: Enquête franceinfo La santé dégradée des enfants de l’aide sociale
Les études scientifiques le montrent : quand un homme croise un ours en forêt, et qu’il est pris de panique, son organisme sécrète du cortisol et de l’adrénaline qui lui seront nécessaires pour combattre l’animal ou pour le fuir. Mais que se passe-t-il s’il croise un ours tous les jours ? C’est à cela que les médecins préoccupés par la santé des enfants victimes de violences répétées, ont voulu répondre. Comment réagit le corps d’un enfant battu qui retrouve son agresseur tous les soirs ? Quelles sont les séquelles des traumatismes infantiles sur l’organisme ? "Les violences et les négligences subies dans l’enfance vont avoir des conséquences sur le système neuro-immuno-endocrino-génétique des adultes", répond Céline Gréco, cheffe du service médecine de la douleur et palliative à l’hôpital Necker-Enfants malades à Paris (AP-HP) et présidente de l’association Im’Pactes qui vise à promouvoir la santé et la scolarité des enfants placés. Les enfants victimes de violence perdraient jusqu’à 20 ans d’espérance de vie . "Ils vont développer deux fois plus de maladies cardio-vasculaires, de cancers, d’AVC, trois fois plus d’insuffisances respiratoires, 11 fois plus de démences, il y aura 37 fois plus de syndromes dépressifs et de tentatives de suicide...", détaille le Dr Gréco.
Avec d’autres, elle s’intéresse tout particulièrement aux enfants de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Environ 340 000 jeunes vivent "sous protection" en France, dont environ 50% sont placés en foyers ou en familles d’accueil. Le rapport de l’observatoire national de la protection de l’enfance révélait en 2022 que les enfants de l’ASE sont moins bien pris en charge que les autres sur le plan médical. Le Pr Guillaume Bronsard, pédopsychiatre au CHU de Brest, l’a constaté : plus de la moitié des jeunes en hospitalisation longue durée sont sous protection de l’ASE. "C’est très au-delà de ce à quoi on devrait s’attendre. Cela en dit beaucoup sur leur état", estime-t-il.
Des bébés en bonne santé à l’hôpital
Le phénomène concerne d’abord les nouveau-nés, séparés de leurs parents à leur naissance à la suite d’une ordonnance de placement. Au CHU de Nantes, ils sont nombreux mais les places en pouponnière ou en famille d’accueil font parfois défaut. "En attendant de trouver une solution, ils peuvent rester plusieurs semaines ou plusieurs mois dans nos locaux, raconte Cécile Boscher, pédiatre à la maternité. En ce moment, on a un petit bébé qui a quelques semaines, et en pédiatrie, il y a trois enfants âgés de plusieurs mois."
Ces bébés ne nécessitent pas de soins médicaux spécifiques. Mais, paradoxalement, leur santé peut se dégrader en raison de leur trop longue présence à l’hôpital. Ces dernières années, le CHU a connu des cas de bébés souffrant d’hospitalisme léger. Ce syndrome a été décrit dans les anciens orphelinats des pays de l’Est par le psychanalyste René Spitz. Des nouveau-nés, séparés de leur mère et privés de toute “figure d’attachement”, présentaient des syndromes dépressifs sévères et pouvaient aller jusqu’à se laisser mourir, faute d’affection. Si ces phénomènes extrêmes ne sont plus observés en Europe, l’hospitalisme continue d’inquiéter. "Nos équipes soignantes font d'énormes efforts. Elles s'organisent et prennent du temps avec les bébés, assure Nathalie Vabres, responsable de l’unité d’accueil pédiatrique enfants en danger du CHU de Nantes. C’est une période de la vie très importante pour le développement du cerveau. On se demande quelles séquelles ces petits vont garder parce qu’ils sont restés trois mois à l’hôpital sans avoir à leur côté une vraie figure d'attachement."
