: Enquête franceinfo Réduire le recours aux cabinets de conseil, un casse-tête pour le nouveau gouvernement
Le nouveau gouvernement pourra-t-il tenir l’engagement de réduire le recours aux cabinets de conseil ? Pas si sûr. Si McKinsey a occupé l’espace médiatique ces derniers mois, il est loin d’être le seul, et ces pratiques ont gagné jusqu’aux collectivités locales.
Le nom de McKinsey, ce cabinet américain de consultants pointé du doigt à plusieurs reprises lors des auditions de la commission d’enquête du Sénat, mais aussi au cours de la campagne présidentielle, symbolise désormais les turpitudes d’une fonction publique qui aurait peu à peu bradé ses compétences pour les confier au secteur privé. Mais derrière ce cabinet se trouve en réalité une myriade d’autres cabinets de consultants sur lesquels s’appuient désormais les administrations. Le cabinet Boston Consulting Group est intervenu à l’Institut national de la consommation pour réduire les effectifs de la rédaction du magazine 60 Millions de consommateurs. Le cabinet Roland Berger a été missionné pour conseiller l’État afin de sauver l’aciérie Ascoval. Accenture a travaillé sur la réduction des dépenses d’opérateurs publics ou d’administrations centrales... Ce sont ainsi une myriade de consultants qui accompagnent élus et hauts fonctionnaires dans leur prise de décision.
Un marché en pleine expansion
Si ces prestations augmentent, leur chiffrage global est cependant impossible à effectuer. La mission d’information de l’Assemblée nationale, tout comme la commission d’enquête du Sénat, pourtant dotées de droits étendus pour récupérer tous les documents utiles à leurs travaux, ne sont pas parvenues à établir un recensement exhaustif de ces cabinets de consultants. Les députées Véronique Louwagie (LR) et Cendra Motin (LREM), dont la mission d’information portait sur "l’outsourcing", autrement dit l’externalisation de tâches et services, ont évoqué une somme spectaculaire de 13 milliards d’euros pour l’année 2019, mais qui englobait toutes sortes de prestations de service et intellectuelles difficilement vérifiables.
De son côté, la commission d’enquête du Sénat, portée par Arnaud Bazin (LR) et Éliane Assassi (CRCE), a évalué ce recours aux consultants à un milliard d’euros en 2021, tout en précisant que ce montant incluait les prestations informatiques. Enfin, la ministre de la Transformation et de la fonction publiques d’alors, Amélie de Montchalin, avançait 140 millions d’euros pour la période 2018-2020, lors de son audition devant la commission d’enquête du Sénat. Les ordres de grandeur varient donc du tout au tout.
Sur un point au moins, les conclusions des parlementaires convergent : le recours aux consultants a considérablement augmenté ces dernières années. C’est même un marché en pleine expansion. Selon Syntec, le syndicat du secteur, il a doublé une première fois entre 2009 et 2019. Et il devrait encore doubler, malgré la crise sanitaire, d’ici 2031. Même les étudiants des grandes écoles sont de plus en plus attirés par le consulting, comme le notent Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre dans leur ouvrage Les Infiltrés (Éd. Allary) : "En 2007, 7 % des étudiants des trois grandes écoles, HEC, Centrale ou Polytechnique, devenaient consultants en stratégie. En 2014, ils étaient 14 %. Et en 2020, on atteint 30 %."
Le secteur public, une cible privilégiée
Le service public est un secteur de plus en plus convoité par ces acteurs. Pascal Imbert, président du cabinet de consultants Wavestone, affirmait devant la commission d’enquête du Sénat avoir orienté ses services vers les administrations, considérant ce secteur comme un "marché d’avenir" : "En 2016, nous avons fait le choix de développer très fortement notre activité dans le secteur public, qui ne représentait alors que 6 % de notre chiffre d’affaires. Il est aujourd’hui de 14 %. Nous avons pris cette décision en anticipant une phase de transformation beaucoup plus large destinée à moderniser l’administration." Une modernisation de l’administration qui est placée au cœur des discussions et des décisions politiques successives depuis des décennies.
Dans les années 1980 déjà, une nouvelle tendance, le new public management traversait l’Atlantique pour gagner les esprits européens. Ce sont Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher en Grande-Bretagne qui font apparaître cette notion de "nouveau management public". "Elle a été lancée par des administrations politiquement conservatrices dont le but était d’introduire dans le secteur public les méthodes du secteur privé, pour faire des économies budgétaires, précise le chercheur Nicolas Belorgey. Le programme de ces deux chefs de gouvernement était de réduire les impôts. Pour que cela passe dans la population en France, on a changé le nom, un peu les méthodes de travail, mais l’inspiration fondamentale reste de rendre un service à moindre coût."
