In Vivo, Sodiaal, Tereos : quand les coopératives agricoles deviennent des multinationales aux filières opaques
Yoplait, Candia, Béghin-Say… Ces marques qui génèrent des centaines de millions d’euros de bénéfices appartiennent à des coopératives agricoles. L’idée de départ était de regrouper les producteurs mais certaines de ces coopératives sont devenues des multinationales aux filiales opaques.
Sur le papier l’idée semble belle : les coopératives agricoles, créées par les agriculteurs pour les agriculteurs, ont pour objectif de valoriser leur production mais aussi leurs territoires et de faire redescendre la valeur ainsi créée vers les producteurs. Cette idée a été mise en forme juridiquement juste après la Seconde Guerre mondiale, en 1947. Elle s’accompagne d’une contrepartie : puisqu’elles n'ont pas les mêmes armes que des sociétés commerciales, les coopératives agricoles sont dispensées de payer l’impôt sur les sociétés.
En France, les coopératives agricoles regroupent aujourd’hui trois agriculteurs sur quatre, une marque alimentaire sur trois et emploient plus de 180 000 salariés.
Cependant, au fil des ans, ces entreprises ont grossi, se sont rachetées entre elles, voire ont racheté des concurrents privés, pour devenir des multinationales générant parfois des milliards d’euros de chiffre d’affaires. En une trentaine d’années, la valeur de ce dernier a explosé. Aujourd’hui, certaines d’entre elles pourraient même largement intégrer le CAC 40. La plus importante, le groupe In Vivo, qui détient les marques Gamm Vert ou Jardiland, avoisine les six milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Le cas Tereos
Classé parmi les trois plus grosses coopératives françaises, Tereos produit et transforme du sucre. Elle détient par exemple la marque Béghin-Say. Au moment de la crise du sucre, elle s’est retrouvée en difficulté. Certains agriculteurs membres de son conseil de surveillance ont alors demandé des comptes au directoire. "Lorsque mes clients ont ouvert le débat publiquement, on les a exclus", explique Thibault Guillemin, avocat des agriculteurs "frondeurs" de Tereos. "Or, pour un agriculteur, cela signifie l’arrêt de mort de son exploitation."
Vincent Louault, agriculteur et conseiller départemental d’Indre-et-Loire, s’est lui aussi penché sur les comptes de la coopérative. Il a alors découvert un organigramme tentaculaire, présentant une centaine de filiales, sans que les dividendes créés dans certaines d’entre elles ne remontent à la maison-mère. Terros n'a pas donné suite à nos sollicitations.
Filialisation et opacité
Le cas de Tereos est assez emblématique du manque de transparence qu’on peut constater dans certaines coopératives agricoles. Des filiales de droit commercial y ont été créées, le plus souvent pour transformer la production agricole et la commercialiser mais elles sont devenues des outils d’implantation à l’étranger. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir 80% du chiffre d’affaires des coopératives agricoles être réalisé dans les filiales et non plus dans la maison-mère.
Or les agriculteurs, censés diriger la stratégie de la coopérative, ont souvent du mal à savoir ce qu'il s’y passe : quels revenus sont dégagés, quelles pertes éventuelles... "Il y un effet de boîte noire : il y a plus ou moins de transparence pour savoir si l’argent créé remonte à la coopérative", explique Chantal Chomel, fiscaliste et juriste qui a longtemps travaillé pour Coop de France, l’organe représentatif des coopératives agricoles françaises.
Un manque de transparence dû notamment aux lois adoptées dans les années 90 sur la filialisation des coopératives agricoles. Elles ont été dictées par la nécessité pour ces coopératives de s’adapter au développement de l’agriculture française, donc à sa mondialisation. Le législateur leur avait alors permis d’utiliser les outils des multinationales. Cela a eu pour résultat la constitution de géants de l’agroalimentaire. Outre Tereos, on peut citer Sodiaal (qui détient de nombreuses marques de produits laitiers dont Yoplait), la Cooperl (qui élève, abat et transforme des porcs en Bretagne) ou encore In Vivo.
Ces mêmes autorités, qui ont permis le développement des coopératives à l’étranger, n’ont pas mis en place d’outils permettant de contrôler l’activité des filiales. Le système fonctionne donc sans gendarme depuis près de trente ans. Une loi de 2014 ainsi qu’une ordonnance récente viennent de permettre aux agriculteurs coopérateurs de réclamer la communication de leurs comptes. Cependant, ces textes ne sont pas encore entrés en vigueur.
Optimisation fiscale et entrisme
Si elles ne payent pas l’impôt sur les sociétés, certaines coopératives veillent parfois à ce que leurs filiales étrangères en payent également le moins possible, via des implantations dans des pays à la fiscalité plus douce. Tereos possède ainsi une filiale luxembourgeoise, tout comme Sodiaal, dont la filiale Liberté Marques est aussi enregistrée dans le Grand-Duché, "à la demande d'un partenaire américain", indique Sodiaal. La coopérative précise que l'argent qui transite par le Luxembourg est intégré dans les comptes de la société française : "Il s'agit de faire revenir de la valeur en France et non d'en faire sortir." Pour Xavier Hollandts, docteur en sciences de gestion, "des montages permettent d’installer des centres de profit dans des pays à la fiscalité plus souple. On se rapproche ainsi de pratiques d’optimisation fiscale."