Des structures inadaptées
Les services de pédiatrie des hôpitaux accueillent aussi des enfants et des adolescents placés qui sont en grande détresse psychique. Des jeunes, en état de crise, emmenés en urgence par des éducateurs en manque de solutions. La prise en charge en milieu hospitalier n’est alors pas satisfaisante estime le Pr Martin Chalumeau, chef du service de pédiatrie générale à l’hôpital parisien Necker-Enfants malades (AP-HP). "Ils vont rester dans les services d'urgences faute de place dans les services de pédiatrie générale. Ils vont aussi rester dans les services de pédiatrie générale faute de place dans les services de pédopsychiatrie. Et ils vont rester dans les services de pédopsychiatrie faute d'établissements adaptés au sein de l'aide sociale à l'enfance, déplore le médecin. Globalement, tout le système est bouché."
Les adolescents de l’aide sociale séjourneraient plus longtemps que les autres dans les services hospitaliers. À tel point que le Pr Guillaume Bronsard a pu déceler chez certains des symptômes qui s’apparentent à de l’hospitalisme. "Ils sont relégués dans des hôpitaux psychiatriques les plus fermés, très étouffants, qui sont totalement inappropriés dès qu’on y passe plus de 15 jours", explique-il. Si des adolescents y restent 18 mois, "c’est uniquement pour leur éviter la rue !", déplore le médecin.
Au service de pédiatrie générale de l’hôpital Necker, les adolescents dits "difficiles" se mélangent aux bébés très malades. La cheffe du service social en pédiatrie générale, Christine de Bernardi, évoque le cas de très jeunes filles, prostituées, dont la prise en charge est extrêmement compliquée. Elles "refusent les soins, fuguent, fument” et “font tout péter partout", raconte-t-elle. Selon sa collègue Marie-Léonie Rousseau, assistante sociale depuis six ans dans le service, certains jeunes de l’ASE ne sont sans doute pas traités comme il le faudrait. "On peut les malmener parce que le système n'est pas adapté", se désole-t-elle.
La sédation comme “solution”
Pour maintenir un calme relatif dans les couloirs du service de pédiatrie, le Pr Martin Chalumeau reconnaît qu’il est contraint de sédater certains enfants, notamment ceux qui présentent des troubles du neurodéveloppement. "En raison d'un défaut de place ailleurs, on va être obligé de les surmédicaliser, regrette-t-il. On ne peut pas les laisser déambuler, crier et jeter des objets." Dans ce cas, des neuroleptiques sont prescrits. "Quand les enfants sont violents, qu’ils peuvent se mettre en danger ou faire du mal aux autres, c’est la solution, reconnaît le Dr Céline Gréco, médecin à l’hôpital Necker. Mais on en arrive là parce qu’on a laissé pourrir une situation, ajoute-t-elle. Si on avait tout de suite pris en charge l’enfant avec un suivi psychologique béton, probablement qu’il en aurait été autrement."
La médication des enfants en dehors de l’hôpital fait aussi débat. Jean-Jacques Vauchel a été le psychologue d’une maison d’enfants à caractère social (“Mecs”) pendant deux décennies. Dans un foyer où il exerçait, au Havre, la plupart des adolescentes étaient sous anxiolytiques. "J’ai été frappé par le fait qu’au repas du soir, lorsque les jeunes filles étaient attablées, les éducateurs passaient en déposant près de chacune d’elles quelques comprimés, raconte-t-il. À tel point que celles qui n’avaient pas de traitement ne se sentaient pas normales." Pour ce psychologue, ces adolescentes aux parcours de vie chaotiques ne devraient pas être traitées comme des malades. Des éducateurs spécialisés tiennent toutefois à nuancer. Les médicaments permettraient aux enfants de trouver le sommeil une fois le soir venu. "Chez nous, beaucoup d’enfants prennent un anxiolytique, le Risperdal, raconte Mélissa (le prénom a été modifié), qui s’occupe des plus petits (2-8 ans) dans une Mecs de l’Est de la France. Ils ont des histoires familiales tellement dures et complexes que ça leur permet de dormir mieux."