Le "paradoxe du serpent"
Au départ, la haute fonction publique française ne voit pas d’un bon œil les quelques collaborations mises en place avec des consultants. Mais au fil des années, et après l’externalisation de services aussi variés que le ménage ou l’informatique, les esprits s’habituent aux collaborations avec le privé. Un pas supplémentaire sera franchi avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy en 2007. Il initie la révision générale des politiques publiques (RGPP), destinée à poursuivre la modernisation de l’État. Connue surtout pour sa mesure de non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, la RGPP avait pour but de procéder à des économies à tous les étages. On la confie à un expert : Éric Woerth. "Il est lui-même un ancien consultant d’Arthur Andersen, précise Caroline Michel-Aguirre, journaliste et co-autrice du livre Les Infiltrés. Il se retrouve avec le maroquin de la réforme de l’État. Il va faire venir des anciens consultants aux postes clés, pour mettre en place cette politique de réduction des coûts". Des audits sont alors commandés à tous les niveaux. Les consultants ont désormais portes ouvertes dans les administrations.
Pour Arnaud Bontemps, haut-fonctionnaire et porte-parole du collectif Nos services publics, "sur la période 2006-2018, l’État a perdu 180 000 postes de fonctionnaires. La conséquence directe, c’est la création de pans entiers de marché pour les cabinets de conseil au sein du secteur public." Des consultants chargés d’identifier les économies possibles pour alléger les finances de l’État. Un objectif louable, si ce n’est, selon la sociologue Julie Gervais, co-autrice de l’ouvrage La valeur du Service Public, qu’il se traduit par une perte sèche de compétences, avec un autre effet qu’on appelle le "paradoxe du serpent". "C’est l’image du serpent qui se mord la queue, explique-t-elle. D’abord, les cabinets de conseil encouragent les administrations et les responsables politiques à couper dans les dépenses publiques. Puis, dans un deuxième temps, ces mêmes cabinets proposent leurs services pour boucher les trous qu’ils ont eux-mêmes creusés !"
Claude Revel, déléguée interministérielle à plusieurs reprises, a connu les deux époques : les années 1980 et les années post RGPP. À son retour dans la haute fonction publique en 2012, elle constate un changement d’état d’esprit. "Dans les années 1980, un sens de l’intérêt général était porté avec une certaine fierté au sein de la haute administration, témoigne Claude Revel. Quand je suis revenue, j’ai constaté que l’ambiance était complètement différente. On pensait désormais que le management par l’État était inférieur à celui du management par le privé."
"Les cabinets extérieurs de conseil, surtout américains, étaient considérés comme étant compétents et pouvant apporter la bonne parole."
Claude Revelà franceinfo
Une accélération en 2017
Une touche supplémentaire a été apportée en 2017, avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, qualifié d’"idole des consultants" par Alain Minc, conseiller politique. "Il réfléchit comme eux, il parle comme eux. Il a cette promesse du changement, faire plus en coûtant moins", estime Caroline Michel-Aguirre. Effectivement, il va leur ouvrir grand les portes des administrations. D’abord, en créant la Direction interministérielle pour la transformation publique (DITP). Composée d’environ 80 experts, elle compte dans ses rangs autant de fonctionnaires que d’anciens consultants pour épauler les administrations dans leur stratégie de transformation. Dès sa création, cette délégation a conclu un "marché cadre", dont le principe est de faciliter le recours aux consultants pour tout ministère ou administration. "Le but est d’aider l’État à se transformer dans la durée du quinquennat", explique Benjamin Polle, journaliste spécialiste du secteur pour le site Consultor. Avec une particularité : il devient inutile de lancer un appel d’offres, démarche fastidieuse et lente, puisque le marché cadre permet de s’affranchir de cette étape. Mais celui-ci a dérapé. Lancé à l’été 2018, il ne devait pas dépasser 100 millions d’euros. Or il a finalement atteint 208 millions d’euros début 2022. Ces dépassements devraient cependant cesser : une jurisprudence européenne a contraint l’État français à fixer un montant à ne pas dépasser pour un "marché cadre". Le décret est entré en application au 1er janvier 2022.
Autre dérive constatée : les cabinets de consultants référencés par la DITP devaient se partager les commandes selon un principe dit du "tourniquet". Une fois une mission attribuée, un cabinet doit attendre que tous les autres cabinets aient décroché une mission, avant d’être à nouveau sollicité par une administration. Mais selon la sénatrice communiste Éliane Assassi, rapporteure de la commission d’enquête du Sénat, "un cabinet peut, au nom du droit de suite ou du devoir de suite, obtenir une mission dès lors qu’elle s’inscrit dans la cohérence de la première qui lui a été confiée."
Deux mondes qui ne se comprennent pas
Si le recours aux consultants s’est généralisé, la greffe avec les fonctionnaires a parfois du mal à prendre. On a pu le constater lors d’une mission du cabinet de consultants Wavestone au sein de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Elle était destinée à améliorer le délai de traitement des dossiers des demandeurs d’asile et la cohésion de l’équipe, suite à l’arrivée de près de 200 nouveaux agents. L’un des fonctionnaires intégrés aux équipes de travail a confié à la cellule investigation de Radio France : "Nous avons passé énormément de temps à leur expliquer les étapes du traitement d’un dossier de demandeur d’asile en collant des post-its sur des tableaux. Mais au mois de février, soit près de six mois après le début de leur mission, ils n’avaient pas encore bien compris. Et il a fallu leur réexpliquer que nous n’avions pas des clients en face de nous. Que leur vocabulaire n’était pas le bon. C’était lunaire." Un autre considère que pour une mission à 487 000 euros, "on aurait pu le faire en interne."
