Cet article date de plus de deux ans.

Réchauffement climatique : les actions en justice peuvent-elles faire plier les Etats pollueurs ?

Alors que des Etats sont de plus en plus souvent attaqués en justice pour leur inaction ou leurs insuffisances dans la lutte contre le réchauffement de la planète, le contentieux climatique évolue à travers le monde. Mais ces combats d'un genre nouveau portent-ils leurs fruits ? 

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Un faux procès se tient devant la Cour d'appel du Québec, à Montréal (Canada), le 11 mar 2021.  (PAOLA CHAPDELAINE / HANS LUCAS / AFP)

Des dossiers d'un genre nouveau s'empilent sur les bureaux des juges du monde entier. Depuis quelques années, ONG et citoyens saisissent les tribunaux pour demander des comptes à leurs dirigeants, qu'ils accusent de ne pas être suffisamment ambitieux ou mobilisés dans leur lutte contre le réchauffement climatique. Rien qu'en France, deux actions sont en cours : en juillet 2021, le Conseil d'Etat a donné jusqu'au 31 mars à l'Etat français pour prendre les mesures supplémentaires nécessaires pour atteindre l'objectif de baisse de 40% des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030, conformément à ses engagements pris dans l'accord de Paris. Dans le cadre de "L'Affaire du siècle", le tribunal administratif de Paris lui a donné quant à lui, en octobre 2021, jusqu'au 31 décembre 2022 pour réparer le préjudice écologique qu'il a causé par le non-respect de ses engagements.  

Actions de jeunes Européens devant la Cour européenne des droits de l'homme, plaintes de militants britanniques contre la faiblesse du plan "neutralité carbone" du Royaume-Uni, décisions en Colombie, aux Etats-Unis, aux Pays-Bas… Les coups de pression de David peuvent-ils forcer Goliath à revoir sa copie ?

De nouveaux outils pour de nouveaux combats

Si les outils juridiques sont depuis des décennies mis au service de la planète et de sa protection – contre des projets de barrages, de routes, d'élevages intensifs, etc. –, attaquer les Etats sur ce que les requérants voient comme des manquements dans leurs politiques publiques est relativement nouveau. "Cela s'explique très bien par le fait que les textes qui sont relatifs au climat sont assez récents", constate Marine Denis, juriste, spécialiste en droit international public et porte-parole de Notre Affaire à tous, l'une des organisations à l'initiative de "L'Affaire du siècle".

Ainsi, pour faire valoir la responsabilité climatique de l'Etat français, cette action se fonde sur l'accord de Paris, signé en 2015, mais aussi sur la loi de transition énergétique, adoptée la même année, sur plusieurs directives européennes, ou encore sur la Stratégie nationale bas carbone. "Donc différents textes, de sources de droit différentes – droit international, européen, national –, mais ce qui relie l'utilisation de tous ces fondements, c'est le fait de considérer que l'Etat, parce qu'il les a adoptés, a des obligations en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre", poursuit Marine Denis.

La mission consiste donc à "aller chercher les carences, les défaillances de l'Etat. Là où il n'a soit pas fait assez pour réduire les émissions, soit mené des politiques publiques dont on considère qu'elles ont aggravé les émissions." Aux Pays-Bas, la stratégie s'est révélée payante. En 2015, un tribunal de La Haye, saisi par la Fondation Urgenda, a estimé que les ambitions en termes de réduction des émissions du pays (alors à 14%-17% par rapport à 1990, contre une fourchette allant de 25% à 40% dans les recommandations du Giec) étaient insuffisantes. Contraint de les rehausser, l'Etat a perdu en appel, avant d'être à nouveau rappelé à l'ordre par la Cour suprême du pays, en 2019. 

Des résultats mitigés mais prometteurs

Encore faut-il que les Etats et administrations condamnés œuvrent à combler leurs manquements. Marine Denis rappelle ainsi que la France est régulièrement condamnée pour les conditions de détention dans ses prisons, sans que cela soit suivi d'actions significatives. Sur le climat, après la victoire d'Urgenda aux Pays-Bas, les ambitions ont été relevées, des projets polluants mis à l'arrêt et une limitation de vitesse instaurée sur les autoroutes…  Autant d'initiatives qui ne relèvent que de la volonté politique. Car "le droit ne peut pas tout, nuance Marine Denis. Le fait d'être condamné ou sanctionné par un tribunal administratif n'arrête pas une politique publique." La juriste rappelle qu'en vertu de la séparation des pouvoirs, le juge ne peut que pointer un manquement, mais certainement pas influer sur la trajectoire d'une politique. 

