Vrai ou faux Le gouvernement a-t-il vraiment "suspendu par décret" le repos hebdomadaire pour les salariés agricoles à l'approche des vendanges ?

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5 min
Un salarié agricole se désaltère pendant les vendanges lors d'un épisode de canicule, à Ludes (Marne), le 8 septembre 2023. (FRANCOIS NASCIMBENI / AFP)
Une dérogation existait déjà, mais les agriculteurs AOP et IGP peuvent désormais y avoir recours hors "circonstances exceptionnelles", si leur récolte se fait à la main. Les défenseurs des salariés pointent le risque accru d'accidents du travail, avec un repos moindre en période de fortes chaleurs.

"Ce sera plus de morts au travail !" Sur X, l'eurodéputé La France insoumise (LFI) Anthony Smith, par ailleurs ancien inspecteur du travail, attire l'attention sur un décret pris par le ministère du Travail mardi 9 juillet, et publié mercredi au Journal officiel. Selon lui, le décret permet "de suspendre le repos hebdomadaire durant les vendanges" pour les salariés agricoles.

Une indignation partagée par de nombreux internautes et par d'autres élus. Le député LFI de Seine-Saint-Denis Thomas Portes, sur X, dénonce "une décision scandaleuse qui met en danger la vie de milliers de travailleurs", "alors que l'été dernier plusieurs saisonniers sont décédés lors des vendanges notamment en raison de la canicule". Cette interprétation est-elle correcte ?

Les vendanges, des "circonstances exceptionnelles" ?

En temps normal, les salariés agricoles ont droit à une journée complète de repos le dimanche, ainsi qu'à une période de repos garantie d'au moins 11 heures par jour, selon l'article L714-1 du Code rural et de la pêche maritime. Mais cet article liste également des situations dans lesquelles les employeurs peuvent déroger à ces droits.

Par exemple, "en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de travaux dont l'exécution ne peut être différée, le repos hebdomadaire peut être suspendu pour une durée limitée". Les salariés concernés doivent bénéficier "d'un repos d'une durée égale au repos supprimé" choisi "d'un commun accord" avec l'employeur.

Les vendanges font-elles partie de ces "circonstances exceptionnelles" ? Des viticulteurs estiment que oui, au motif qu'elles doivent se dérouler sur une fenêtre de tir spécifique et réduite de moins de 20 jours, avec une mobilisation importante de main-d'œuvre et une cueillette à la main. "Chaque année, en amont de la vendange, la filière [champenoise] devait obtenir une dérogation permettant l'adaptation du jour de repos hebdomadaire imposé par le Code du travail", expliquent plusieurs élus du camp présidentiel de la Marne sur X.

Or, ce caractère exceptionnel des vendanges a pu être contesté par les autorités. Dans le Grand Est, la direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (DREETS) a par exemple infligé plusieurs milliers d'euros d'amende à des sociétés du vignoble champenois, explique à franceinfo Anthony Smith.

Cette "interprétation juridique restrictive" constitue une "incertitude" légale problématique pour les vignerons, aux yeux des élus de la Marne. "Il y avait un antagonisme entre les règles nationales et les dérogations locales, nous sommes la seule région qui vendange à la main, la qualité des récoltes ne peut pas être tributaire d'une règle qui ne correspond pas à une situation spécifique", explique à France 3 Grand Est Xavier Albertini, député Horizons de la Marne.

Un "frein" levé pour les vignerons, une pénibilité accrue pour les salariés

C'est pour garantir officiellement cette possibilité que le gouvernement a pris ce décret. Parmi les "travaux dont l'exécution ne peut être différée", le texte inclut "les récoltes réalisées manuellement en application d'un cahier des charges lié à une appellation d'origine contrôlée [AOC] ou une indication géographique protégée [IGP]". En clair, les vendanges dominicales sont autorisées pour les vins parmi les 363 AOC et 76 IGP produits en France dont les raisins sont vendangés à la main... mais aussi potentiellement les autres produits AOP et IGP récoltés manuellement, comme le piment d'Espelette (PDF) ou l'oignon doux des Cévennes.

Le décret ne supprime donc pas directement le repos hebdomadaire, mais garantit aux agriculteurs producteurs d'appellations protégées récoltées manuellement de pouvoir le faire sans avoir à réclamer de dérogation. Auprès de franceinfo, l'eurodéputé Anthony Smith considère qu'il n'y a pas de différence : "S'ils peuvent le décider eux-mêmes, ils le feront tous !"

"Nous nous félicitons que notre engagement en faveur du pragmatisme et de la simplification normative porte ses fruits", saluent sur X les quatre élus de la Marne, qui parlent de la levée d'un "frein pour nos vignerons". Ils restent toutefois théoriquement tenus d'accorder un repos compensateur "d'une durée égale au repos supprimé", comme l'exige l'article L714-1.

L'eurodéputé Anthony Smith dénonce au contraire un texte "suicidaire". "Le repos hebdomadaire est fondamental pour que les salariés agricoles récupèrent, surtout pendant les vendanges qui sont des travaux extrêmement pénibles, que l'on passe courbé à couper du raisin à la main, sous la canicule ou la pluie…", prévient l'ex-inspecteur du travail pour franceinfo.

"Vous avez des travailleurs qui vont se retrouver avec un temps de travail de 120 heures sur 14 jours ! L'absence du temps de repos, ajouté à la pénibilité et la durée du travail, c'est suicidaire."

Anthony Smith, eurodéputé LFI

à franceinfo

Au moins quatre travailleurs sont morts dans la Marne pendant les vendanges au cours de l'été 2023. Le seul décès cas à avoir fait l'objet d'une enquête approfondie, celui d'un jeune homme de 19 ans, le 8 septembre, après un malaise cardiaque, avait été provoqué par les températures élevées, selon la Direction générale du travail. A l'époque, la ministre du Travail, Catherine Vautrin, avait déploré auprès du quotidien un "drame (...) absolument terrible" et appelé à "prendre en compte" le risque causé par la chaleur pour les travailleurs agricoles.

"Ce décret est en contradiction totale avec les précédents propos de la ministre", fustige Anthony Smith, qui dénonce "une décision pleinement politique, alors que le gouvernement a été défait dans les urnes et qu'il devrait expédier simplement les affaires courantes". Contacté à ce sujet, ainsi que sur les aspects techniques du dossier, le ministère du Travail n'a pas donné suite.

Le décret pose officiellement une limite à la suppression du repos dominical : "Le repos hebdomadaire des salariés peut être suspendu une fois au plus sur une période de 30 jours." Une "fiction" dans le cadres des vendanges, estime Anthony Smith, car ces récoltes ne dépassent pas cette durée. Il critique la logique même du texte : "Les vendanges, qu'est-ce que ça a d'exceptionnel ? Ça se reproduit chaque année."

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