le cadre d'un plan de départ volontaire, pour ne pas avoir à travailler dans ces conditions.

Et la confidentialité ?

Pour s’isoler, il existe des "bulles de confidentialité", c'est-à-dire des petites salles de 3 m² où on peut téléphoner.

Une bulle de confidentialité, à Accenture. (Accenture)

Chez Accenture, on a aussi réinventé la cabine téléphonique, avec une sorte de cabine d’1 m² avec isolation phonique. Des salles de réunion sont également à disposition. Mais mieux vaut les réserver à l’avance, car elles sont très convoitées.

Certains employés contournent le système et "bloquent" des salles pour les retrouver à leur retour. C’est ce qu’a observé Jérôme Chemin, représentant CFDT chez Accenture : "C’est facile, vous posez un sac sur une table ou un manteau et puis vous partez dans une réunion ailleurs." 

On a l’impression d’être dans un western où il y a des luttes de territoires, avec non pas des Indiens, mais des consultants. Ça peut créer des tensions.

Jérôme Chemin, représentant CFDT chez Accenture

Certains cadres dirigeants trouvent d’autres stratagèmes, comme en témoigne Stéphane Roy, consultant senior et représentant CFDT chez Accenture : "La flexibilité ne s’applique pas à tout le monde. La plupart des cadres dirigeants utilisent leur secrétaire pour réserver ou pré-réserver des espaces de travail qui leurs sont attribués en permanence." Des pratiques qui seraient également de mise chez Sanofi où "certains chefs s’enracinent dans des bureaux", selon plusieurs salariés.

Avoir un bureau fixe, beaucoup de salariés de base en rêvent. Deux assistantes expliquent par exemple s’arranger avec quatre copines de bureau pour garder la même place chaque jour : "Une chance, notre chef est sympa. Il le tolère. Mais il y a des services où les chefs sont intraitables et font du zèle. Ils obligent les collègues à changer de place tous les jours. Elles le vivent très mal."

Une des salles de réunion qu'il faut réserver chez Accenture. (Accenture)

Quel impact psychologique ?

Pour la sociologue du travail, Danièle Linhart, cette déstabilisation est le résultat d'une stratégie de management : "La mode dans les entreprises, c’est de dire aux gens qu’il faut qu’ils sortent de leur zone de confort. Ils sont mis dans une situation d'apprentissage permanent. Il faut être au top de sa forme, confiant, serein, arriver en forme pour s'imposer. Chaque journée devient une épreuve", décrit-elle.

Pour Marie Pezé, psychanalyste spécialiste des questions de souffrance au travail, le lien entre l’absence de repères fixes et le stress est une évidence. Selon elle, la source de stress la plus aiguë après la perte d’un être cher est le déménagement.

Demander à un salarié de s’installer tous les jours dans un nouvel espace de travail, pas au même étage, pas avec les mêmes personnes, cela va représenter un stress, une fatigue supplémentaire.

Marie Pezé, psychanalyste spécialiste des questions de souffrance au travail

Ce risque de stress supplémentaire était déjà pointé dans une lettre de l’inspection du travail envoyée à Sanofi en 2014, avant la mise en place du système.

Extrait de la lettre de l'Inspection du travail. (DR)

La direction du campus Sanofi-Val-de-Bièvre précise que lors d’une enquête interne, 76% de ses salariés ont indiqué être satisfaits de leurs conditions de travail. 

Mais selon une étude de chercheurs suédois, publiée en 2013, il y a plus d’arrêts-maladies chez ceux qui travaillent en open space que chez ceux qui ont un bureau fixe. En moyenne, on passerait, selon ces scientifiques, de cinq jours d’arrêts à huit jours d’arrêts par an.

Et demain ?

Ce nouveau mode d’organisation préfigure d’autres façons de travailler, plus flexibles et plus éclatées. Avec les outils numériques, il n'y a plus besoin d’armoires ou de tiroirs où stocker les dossiers des salariés. Les données sont dans des serveurs accessibles partout. D'ailleurs, on observe aujourd’hui que le travail à distance ne se fait plus seulement à domicile, mais de n’importe où. Pour Alain d’Iribarne, le président du conseil scientifique d’Actinéo, l’observatoire de la qualité de vie au bureau, le travail n’est plus rattaché à un lieu.

On est dans une société de flux. Vous circulez et quel que soit le lieu et le temps, vous êtes tout le temps susceptible d'être au travail.

Alain d'Iribarne, président du conseil scientifique d'Actinéo

Apparaissent aussi des lieux de travail partagés, de "co-working" en anglais, où des bureaux sont loués à des entreprises indépendantes ou en fort développement. Élisabeth Pélegrin-Genel, architecte et psychologue du travail, explique qu'avec ce système de fonctionnement, "l'entreprise réserve plusieurs places de travail à l'année, à la semaine ou au mois, dans différents lieux. Les salariés sont invités à les fréquenter parce qu'ils sont plus proches de chez eux, par exemple. C'est un peu comme aller dans une médiathèque."

Les Américains vont plus loin, en proposant ce qu'ils appellent un "hôtel de travail". "Ces hôtels proposent à la fois un lieu de vie, et le wifi, des conditions pour travailler, décrit Patrick Cingolani, professeur de sociologie à l’université Paris Diderot. C'est dans l'objectif de créer un espace de travail qui est aussi un espace d'habitat. Le moment où une personne va travailler et où elle va se consacrer à ses loisirs sera beaucoup plus incertain."

Cette frontière floue entre travail et vie personnelle vient des géants de la Sillicon Vallée (Californie). Ils poussent la logique à l'extrême, comme l'a constaté Élisabeth Pélegrin-Genel, car "le mouvement de fond, c'est d'enchanter le travail par un tour de passe-passe, de ne jamais le montrer : on n'y voit jamais une personne travailler mais on voit des trottinettes, des vélos, des murs d'escalade, des piscines, des hamacs..." 

Ils sont en train de construire quasiment des villes, où il y a les bureaux et des logements autour. On avait connu ça dans les corons, au nord de la France. Mais là on se croirait dans un village de vacances.

Elisabeth PĂ©legrin-Genel, architecte et psychologue du travail

Les nouveaux corons connectés sont peut-être ce qui nous attend demain, avec des salariés hyperflexibles qui pourront travailler n'importe où et à toute heure.

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