Dans les familles d’accueil, certains s’interrogent cependant sur ces traitements, notamment sur l’utilisation du Tercian, un antipsychotique fréquemment prescrit. "J'ai un enfant qui devait en prendre dès le matin alors qu’il ne faisait pas de crise", affirme Annick Moine, ancienne assistante familiale. Le jeune garçon voyait un pédopsychiatre pour son traitement deux fois par an mais ne bénéficiait d’aucun suivi thérapeutique. Dans certains départements, le délai d’attente pour un rendez-vous en centre médico-psychologique (CMP) peut atteindre trois ans. À l’hôpital Necker-Enfants malades, il arrive que le service social de pédiatrie appelle des CMP en province pour trouver une place à un jeune qui nécessite une prise en charge.
Des soins du quotidien non assurés
Mais il n’y a pas que la santé psychique des enfants placés qui pose problème. Les soins du quotidien font aussi parfois défaut. Au CHU de Nantes, les pédiatres voient tous les jours passer des enfants de l’ASE "moins bien suivis que ceux de la population générale". Le Dr Nathalie Vabres, coordinatrice de l’unité d'accueil des enfants en danger, évoque le cas d’un ado perturbé qui avait deux abcès dentaires non soignés, et d’un enfant en échec scolaire dont la surdité n’avait jamais été dépistée. "Si on ne se préoccupe pas de leur hygiène bucco-dentaire, si on ne leur trouve pas des lunettes adaptées. C’est la double peine pour eux", regrette le Pr Christèle Gras-Le Guen, cheffe du pôle femme-enfant-adolescent. Pour remédier à cela, le CHU de Nantes a mis en place un dispositif prometteur, “Santé protégée” , qui devrait être généralisé. Il vise à coordonner le parcours de soins des enfants de l’ASE. "Notre rôle n’est pas de prendre des rendez-vous ou de trouver le bon docteur, mais il est de mettre en place un système où les adultes qui s'occupent de ces enfants pourront le faire", précise Christèle Gras-Le Guen. Les médecins généralistes associés à ce programme verront le tarif de leur consultation revalorisé.
On s’improvise orthophoniste
Sa généralisation est attendue avec impatience dans les zones qualifiées de “déserts médicaux” où prendre un rendez-vous avec un spécialiste est un casse-tête. Pour une consultation dans le secteur libéral, l’assistant familial doit en effet obtenir une autorisation des parents, une autre de l’ASE. Puis il doit décrocher un créneau, en espérant que l’enfant n’ait pas changé de lieu de vie d’ici là. Dans l’Orne, l’ancienne assistante familiale Annick Moine, qui a accueilli pendant cinq ans un jeune handicapé qui avait du mal à s’exprimer, raconte n’être jamais parvenue à obtenir un rendez-vous chez un orthophoniste. Elle s’est retrouvée à prodiguer des soins elle-même. "Je faisais parler l’enfant devant une glace, sa main devant sa bouche, pour qu'il sente son souffle, explique-t-elle. Je lui disais de mettre la main sur son cou pour qu'il perçoive les sons."
Le tarif des consultations dans le privé est aussi un frein pour les Conseils départementaux qui financent l’aide sociale à l’enfance. Le Dr Céline Gréco, présidente de l’association Im’Pactes, s’est occupé d’un enfant confié et qui avait besoin, en urgence, d’un bilan neuropsychologique. Selon elle, l’ASE ne pouvait prendre en charge des rendez-vous tarifés 470 euros. "J’ai payé pour ce bilan, mais ce n’est pas normal, lâche-t-elle. Et, ce que j’ai fait pour lui, je ne peux pas le faire pour tous. Bien prendre en charge ces enfants devrait relever d’une politique publique."
En mars 2022, la loi Taquet – du nom de l’ancien secrétaire d’État à l’enfance – est venue rappeler qu’un bilan d’entrée et un suivi annuel étaient obligatoires pour chaque enfant suivi par l’Aide sociale . Mais seuls un tiers des départements parviendraient à respecter cette loi en matière de santé. "L’implication de l’État est insuffisante, regrette l’ancien secrétaire d’État d’Emmanuel Macron. La question de la santé est pourtant essentiellement une compétence de l’État et des agences régionales de santé sur les territoires." C’est ce que dit aussi en substance Mireille Volpato, vice-présidente du Conseil départemental de Dordogne. Si le budget de son département alloué à l’aide sociale a doublé en quatre ans, les structures de l’ASE restent saturées, et les enfants ne peuvent pas être correctement pris en charge. Le taux d’occupation dans les foyers atteint les 140%. L’élue espère une aide plus importante de l’État, notamment pour les enfants handicapés. En Dordogne, 546 jeunes (soit 30% des enfants protégés) sont à la fois dans le dispositif ASE et porteurs d'un handicap. "Ces enfants devraient être accueillis dans des services spécialisés mais ils sont orientés vers des solutions inadaptées ou incohérentes", déplore l’élue du Sud-Ouest.
