"Les drones ne seront pas là pour frapper" : après les critiques adressées au Etats-Unis, l'armée française est prudente
Le salon Milipol, dédié aux professionnels de la sécurité intérieure des Etats, se tient de mardi à vendredi à Paris. Il fait la part belle aux drones alors que, dans l'armée, leur efficacité suscite de plus en plus d'interrogations.
Le salon Milipol s'est ouvert, mardi 21 novembre, au parc des Expositions de Paris-Nord, en présence du ministre de l'Intérieur, Gérard Collomb. Cet événement mondial est dédié aux professionnels de la sécurité intérieure. Il présente notamment des véhicules blindés, des techniques de renseignement ou encore des drones.
L'efficacité de ces derniers est justement remise en question, alors qu'ils sont de plus en plus utilisés dans l'armée. Des documents américains, fournis par un lanceur d'alerte et publiés dans le livre La Machine à tuer écrit par des journalistes, démontrent que, le plus souvent, ils ne visent pas juste. Alors que la ministre des Armées, Florence Parly, a annoncé début septembre que les drones militaires français seraient armés à partir de 2019, la France réfléchit à éviter ce genre de dérives.
90% des tués par drone sont inconnus de l'armée
Selon les journalistes du site américain The Intercept, les drones de Washington frappent à l'aveugle. Ils ne visent pas une personne mais des données. "L’ancien directeur de la CIA, Michael Hayden, a reconnu que les drones tuaient grâce aux métadonnées, c’est-à-dire grâce aux données recueillies sur les téléphones portables, sur nos cartes sim et sur les ordinateurs", explique ainsi Jeremy Scahill, qui coordonne le livre.
La CIA et l’armée américaine considèrent que la mission est réussie s’ils ont fait exploser la carte sim qui était visée.
Jeremy Scahill, journaliste pour le site américain The Interceptà franceinfo
Pourtant, d'après lui, les services de la CIA ne vérifient pas s'ils ont tué la bonne personne et même, parfois, si la carte sim visée appartenait bien à un terroriste. "On s’est procuré un document dans lequel l’armée américaine estime qu’elle ne connaît pas les identités de neuf personnes sur dix tuées par un drone, ce qui ne l’empêche pas de classer ces morts parmi les ennemis tués au combat." Ainsi, parmi les exemples cités dans le livre, l'opération Haymaker a fait plus de 200 morts alors que cette campagne aérienne par drone devait viser 35 cibles terroristes.
La mission des drones français quasi inchangée
Pour autant, la France ne suit pas le même modèle. En effet, aux Etats-Unis, c'est la CIA qui est opérateur de drones. En France, c'est l'armée de l'Air qui tient le manche et non un service de renseignement. La France est la dernière grande puissance militaire à ne pas avoir de drones armés, ce qui nous permet d'avoir un certain recul quant aux modalités d'armement de ces engins à partir de 2019.
Les cinq drones Reaper qui sont déployés au Sahel ne verront donc pas leur mission changer totalement. Pour l'instant, ils ne font que de la surveillance et du renseignement, qui resteront leurs missions principales, même avec des armes embarquées. "Les drones ne seront pas là pour frapper, ils seront là avant tout pour faire de la surveillance et de la reconnaissance de zone", assure le colonel Olivier Celo, porte-parole de l'armée de l'Air. "Et éventuellement, dans le cas précis où une cible pourrait nous échapper si on ne la traitait pas immédiatement, traiter une cible avec les mêmes restrictions : s'assurer de la maîtrise des dommages collatéraux."
Le drone, complément de l'avion de chasse
L'armée a donc conçu l'armement des drones dans une logique de complément. "Il ne faudra pas surarmer ce drone, il faudra chercher un armement léger pour traiter des cibles d'opportunité. Nous n'avons pas besoin d'une capacité de frappe ahurissante sur nos drones, ces capacités de frappe seront réservées aux avions de chasse", analyse Olivier Celo. Là où les drones américains emportent des bombes de 300 kilos, les drones français devraient donc être équipés de missiles air-sol destinés à frapper, par exemple, les 4x4 militarisés qui équipent les groupes terroristes, avec un impact et un risque de dommages collatéraux plus faibles.
Ces drones pourraient notamment permettre d'améliorer la rapidité d'action de l'armée sur le terrain. Actuellement, lorsqu'un drone repère un groupe jihadiste, il doit être rejoint par un avion de chasse qui, lui, peut frapper. Cependant, le délai d'intervention dans la zone sahélienne, vaste comme l'Europe, permet au groupe ciblé de disparaître ou de se fondre dans la population civile. Les drones pourraient donc "traiter une cible fugace", d'après Olivier Celo.
Eviter la "déshumanisation" de la guerre
La France conçoit également l'armement de ses drones de façon à éviter les critiques de "déshumanisation" qui sont adressées aux Etats-Unis. Les pilotes de drones opèrent depuis des cockpits déportés puisqu'ils sont dans des installations au sol. Mais, aux Etats Unis, la logique est poussée à l'extrême. Les pilotes des drones américains sont basés près de Las Vegas, donc très très loin de l’Afghanistan ou du Yemen.
Le matin, ils disent au revoir à leur femme et conduisent jusqu’à la base pour bosser. Ils bombardent des cibles l’après midi, puis ils remontent dans leur voiture et retournent auprès de leur famille
Jeremy Scahill, journaliste pour le site américain The Interceptà franceinfo
Pour les conforter dans cette vision détachée de leur métier, ces militaires sont plongés dans un contexte professionnel particulier. "Quand ils quittent la base, un grand panneau les avertit : 'Attachez votre ceinture, ce sera le moment le plus dangereux de votre journée'. C’est de la déshumanisation de l’ennemi et cela blanchit votre propre responsabilité dans la mort d’êtres humains " Pour les armées françaises, pas question de procéder ainsi : un pilote de drone a les mêmes pouvoirs et les mêmes responsabilités qu'un pilote de Rafale ou de Mirage, parmi lesquels celui de retenir la frappe.
Des militaires en rythme d'opération extérieure
Les drones français seront donc toujours guidés par des pilotes qui sont sur le terrain. Actuellement, au Sahel, ces pilotes se trouvent à Niamey, au Niger. "On considère que nos équipages drones doivent ressentir le terrain. Ce sentiment de 'je mène une vie normale, quand je vais au travail je mène une guerre et je reviens chez moi le soir' peut-être très déroutant", estime le colonel Celo. "C'est pour cette raison que, même si on a la capacité technique d'opérer nos drones depuis partout dans le monde, nous ne faisons pas ce choix là." Les militaires qui pilotent les drones sont donc plongés dans un rythme d'opération extérieure avec un brifieng et une restitution de mission.
Equipage déporté ou équipage embarqué, l'homme reste au centre de la boucle décisionnelle et, pour cela, il doit être dans un état d'esprit le plus conforme à celui d'une opération extérieure.
Olivier Celo, porte-parole de l'armée de l'Airà franceinfo
Il y a donc deux façons différentes de faire la guerre des drones : à la manière de la CIA, automatique et quantitative, ou à la manière de l'armée de l'Air, plus encadrée et moins aveugle. Ce qui ne veut pas dire "propre" pour autant.
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