: Vrai ou faux La France compte-t-elle "5,1 millions de personnes ayant besoin d'un emploi", comme l'affirme François Ruffin ?
"Il n'y a pas 2,2 millions de chômeurs, comme se vante le gouvernement. Mais '5,1 millions de personnes ayant besoin d'un emploi'". Sur Twitter, le député de La France insoumise François Ruffin a remis en cause, mardi 9 mai, la communication de l'exécutif, qui se réjouit régulièrement de ses bons résultats sur le front de la lutte contre le chômage.
A l'appui de cette déclaration, le député mentionne un rapport (PDF) du Haut-Commissaire à l'emploi, Thibaut Guilluy, remis le 18 avril au ministre du Travail et qui dessine les contours de France travail, successeur annoncé de Pôle emploi. Le parlementaire a-t-il raison de contester le chiffre de l'exécutif ?
Selon les chiffres de l'Insee, il y avait bien 2,2 millions de chômeurs en France au 4e trimestre 2022, soit 7,2% de la population active en France (hors Mayotte). Il s'agit du taux de chômage le plus bas depuis quatorze ans (et non depuis quarante ans comme l'avait affirmé le parti Renaissance en février). La Première ministre Elisabeth Borne s'en est félicitée : "Nous continuons à poursuivre notre objectif de plein emploi", a-t-elle assuré dans son tweet.
Mais les chiffres de l'Insee, collectés grâce à l'Enquête emploi en continu, ne sont pas les seules statistiques officielles pour mesurer le chômage. Ceux donnés par Pôle emploi découlent d'une méthodologie différente. Ils font état de 3 millions de chômeurs de catégorie A et de 6,1 millions de demandeurs d'emploi toutes catégories confondues (A,B,C,D,E), hors Mayotte, au premier trimestre 2023.
Des méthodes de calcul différentes
L'Insee utilise les critères du Bureau international du travail (BIT) pour définir un chômeur, à savoir une personne cumulant ces trois situations : sans emploi, disponible pour travailler et active dans ses recherches. De son côté, Pôle emploi comptabilise le nombre de demandeurs d'emploi inscrits dans son fichier administratif, répartis en 5 catégories. La catégorie A est celle qui se rapproche le plus du concept de chômeur au sens du BIT, puisqu'il s'agit de personnes sans emploi, et en recherche active. Dans les autres catégories, on retrouve des personnes en activité réduite, en formation ou en maladie, entre autres.
Il existe par ailleurs un débat autour de la notion de chômeur au sens du BIT, dont les critères seraient trop stricts. Certains plaident pour une définition plus large, comme Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFrap), un think tank libéral. "Si l'on veut vraiment avoir une idée du nombre de personnes au chômage dans un pays pour comparer des chiffres les plus comparables possible, il faudrait additionner a minima chômage et halo du chômage a minima", plaide-t-elle. Les personnes situées dans le halo autour du chômage (environ 2 millions de personnes, selon l'Insee) se trouvent aux frontières du chômage, dans une situation proche de celle des critères du BIT, sans pour autant rentrer dans le radar : en recherche active mais indisponibles, disponibles mais sans rechercher...
Comment le Haut-Commissaire à l'emploi cité par François Ruffin en est arrivé, de son côté, à "5,1 millions de personnes ayant besoin d'un emploi" ? Le chiffre, qui figure à la page 70 du rapport consacré à France travail, est une statistique encore différente, obtenue via une méthode de calcul inédite. Joint par franceinfo, le ministère du Travail souligne qu'elle est employée par l'auteur du rapport pour estimer le nombre de personnes "ayant vocation à être accompagnée par le réseau France travail".
"Ils se sont pris les pieds dans le tapis entre les chiffres"
Pour cela, l'équipe du rapport a comptabilisé "les personnes en âge de travailler qui ne sont pas en emploi". A partir de l'Enquête emploi en continu de l'Insee, ils ont recensé non seulement les personnes en recherche active d’un emploi (au sens du BIT), mais aussi celles situées dans le halo du chômage, celles se déclarant spontanément comme chômeur dans l'enquête, les inscrits à Pôle emploi sans activité, ainsi que les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA). Ces derniers sont inclus parce qu'ils devront obligatoirement s'inscrire à Pôle emploi, selon le projet de réforme annoncé au printemps par le ministère du Travail.
Pour l'iFrap, le chiffre de 5,1 millions contenu dans le rapport est une "véritable révélation", écrit la fondation sur son site. "Il n'y a pas d'obligation de démarche active d'emploi en France quand on touche des minima sociaux, cela induit que beaucoup de personnes ne sont pas comptabilisées dans le taux de chômage au sens du BIT", critique Agnès Verdier-Molinié. Selon elle, ce chiffre montre que "la situation sur le marché de l'emploi est bien plus grave que ne le laisse paraître le taux de chômage".
Cependant, plusieurs économistes remettent en cause la pertinence du calcul. "Ils se sont pris les pieds dans le tapis entre les chiffres Pôle emploi et les chiffres chômeurs [au sens du BIT]. Soit vous prenez des catégories Pôle emploi, soit vous prenez la catégorie Insee-BIT", tranche Bertrand Martinot, économiste à l'Institut Montaigne et ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy.
"Ils ont additionné des choux et des carottes !"
Bertrand Martinot, économiste à l'Institut Montaigneà franceinfo
"Ce qui me frappe, c'est le besoin d'inventer un concept", s'étonne Bruno Coquet, docteur en économie et expert associé à l'Observatoire français des conjonctures économiques. "Le chômage, c'est l'une des choses les mieux documentées sur le marché du travail", affirme-t-il, recommandant d'utiliser "les concepts qui existent déjà".
Les chiffres du chômage, un débat ancien
En soulignant l'écart entre deux statistiques, François Ruffin a surtout relancé le débat sur les indicateurs pour mesurer le besoin d'emploi. "C'est un grand classique. Depuis que l'ANPE existe [l'ancêtre de Pôle emploi, créé en 1967], il y a des chiffres différents (...) Selon que l'un est supérieur à l'autre, il y a une utilisation politique, on choisit celui qui nous arrange", explique Bertrand Martinot.
Un indicateur serait-il meilleur que l'autre ? "Aucun de ces chiffres n'est faux. Ils reflètent des réalités différentes en fonction des questions que l'on se pose", répond Thomas Coutrot, chercheur associé à l'Institut de recherches économiques et sociales, et par ailleurs soutien de la Nupes lors des législatives en 2022.
Au final, François Ruffin aurait même pu donner un chiffre plus élevé, s'amuse Bruno Coquet, en référence aux 6,1 millions d'inscrits à Pôle emploi. Selon Bertrand Martinot, en ajoutant au nombre des chômeurs version Insee, le halo autour du chômage, les personnes en situation de sous-emploi et les travailleurs pauvres, "on arriverait à sept, huit millions de personnes qui sont en souffrance".
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