: Reportage Liquidation de Camaïeu : en Vendée, la "douloureuse" vie d'après d'anciennes salariées, marquées par "un deuil qui n'est pas terminé"
Depuis cinq mois, Noémie Charrier refait souvent le même rêve. Une scène banale où elle arpente les 280 mètres carrés de son magasin, au milieu des clientes qu'elle conseille sur les nouveaux arrivages de vêtements : "le top bretelles à 5,99, le pull à 34,99." Et puis ? "Et puis je me réveille, et là, retour à la réalité". Le Camaïeu, "son" Camaïeu, celui de la zone commerciale Leclerc, aux Herbiers (Vendée), où elle a travaillé ces quatorze dernières années, n'a pas bougé. Le rideau métallique est baissé, comme si c'était dimanche. A l'intérieur, tout est en place, mais la vie a disparu : les caisses ; le rayon "accessoires" au fond ; et encore derrière, le bureau de la responsable, le vestiaire et la réserve. Sur la porte vitrée, le petit mot d'au revoir et de remerciements adressé à la clientèle tient encore.
En fin d'année dernière, le Camaïeu des Herbiers a dû fermer du jour au lendemain, comme les 600 autres boutiques de l'enseigne de prêt-à-porter féminin, placée en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Lille. La fin d'une marque qui devait fêter ses 40 ans en 2024.
Cinq mois après, aucune des quatre salariées à temps plein, qui faisaient tourner la boutique de 9h30 à 19h30 du lundi au samedi, n'a retrouvé de travail. "On est chômeuses", claque Noémie Charrier, l'ancienne adjointe. "Officiellement, on est en reconversion", rectifie pudiquement Angélique, vendeuse pendant treize ans chez Camaïeu.
"On voudrait changer, mais pour faire quoi ?"
Chacune a refait son CV, effectué un bilan de compétences avec l'Agence nationale pour la formation professionnelle (Afpa) qui les accompagne. Des stages d'immersion en entreprises sont aussi bientôt programmés avec Pôle emploi. Habituée à trancher, leur ex-responsable Aurélie Bonnenfant est plus directe : "Il faut le dire les filles, on est surtout un peu perdues. On voudrait changer, mais pour faire quoi ?"
Adresser une candidature à Pimkie, juste à côté dans la zone commerciale Hyper U ? Le groupe Mulliez cherche un repreneur. Les chaussures San Marina, à vingt-cinq minutes de route, à Cholet (Maine-et-Loire) ? L'enseigne a été placée en redressement judiciaire. H&M ? Le géant suédois de l'habillement a annoncé avant Noël la suppression de 1 500 postes en Europe. Les entreprises du secteur de l'habillement tombent les unes après les autres.
"Camaïeu, c'est toute ma vie professionnelle. J'ai 41 ans, j'y ai passé 15 ans, toujours aux Herbiers. C'était mon bébé. C'est comme un deuil qui n'est pas terminé. Ça me fait toujours pleurer par moments."
Aurélie Bonnenfant, ancienne responsable d'une enseigne Camaïeuà franceinfo
Aurélie Bonnenfant habite à deux minutes en voiture de son ancien travail. C'était "pratique à l'époque", c'est une "douleur" désormais. "Samedi dernier, je me suis surprise à tourner la tête pour voir s'il y avait du monde sur le parking. C'est un vieux réflexe : un parking rempli donnait le ton de la journée. A cette date, normalement, on devrait faire le bilan des soldes." Dans les rues de ce bout de France de quasi-plein-emploi (3,5 % de chômage au dernier trimestre 2022), Aurélie, Angélique, Noémie et Agnès sont devenues "les dames de Camaïeu". Tout est propice à leur rappeler leur situation. L'autre jour, un enseignant de sa fille s'est permis de lui demander de ses nouvelles en pleine réunion parents-professeurs au collège.
"Cinq mois après, il y a encore des jours sans", lâche Noémie Charrier, visiblement ébranlée. "Comme ça allait bien avant, on a fait des projets. Maintenant, j'ai un prêt immobilier sur le dos. Financièrement, les mois sont compliqués."
Pour ces jours sans, il y a leur groupe WhatsApp, simplement baptisé "Camaïeu Les Herbiers". Récemment, quelqu'un y a repartagé des photos. Une triste, où l'on voit leur magasin totalement vide, avec tous les mannequins stockés dans un coin. Une autre plus joyeuse, prise à l'occasion du verre de l'amitié organisé dans les locaux, le dernier soir du jour d'activité du Camaïeu des Herbiers.