Une sortie brutale de l’enfance
Le sort des jeunes de l’ASE en fin de parcours n’est parfois pas plus enviable. Coupée de sa famille, Claire a passé une bonne partie de sa vie à l’hôpital, en pédiatrie. Elle souffre d’une maladie chronique du système digestif. À l’hôpital auprès des infirmières, elle s’est sentie mieux qu’à la maison. "On s'occupe très bien de nous, on est toujours très cajolés”, raconte-t-elle avec une pointe de nostalgie. Mais à 17 ans, on lui explique qu’elle n’a plus sa place en pédiatrie. Elle se retrouve à la rue et frappe alors à la porte de l’ASE. Un parcours du combattant commence. “Je me suis retrouvée à passer des entretiens devant des éducatrices qui n'étaient pas du tout comme celles que j'avais connues en pédiatrie. Elles me regardaient comme une jeune adulte. Alors que, dans ma tête, je n'en étais pas du tout là !", raconte-t-elle. De haute lutte, elle finit par décrocher une place dans un foyer. Sollicité, le Conseil départemental du Val d’Oise nous a affirmé qu’aucun jeune de l’ASE n’était laissé à la rue, sans solution d’hébergement, même à l’âge de 18 ans.
Comme de nombreux adolescents qui sortent de l’aide sociale dans le Val d’Oise, Claire s’est tournée vers l’association Repairs 95. Installée à Cergy, Elle a été créée par des éducateurs de l’ASE souhaitant accompagner les jeunes majeurs vers l’autonomie. Repairs les aide pour leurs démarches administratives, leurs recherches d’emploi ou d’hébergement. Elle les aiguille, aussi, vers des professionnels de santé, notamment des psychologues ou des psychiatres.
"Quand un enfant a subi des abus sexuels, des violences intrafamiliales, son corps va les garder en mémoire, soutient Diodio Métro, la présidente de Repairs 95. Cela aura des conséquences sur sa santé. Mais vous avez des jeunes, à 18 ans, pour qui la santé n'est pas la priorité. Ils pensent d’abord à manger, à se loger, à survivre, poursuit cette ancienne éducatrice spécialisée de l’aide sociale. Quand on survit, on ne pense pas à aller voir le médecin ou le psychologue."
38 milliards de pertes
Les souffrances non traitées de l’enfance n’ont pas qu’un coût humain. Elles constituent aussi une perte financière pour les caisses de l’État. En 2023, dans un rapport intitulé “Le coût du déni”, la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) a chiffré à 9,7 milliards d’euros le coût annuel, en France, de la mauvaise prise en charge des traumas des victimes d’inceste et d’abus. "On sait pourtant aujourd’hui qu’il est possible de soigner efficacement les troubles de stress post-traumatique si on dispense des soins spécialisés dans un délai court", explique Edouard Durand, ancien président de la Ciivise, débarqué fin 2023 par le gouvernement. "Si on ne le fait pas rapidement, les cauchemars traumatiques vont rester. Les conduites d’évitement vont rester. L’impossibilité de vivre, d’apprendre, de grandir aussi", poursuit celui qui a longtemps été juge des enfants.
Dans son chiffrage, la Ciivise n’a cependant pris en compte “que” les enfants victimes de violences sexuelles. Selon une étude publiée dans la célèbre revue scientifique britannique The Lancet, le coût global de la mauvaise prise en charge des enfants victimes de violence serait en réalité beaucoup plus élevé. Il serait de l’ordre de 38 milliards de dollars pour un pays comme la France.
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