: Enquête France 2 "On voit des enfants qui ne pleurent même plus" : les pouponnières de l'Aide sociale à l'enfance, un système à bout de souffle
John, 3 ans, a eu un début difficile dans la vie : une mère qui souffre de troubles mentaux, un père absent à la naissance. Dès sa sortie de l'hôpital, un juge a décidé, pour sa sécurité, de le placer en pouponnière, le temps de lui trouver une famille d'accueil. Mais trois ans plus tard, John est toujours là. Il est même inscrit à l'école. La vie en collectivité est particulièrement difficile pour un enfant de cet âge. John n'a connu que cela. Aucune famille d'accueil n'a bien voulu s'occuper de lui en raison de sa santé fragile. "Sa place n'est plus chez nous, il a besoin de son propre univers, de sa propre chambre, de sa maison. Il n'a pas de maison, c'est une maison par défaut ici", déplore Didier Eyer, pédiatre au Foyer de l'enfance de Strasbourg.
John n'est pas le seul enfant dans ce cas. Tous les ans, des dizaines de bébés retirés à leurs familles par la justice sont mis à l'abri par l'Aide sociale à l'enfance (ASE). Au total, ils étaient plus de 2 000 enfants accueillis dans l'une des 94 pouponnières présentes sur le territoire en 2017, selon les chiffres de l'Observatoire national de la protection de l'enfance. Ces petites unités sont censées protéger les plus vulnérables pour quelques mois, le temps de l'urgence. Mais certains vont y rester des années, au-delà même de l'âge de 3 ans, en attente de solution. Car le nombre de places en familles d'accueil ne cesse de diminuer. À elle seule, l'Alsace en a perdu 30% en trois ans, faute de rémunération suffisante.
Un casse-tête insoluble
Au total, sur les 35 enfants accueillis dans la pouponnière, onze ne devraient plus être là. "On a du mal à assumer notre mission principale qui est d'accueilir des bébés. Un bébé qui prend une place pendant trois ans ne permet pas d'accueillir d'autres enfants qui en ont besoin et qui sont peut-être actuellement à l'hôpital ou au domicile", "affirme Clément Metz, directeur du Foyer départemental de l'enfance de Strasbourg.
Selon le Syndicat de la magistrature, des milliers d'enfants en danger en font les frais. L'année dernière, au moins 3 300 décisions n'ont pas été exécutées par l'Aide sociale à l'enfance, faute de places suffisantes, dont 300 rien que pour le département de la Loire-Atlantique. À Nantes, Marie le Verre, juge des enfants au tribunal judiciaire, se désespère devant la pile de dossiers en souffrance : "Là, nous avons un dossier où cinq enfants âgés de 6 mois à 10 ans sont confiés à l'ASE depuis le mois de mai dernier et je n'ai toujours pas de proposition de prise en charge."
"Le risque, c’est l’apparition de troubles du développement gravissimes, pas forcément rattrapables."
Marie le Verre, juge des enfants au tribunal judiciaire de Nantesà "L'Œil du 20 heures"
La situation des pouponnières est parfois telle que cette juge hésite à retirer les enfants à leur famille : "On doit mesurer au cas par cas si la décision qu'on va prendre ne va pas avoir plus d'effet délétère pour l'enfant", conclut-elle.
Des médecins alertent les autorités depuis plusieurs années
Des médecins, au sein même de ces structures alertent les autorités depuis plusieurs années, dans des courriers confidentiels que nous nous sommes procurés. L'un d'eux liste des symtômes inquiétants : "La situation n'est plus seulement préoccupante, mais dramatique : tristesse, repli sur soi, autobalancement, automutilation... Il y a urgence." "Les enfants développent ces troubles quand on ne répond pas à leurs besoins", explique une pédiatre.
"On voit des enfants qui sont déprimés ou des enfants qui ne pleurent même plus quand ils se font mal, qui ne se signalent même plus, qui ne jouent même plus, qui errent dans la salle ou dehors. Des enfants qui ne sourient plus. C'est affreux, on est désespérés, on voudrait que ça change."
Une pédiatreà "L'Œil du 20 heures"
En Gironde, avec 325 millions d'euros, l'ASE constitue le premier budget du département. Dans une pouponnière, avec deux éducatrices pour six enfants, le taux d'encadrement est élevé mais il suffit d'assister aux repas pour comprendre que, même ici, la vie en collectivité 24h/24 est difficile pour des bébés. "Des fois quand ils pleurent tous en même temps, ce n'est pas évident de les voir tous pas bien. Ça peut être frustrant de ne pas répondre à leurs besoins", témoigne Marie Bretaud, éducatrice à la pouponnière du centre départemental de l'enfance et de la famille d'Eysines (Gironde). "Ils auront tous mangé, tous auront été changés, mais est-ce qu'on aura eu un temps pour chacun, un temps de câlin ? Je ne suis pas sûre de pouvoir faire tout cela", abonde sa collègue, Mélanie Pastouret.
Des séquelles à vie pour un quart de ces très jeunes enfants placés
Sans compter le manque de repère pour ces enfants. Entre les éducatrices, les infirmières, les médecins, beaucoup trop d'adultes se succèdent autour d'eux. "Quand on les additionne, cela fait dix ou douze visages autour des enfants. Dans une famille lambda, il n'y a qu'un ou deux parents autour des enfants. On a démultiplié le nombre de visages. Ça peut poser problème. Il leur faut des figures d'attachement qui permettent de garantir le besoin de sécurité de l'enfant", rappelle Franck Bottin, directeur du centre départemental de l'enfance et de la famille d'Eysines.
Selon une des rares études menée par des médecins, un quart des très jeunes enfants placés en garderont des séquelles toute leur vie. À l'Assemblée nationale, les députés s'en inquiètent, ils viennent de relancer une commission d'enquête sur la protection de l'enfance. Ils rendront leur rapport dans quelques mois.
PARMI NOS SOURCES :
La protection des enfants en danger en chiffres (source ONPE 2022)
L'aide sociale des départements (source Drees 2022)
La justice protège t-elle les enfants en danger ? Etat des lieux d'un système qui craque (source : Syndicat de la magistrature – mai 2024)
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