Cette situation suscite la crainte de voir des coopératives françaises passer aux mains d’intérêts étrangers. "On peut très bien imaginer une absorption par la dette d’un investisseur très éloigné de l’agriculture, un fond souverain par exemple, qui arriverait avec une somme à prêter puis en demanderait le remboursement", s'inquiète Vincent Louault, également maire de Cigogné, entre Tours et Loches. "Devant l’incapacité de la filiale à rembourser, il réclamerait des parts de capital, deviendrait majoritaire dans la société et en prendrait le contrôle. J’y vois un vrai danger."
"Tout ceci n’est pas très sain"
Face à cela, certains agriculteurs hésitent entre frustration et colère. Ils ont l’impression de ne pas voir la couleur de l’argent qu’ils ont généré. "Prenons Yoplait, filiale de Sodiaal, avec 4 000 euros de chiffres d’affaires à la minute : comment se fait-il que cet argent ne soit jamais venu consolider ce que reçoivent les agriculteurs ?", s'étonne Véronique Le Floc'h, éleveuse laitière, membre du syndicat Coordination rurale, qui fut coopératrice pour Sodiaal.
Ce sentiment a été particulièrement vif lors de la crise du lait, en 2015. Sodiaal générait à cette époque des bénéfices de 51 millions d’euros. Or la même année, la coopérative n’a reversé que 3,5 millions d'euros aux éleveurs laitiers coopérateurs. Ce décalage a conduit plusieurs de ces agriculteurs à quitter le groupe. Sodiaal répond que la répartition se fait en trois tiers : le premier tiers revient aux sociétaires "en cash", le deuxième tiers revient aux sociétaires "sous forme de parts sociales" et la dernière part est mise "en réserve" pour notamment "investir dans l'avenir". Concernant la crise laitière, la coopérative pointe du doigt la "dérégulation de l'Europe laitière" et précise qu'en 2016 "elle n’a pas été en mesure de soutenir un prix du lait satisfaisant mais s’est toutefois battue pour en limiter la baisse. À noter que l’intégralité du résultat courant consolidé de 2016 a été reversée aux sociétaires."
Le mécontentement d'une partie des coopérateurs a cependant du mal à s’exprimer publiquement. En effet, beaucoup d’agriculteurs se perçoivent comme partie intégrante de leur coopérative : si l’on touche à elle, on touche à eux. Alors qu’ils sont de moins en moins nombreux, la plupart se sentent fragilisés. Le sénateur UDI d'Indre-et-Loire Pierre Louault a souhaité organiser un débat au Sénat sur la question mais a "bien senti les pressions sur [ses] collègues sénateurs, à qui on demandait de ne pas intervenir", se souvient celui qui est aussi agriculteur. "Les producteurs qui ne sont pas tout à fait dans le discours de la coopérative sont mal vus, marginalisés, voire exclus. Tout ceci n’est pas très sain."
Le modèle initialement vertueux des coopératives, censé suivre les principes de l’économie sociale et solidaire, semble donc avoir dérivé. Les coopératives agricoles continuent de bénéficier d’une image positive. Derrière le discours officiel - "on travaille pour nos producteurs"-, les pratiques utilisées n’ont cependant parfois pas grand-chose à envier à celles des entreprises capitalistiques de droit privé dont elles se disent éloignées. De son côté, Sodiaal rappelle être "une coopérative française, dont la mission est de valoriser le lait de ses sociétaires, produit en France. Nous regrettons d’être classés, à tort, dans la catégorie multinationale."
Précisions de Sodiaal :
Suite à cette enquête, la coopérative Sodiaal a souhaité apporter les précisions suivantes :
"Le chiffre d’affaires de Yoplait est réalisé en grande partie par des entreprises franchisées. Ces entreprises paient tous les ans des royalties aux deux propriétaires de la marque, dont Sodiaal (qui détient la marque Yoplait à 50 %). Cela représente environ 15 millions d’euros annuels qui sont directement intégrés, chaque année, dans le résultat courant consolidé de Sodiaal. C’est sur la base de ce résultat courant consolidé que sont calculés les dividendes annuels que touchent les adhérents.
D’après les résolutions votées à l’Assemblée générale de Sodiaal en 2017 au titre des résultats de l’exercice 2016, au total, ce sont 25 millions d’euros qui ont été redistribués aux adhérents. Seuls les comptes consolidés reflètent la réalité économique de sa performance. C’est sur le montant du résultat consolidé, dûment audité par les commissaires aux comptes, que sont calculées les ristournes reversées aux producteurs/adhérents.
Par ailleurs, ce sont les royalties issus des ventes de Yaourts à marque Liberté (vendus au Canada) qui sont collectés par Liberté Marques, et non les bénéfices de Yoplait en Amérique. Enfin, Synutra est l’un de nos clients, à qui nous vendons de la poudre de lait ou des ingrédients laitiers, mais pas un associé."
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