: Reportage Projet de loi "plein emploi" : à Tourcoing, l'expérimentation du "RSA sous conditions" divise, six mois après son lancement
A peine assise, Sylvie sort de son sac deux porte-documents et un grand cahier. "Votre lettre de convocation m'a stressée", lance-t-elle à ses deux interlocutrices. Il est 9h30, mardi 26 septembre, à la Maison Nord emploi de Tourcoing (Nord) et cette petite quinquagénaire, qui vient de toucher pour la première fois un revenu de solidarité active (RSA) de 534* euros, est venue préparée pour son "entretien d'intégration".
Comme 17 autres départements, le Nord expérimente depuis avril le "RSA sous conditions", point controversé du projet de loi "plein emploi", débattu à l'Assemblée nationale depuis lundi 25 septembre. Objectif : renforcer le suivi des bénéficiaires du RSA pour améliorer leur retour à l'emploi, un rapport de la Cour des comptes ayant pointé, en janvier 2022, qu'un tiers seulement (34%) des allocataires avait retrouvé un travail après sept ans dans le dispositif. Un résultat insuffisant pour tenir la promesse d'Emmanuel Macron d'abaisser le taux de chômage autour de 5% en 2027.
Une implication de 15 heures à 20 heures par semaine
Face à Sylvie, Marie, chargée d'orientation au département, et Pauline, conseillère Pôle emploi, pianotent sur leurs ordinateurs. Elles ont trente minutes pour identifier les éventuels obstacles à la reprise du travail et les besoins de Sylvie, de la recherche d'un logement à l'aide à la rédaction d'un CV.
Elles lui présentent aussi les grandes lignes de son "contrat d'engagement" : l'inscription à Pôle emploi est obligatoire pour tous les allocataires du RSA dans l'expérimentation, tout comme un rendez-vous hebdomadaire avec un conseiller. En parallèle, Sylvie devra accomplir 15 heures à 20 heures d'activités concourrant à sa recherche d'emploi (envoi de candidatures, immersion en entreprise, etc.) chaque semaine. Faute de quoi, son allocation pourra être amputée, suspendue, voire supprimée.
Si imposer aux allocataires une durée d'activité est nouveau, les sanctions pour non-respect du "contrat d'engagement" existaient déjà. Mais alors qu'un allocataire sur deux seulement bénéficiait d'un tel "contrat" en 2022, selon la Cour des comptes, la généralisation permettra de sanctionner plus facilement les allocataires dont la recherche d'emploi sera considérée comme insuffisante.
Un donnant-donnant auquel Sylvie, ancienne aide à domicile, consent. Elle bénéficiait d'une allocation adulte handicapée (AAH) de 971,37 euros depuis six ans, après un accident de la route, mais sa santé s'est améliorée et l'AAH lui a été retirée. Elle a déjà postulé à plusieurs offres d'emploi et passé un entretien, sans succès. Elle espère que ce "suivi renforcé" l'aidera à "retrouver du travail le plus vite possible". "Vivre avec 534 euros par mois, ça n'est pas facile", justifie la quinqua, qui confie s'être inscrite au Secours populaire.
"On ne demande pas les mêmes choses à tout le monde"
Après ce premier entretien, la nouvelle allocataire semble soulagée d'être dirigée vers le parcours "Emploi", destiné aux personnes jugées aptes à reprendre une activité sans attendre. A Tourcoing, 60% des 700 bénéficiaires du RSA reçus depuis l'expérimentation sont, comme Sylvie, suivis dans ce cadre.
Les autres sont partagés entre le parcours "Equilibre" (25% des inscrits), lorsqu'il existe des problématiques socio-professionnelles, et le parcours "Remobilisation" (15%), pour les bénéficiaires ayant les plus grosses difficultés sociales. Une répartition qui ne reflète pas nécessairement le profil de l'ensemble des allocataires du RSA, l'expérimentation n'ayant démarré qu'avec les nouveaux entrants. Ces dernières semaines, une cinquantaine de bénéficiaires du RSA depuis plusieurs mois ou plusieurs années ont néanmoins été reçus. Une centaine d'autres sont sur le point de l'être.
Pour eux, la durée d'activité hebdomadaire requise est "irréaliste" aux yeux d'Isabelle Doresse, vice-présidente de l'association ATD Quart Monde. "Quand ils sont au RSA, les gens sont continuellement en train de chercher comment s'en sortir : ils ont des problèmes de santé, ils doivent se déplacer, mais n'ont pas suffisamment d'argent pour se payer un ticket de bus, etc."
"Le fait d'être dans une situation de survie occupe déjà beaucoup les allocataires du RSA."
Isabelle Doresse, vice-présidente d'ATD Quart Mondeà franceinfo
"On ne demande pas les mêmes choses à tout le monde", veut rassurer Cyrille Rommelaere, directeur territorial délégué de Pôle Emploi Nord. En cas de difficultés plus importantes, les 15 heures à 20 heures peuvent ainsi être utilisées pour des rendez-vous médicaux, ou la constitution d'un dossier pour obtenir un logement en HLM.
L'immersion en entreprise reste toutefois obligatoire. Une façon de "démystifier le monde du travail" pour les bénéficiaires qui en sont les plus éloignés et de "déconstruire les préjugés des entreprises sur les personnes au RSA", détaille Cyrille Rommelaere. Une expérience intéressante, pour Véronique, 50 ans, en observation depuis deux jours au Centre communal d'action sociale de Tourcoing. "C'est mieux de découvrir par soi-même le métier. Là, je vois ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas", confie cette ancienne agent d'entretien, licenciée en janvier et au RSA depuis.