"Le droit fait partie des outils intéressants dans le mouvement militant pour la justice climatique, à côté des actions de désobéissance civile, des mobilisations dans la rue, des actions en marge des négociations climatiques, etc.", ajoute Marine Denis, qui voit dans ces pratiques "un enjeu de démocratisation du droit". 

"Pour les citoyens, c'est un moyen de reconnaître que le droit à un environnement sain ou le droit à vivre dans un monde avec un climat stable constituent des droits proches des droits fondamentaux reconnus dans les premières générations de textes sur les droits de l'homme – droit à la vie, droit à l'eau, droit à l'accès à la nourriture."

Marine Denis, juriste

à franceinfo

"L'efficacité d'une action en justice telle que 'L'Affaire du siècle' n'est pas forcément celle que l'on pense, renchérit l'avocat Arnaud Gossement, spécialisé en droit de l'environnement. Est-ce qu'elle a permis de faire parler de l'urgence climatique ? Oui. Est-ce qu'elle a permis de recueillir 2 millions de signatures sur une pétition ? Oui. En termes de mobilisation et de sensibilisation, l'efficacité est évidente." En revanche, déplore l'avocat, "demander à un juge de constater que la loi n'a pas été appliquée ne règle pas la question du manque de moyens dont disposent nos services publics pour faire appliquer les textes. Si vous n'avez pas de policiers, d'inspecteurs, de fonctionnaires pour instruire les dossiers, contrôler, surveiller, sanctionner, alors tout cela ne sert à rien." 

Des actions qui font des petits

L'échelle locale, c'est justement ce qui intéresse l'avocate Hélène Leleu. Elle accompagne deux actions portées par des citoyens, dont un groupe d'une quarantaine de parents d'élèves inquiets pour l'avenir de leurs enfants : l'une dans la Drôme et la seconde dans le Lot. "Nous écrivons à la préfecture pour demander d'agir sur un certain nombre d'enjeux locaux liés au réchauffement climatique. Au bout de deux mois, si l'on n'obtient pas de réponse, cela vaut refus et l'on peut alors déposer un recours devant le tribunal administratif contre le refus du préfet de région d'agir dans ces domaines-là", explique-t-elle. L'approche territoriale, nouvelle elle aussi, ouvre une myriade de déclinaisons locales. "Dans la Drôme, par exemple, la question de la ressource en eau est cruciale, comme celle de l'agriculture, de la qualité de l'air, etc., poursuit Hélène Leleu. On essaie de mettre en lumière des difficultés propres au territoire, sur le terrain." 

A l'inverse, d'autres initiatives ont vu le jour devant des tribunaux internationaux : en 2021, six jeunes Portugais âgés de 9 à 22 ans ont porté plainte contre 33 pays (dont la France), devant la Cour européenne des droits de l'homme. S'appuyant sur les travaux scientifiques indiquant que les promesses actuelles des Etats ne permettront pas de tenir l'objectif d'une hausse de 1,5 °C d'ici 2100, ils demandent là aussi une élévation de ces ambitions.

Enfin, cette stratégie est également employée pour demander des comptes non pas à des Etats, mais à des entreprises privées qui affichent elles aussi des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Dans un autre jugement historique, rendu en 2021 aux Pays-Bas, les Amis de la Terre ont obtenu que le pétrolier Shell soit contraint par la justice de baisser ses émissions. Pour cela, le tribunal du district de La Haye s'est fondé sur le duty of care, "un vieux principe du droit civil qu'on connaît aussi en droit français et qu'on pourrait appeler le devoir de prendre soin, rapporte Arnaud Gossement. Le juge a listé les déclarations, les engagements et les discours toujours plus 'verts' de l'entreprise et les lui a opposés pour lui demander de tenir ses propres engagements." Pour l'avocat, "cette jurisprudence qui est en train de se développer est aussi très intéressante, voire plus que les actions contre les Etats". 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.