Quant aux ateliers dédiés à la question de cohésion d’équipe, ils ont tourné court. "Ces consultants tenaient absolument à ce que nous mettions en place deux idées présentées comme révolutionnaires : faire une réunion de section hebdomadaire de 30 minutes, et utiliser un outil de 'management visuel', se souvient un fonctionnaire de l’Ofpra. Il s’agit en fait d’une très grande feuille de papier accrochée sur le mur, avec des thèmes tout à fait infantilisants type 'météo RH', 'horoscope des officiers de protection', 'boîte à questions', que nous sommes invités à alimenter avec des post-its. On a en face de nous des réfugiés qui nous parlent d’actes de torture. Alors dessiner des soleils sur des post-its, on ne peut pas."
Ce sentiment de ne pas parler la même langue, le sociologue Nicolas Belorgey l’a lui aussi ressenti dans la fonction publique hospitalière. Il avait choisi d’intégrer plusieurs cabinets de conseil pour suivre leurs missions dans le cadre de ses travaux de recherche. L’une d’elles l’a conduit dans les services des urgences : "Il s'agissait de réduire le temps d’attente des patients. Mais en réalité, leur travail a consisté à réduire le temps de passage des patients. Cela signifie une consultation médicale moins approfondie, les patients ressortent plus rapidement, mais ils reviennent aussi davantage."
« On demande à ces personnes de venir résoudre des problèmes qu’elles ont souvent contribué à créer » : des restructurations et « rationalisations des soins » au #COVID19, l’apport controversé des cabinets de consulting à l’hôpital | par @samuellaurent https://t.co/eOjVcUG2Ul
— Le Monde (@lemondefr) June 5, 2020
Les collectivités locales, elles aussi touchées par le phénomène
Le recours aux consultants concerne désormais aussi les conseils régionaux, départementaux, intercommunalités et municipalités. Selon le maître de conférences en sciences politiques Stéphane Cadiou, la décentralisation a conféré un certain nombre de compétences pour lesquelles ces collectivités ne disposaient pas des ressources en interne. Mais deux autres causes, affirme-t-il, expliquent ce recours croissant aux consultants. "Les grandes vagues de politiques publiques nationales comme la politique de rénovation urbaine, les politiques de sécurité ou de l’environnement, sont autant de cycles où les gouvernements successifs enrôlent les collectivités pour de grandes transitions, explique le chercheur. Bien souvent, elles ont besoin d’être accompagnées, donc de recourir à des conseillers. Enfin, depuis les années 2000, l’État s’est retiré de l’assistance aux collectivités territoriales créant ainsi un appel d’air."
"Les plus petites collectivités ont dû se tourner vers des acteurs privés, pour accompagner leur démarche de développement territorial."
Arnaud Bontempsà franceinfo
Les plus grosses collectivités disposent de suffisamment de ressources, mais l’État les incite parfois à recourir au privé, comme le relate le haut fonctionnaire Arnaud Bontemps, du collectif Nos services publics : "Il existe un programme qui vise à accompagner les collectivités dans la mise en œuvre de plans alimentaires territoriaux. Or l’aide apportée par l’État est conditionnée à une chose : que les collectivités n’utilisent pas cette aide pour embaucher des gens en interne, mais qu’elles l’utilisent pour tout autre type de prestation. Autrement dit, elles doivent passer par des consultants."
Une réduction en trompe-l’œil ?
Le 29 janvier dernier, une directive du Premier ministre Jean Castex demandait aux administrations de réduire de 15 % leur recours aux consultants. Pas de quoi vraiment changer la donne. Pour Arnaud Bontemps, "c’est 15 % par rapport à l’année record 2021, qui était plus de deux fois supérieure à l’année 2018 au début du quinquennat d’Emmanuel Macron. En réalité donc, c’est une stabilisation du recours aux cabinets." Gabriel Attal, alors porte-parole du gouvernement, annonçait en février 2022 qu’une réflexion était en cours pour réinternaliser une partie de ce consulting. Lors de son arrivée à la tête de l’AP-HP (Assistance publique - Hôpitaux de Paris), Martin Hirsch avait déjà fait ce choix en créant un cabinet de consultants interne.
À l’automne prochain, une proposition de loi devrait par ailleurs être déposée au Sénat par les membres de la commission d’enquête, pour traduire dans la réglementation les recommandations listées dans leur rapport. Mais on n’en est qu’au stade de la réflexion. Et on sent bien que l’État est tiraillé entre une conviction profonde que le privé peut aider le public à devenir plus performant, et une opinion publique réticente qu’il lui faut rassurer.
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