De son côté, Laurent Dubost, secrétaire général de la CGT Pôle emploi dans les Hauts-de-France, craint que le dispositif se résume à du "travail gratuit" pour les entreprises, avec un "vivier de personnel" sans cesse renouvelé grâce aux nouveaux allocataires.
"L'insertion sociale ne passe pas forcément par le travail"
A l'origine des mesures expérimentées par Tourcoing, l'idée que "tout le monde est employable", martèle la préfète déléguée pour l'égalité des chances dans les Hauts-de-France, Virginie Lasserre. Pas à n'importe quelles conditions, répondent les détracteurs du projet de loi. "En tant que travailleur social, on nous apprend à aller au rythme des personnes, à partir de leurs envies pour les aider à construire un projet, pas à faire du chiffre comme un commercial", s'inquiète une assistante sociale qui travaille pour le département, mais ne participe pas à l'expérimentation. "L'insertion sociale et le bien-être ne passent pas forcément par le travail", estime-t-elle aussi. La volonté de conditionner le RSA à des démarches de retour à l'emploi "pose la question de la philosophie de ce revenu", renchérit un autre travailleur social du secteur associatif.
"Il n'y a pas d'obligation de retour à l'emploi" dans le projet de loi, se défend Stéphanie Feron, cheffe de projet sur l'expérimentation à Tourcoing. Elle estime que le "RSA sous conditions" met l'accent sur le "processus de construction d'un parcours professionnel", nécessaire car "personne ne choisit de rester dans la précarité". "Retrouver un emploi aide à sortir de la pauvreté, mais aussi à retrouver confiance dans le pacte républicain", lance également la préfète Virginie Lasserre, qui rappelle que Tourcoing, qui affiche un taux de chômage supérieur à 11% (document PDF), "a été très touchée par les émeutes" liées à la mort de Nahel.
Mais pour Maël Guiziou, élu écologiste d'opposition au conseil départemental du Nord, la contrainte pourrait avoir un effet pervers. "Le risque, c'est qu'il y ait des gens qui se démobilisent et finissent par ne plus demander le RSA", alors qu'un tiers des personnes qui y ont droit ne le réclame pas.
Une généralisation à moindre coût ?
Pour assurer la réussite de l'expérimentation, l'Etat a débloqué 1,21 million d'euros par an, rien que pour Tourcoing. Un budget surtout dédié à étoffer "l'offre de services" proposés aux allocataires. Le département vient ainsi d'engager un psychologue et veut recruter des assistantes maternelles pour offrir des solutions de garde d'enfants ponctuelles. "Des moyens financiers supplémentaires pour l'accompagnement des personnes au RSA, c'est très bien. Mais ça va coûter énormément lorsque l'expérimentation sera déployée dans l'ensemble des départements, note Stéphanie Bocquet, conseillère départementale EELV. Notre crainte, c'est qu'il ne reste que les contraintes et qu'on ne soit pas en capacité d'augmenter le budget pour les allocataires."
"Si demain, le dispositif concerne tous les bénéficiaires du RSA, on ne sera pas sur la même de qualité de travail pour les collègues", souligne aussi Laurent Dubost, de la CGT Pôle emploi. Jusqu'à présent, les agents participant à l'expérimentation ne suivent que "50 allocataires" à la fois, contre "250 à 300 personnes" pour un agent de Pôle emploi, selon Cyrille Rommelaere. "On appréhende cette arrivée massive et les potentielles agressions de personnes au RSA à qui on va demander un suivi renforcé, alors qu'on sait que certaines ne sont pas capables de travailler", estime aussi une travailleuse sociale interrogée. Début septembre, un allocataire à qui on venait de retirer le RSA a ainsi détruit du mobilier au siège du département du Nord, après n'avoir pas réussi à obtenir les raisons de cette décision, rapporte France Bleu.
"Trop tôt" pour un premier bilan
Après six mois de test, quel est le bilan de l'expérimentation de Tourcoing ? En ce qui concerne les retours à l'emploi, il est "trop tôt pour le dire", assurent ses responsables, alors que la préfecture avait annoncé un point d'étape pour septembre. Environ un quart des allocataires participant a été sanctionné, un niveau "comparable, voire légèrement inférieur" à celui observé auparavant, selon Céline Hoyaux, manager de proximité sur l'expérimentation à Tourcoing. Un chiffre "faussé" par le fait que les sanctions liées précisément aux "15 heures à 20 heures d'activité ne sont aujourd'hui pas appliquées", assure Laurent Dubost, de la CGT Pôle emploi. Interrogés sur ce point, les responsables de l'expérimentation n'ont pas répondu.
De leur côté, les élus d'opposition au conseil départemental dénoncent un "flou" entretenu par la majorité de droite autour de l'expérimentation. Et regrettent que, même sans un premier bilan, le projet de loi généralisant le "RSA sous conditions" soit déjà examiné au parlement, au risque de pas pouvoir en "tirer les enseignements nécessaires".
* Le montant du RSA pour une personne seule qui touche aussi le forfait d'aide au logement (APL) de 72,93 euros.
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