Seuls 8% des ex-Camaïeu ont retrouvé du travail
Les anciennes collègues ont aussi institué un rendez-vous hebdomadaire auquel elles tiennent. C'est "pour penser à autre chose" ou "pour voir où en sont les autres dans leurs démarches". "Quand on se retrouve, il n'y a plus d'histoire de hiérarchie", se félicite Aurélie Bonnenfant. Le 22 février, autour d'un café, Angélique et Noémie interrogent justement leur ancienne responsable à propos de l'entretien d'embauche que celle-ci vient de passer. "On verra bien ! Je n'avais pas été dans cette position depuis... Je ne sais même plus quand. Normalement, c'est moi qui fais passer les entretiens aux alternantes, aux futures recrues...", soupire Aurélie Bonnenfant.
Une collègue de La Roche-sur-Yon leur a annoncé qu'elle allait débuter une formation pour devenir maître nageuse. "C'est super pour elle", s'enthousiasme le petit groupe. Car les bonnes nouvelles sont rares. Thierry Siwik, le délégué national CGT de Camaïeu, a fait ses calculs : "Sur les 2 600 personnes qui travaillaient pour la marque au niveau national, seulement 8% ont retrouvé du travail aujourd'hui." Il raconte qu'un employé du secteur de la logistique a fait une tentative de suicide en début d'année. Un autre, ancien de l'entrepôt à Roubaix (Nord), a fait un séjour en hôpital psychiatrique. "J'ai même alerté directement le président de la République par courrier", souligne le syndicaliste.
"Il y a encore beaucoup de rancœur"
"Certains salariés ont besoin de temps pour encaisser un tel choc", fait observer Zeina Lis, du centre de formation Ifocop, spécialisé en reconversion professionnelle, et qui a accompagné quelques ex-salariés Camaïeu. "Il y a une véritable remise en question sur les compétences, les projets professionnels et personnels, et surtout l'avenir. On le voit bien, on accompagne de plus en plus de salariés ayant travaillé toute leur vie dans un métier et doivent le changer du jour au lendemain, comme pour les principales enseignes de prêt-à-porter, Pimkie, Kookaï, San Marina…".
Alors, "pour ne lâcher personne", Thierry Siwik organise régulièrement des réunions en visioconférence avec maître Fiodor Rilov, l'avocat des salariés. Ils étaient encore 200 lors de la dernière qui a eu lieu deux semaines plus tôt. Des cadres, des agents de maintenance, des hôtesses de caisse...
Mi-février, il a été annoncé qu'une plainte contre X pour abus de bien sociaux avait été déposée par d'anciens salariés qui veulent comprendre d'où vient le trou de 40 millions d'euros dans la caisse du groupe de prêt-à-porter. "Je vois bien qu'il y a encore beaucoup de rancœur dans la bouche de mes collègues. C'est une fin brutale, une fin qui aurait pu être évitée : ce n'est pas seulement la faute du Covid, de la cyberattaque qu'on a connue en 2021 ou le fait que les gens achètent maintenant sur internet. Ça a été totalement mal géré", souffle le délégué national CGT de Camaïeu. Selon les éléments présentés au tribunal de commerce, l'entreprise avait accumulé plus de 250 millions d'euros de dettes.
Une ancienne "Camaïette", comme se surnomment les nombreuses femmes passées par le groupe, a même transmis à franceinfo un courrier adressé à l'homme d'affaires Michel Ohayon, propriétaire de la holding Financière immobilière bordelaise à laquelle appartenait Camaïeu. Arrivée dans l'entreprise comme simple stagiaire voilà trente-deux ans, Doriane Dendoncker y a terminé son parcours comme responsable du magasin de Brive (Corrèze). Dans sa lettre, elle raconte ses "nœuds à l'estomac", ses "vomissements" et son "énorme tristesse". Et peste contre l'ancien patron de l'entreprise : "Vous avez tout détruit le 13 870e jour, (...) vous avez détruit ma vie", "vous avez mis de l'eau de Javel dans mes racines."
Aux Herbiers, dans la zone commerciale Leclerc, les voisins de la boutique Jules se sentent bien seuls. "Les filles, vous savez qu'il y a encore des clients qui nous demandent quand les travaux chez Camaïeu se terminent ?", rapporte, interloquée, une jeune salariée de la marque de mode masculine. Récemment, une rumeur est venue jusqu'aux oreilles d'Aurélie, Angélique, Noémie et Agnès. Les locaux auraient, peut-être, trouvé un repreneur. On parle d'une autre marque de prêt-à-porter. Envisagent-elles de postuler ? "Ah ça non, hors de question, je suis vaccinée contre ce secteur", réplique l'une. Une autre prend les paris : "A votre avis, combien de temps avant que ça se casse la gueule ?"
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