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Enquête Maître-chanteur, agents de renseignement, écoutes téléphoniques : les secrets de "l’opération LVMH"

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Temps de lecture : 38min
Article rédigé par franceinfo - Benoît Collombat, cellule investigation de Radio France
Radio France

La cellule investigation de Radio France a reconstitué les détails d’une opération secrète menée en décembre 2008 par le renseignement intérieur au profit du groupe de luxe LVMH. Une tentative de chantage à caractère privé hors de tout cadre judiciaire, une saga en sept épisodes.

C’est l’un des volets méconnus de la tentaculaire affaire LVMH dans laquelle Bernard Squarcini, l’ex-directeur du renseignement intérieur de 2008 à 2012, qui est présumé innocent, est mis en examen à seize reprises notamment pour "trafic d’influence" et "détournement de fonds publics". En décembre 2008, la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, aujourd’hui DGSI) a déployé d’importants moyens pour identifier un présumé maître-chanteur qui envoyait des e-mails malveillants au président-directeur général du groupe de luxe LVMH, Bernard Arnault, première fortune française et troisième fortune mondiale.

L’opération de la DCRI s’est déroulée dans la plus grande discrétion, la justice n’ayant jamais été saisie. Surnommé "le Squale", Bernard Squarcini a été mis en examen pour "abus de confiance", en novembre 2018, dans ce dossier. La cellule investigation de Radio France a pu reconstituer l’incroyable déroulement de cette tentative de chantage dont l’existence avait été révélée en octobre 2016 par Le Canard enchaîné.

1Un whisky entre "vieux potes" : les prémices de "l’opération LVMH"

Décembre 2008. L’histoire commence autour d’un verre de scotch, en fin de journée, dans un bureau de la DCRI, à Levallois-Perret. Le grand patron du renseignement intérieur, Bernard Squarcini, un proche du président Nicolas Sarkozy, discute avec une vieille connaissance : l’ancien commissaire divisionnaire Charles Pellegrini. Bernard Squarcini, "c’est un vieux pote, je le connais depuis les RG [Renseignements généraux, NDLR] d’Ajaccio", dans les années 1970, racontera Charles Pellegrini lorsqu’il sera interrogé par les enquêteurs, le 21 septembre 2021.

Ancien patron de l’Office central de répression du banditisme (OCRB), Charles Pellegrini est passé par la cellule antiterroriste de l’Élysée au début des années 1980. Il quitte la police en 1990 avant de se reconvertir dans le "conseil en gestion de risque". Depuis 1995, il travaille régulièrement pour le compte du groupe LVMH. Entre 2015 et 2019, sa société de cabinet de conseil Management & Private Consulting (MPC) a facturé entre 102 000 et 127 000 euros par an à LVMH. Pour "des recherches en sources ouvertes, des enquêtes, des recherches sur l’avenir, c’est-à-dire sur la cybersécurité, sur la protection des communications", explique Charles Pellegrini.

Au sein de la DCRI, l’ancien policier semble avoir ses habitudes. "On voyait souvent Charles Pellegrini dans mon bureau à la DCRI", raconte sur procès-verbal l’ancien sous-directeur en charge des relations avec les entreprises, Gilles Gray, le 14 novembre 2018. "C’est du pipeau, répond Charles Pellegrini. (…) Je suis à peu près sûr de ne plus être allé à la DCRI après mon verre avec Bernard Squarcini." Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les deux hommes se parlent beaucoup. Les enquêteurs précisent que Charles Pellegrini apparaît comme "un interlocuteur très régulier" de Bernard Squarcini, à l’époque où ce dernier travaille pour le compte de LVMH : "Du 2 décembre 2015 au 10 octobre 2016, 332 connexions téléphoniques (SMS, appels) ont été dénombrées" entre les deux hommes, selon le chef de la Division nationale des enquêtes de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).

Ce soir de décembre 2008, autour d’un verre donc, les deux "vieux potes" semblent préoccupés par une affaire de chantage qui vise le PDG de LVMH, Bernard Arnault. C’est en tous cas ce que raconte le 2 octobre 2018, l’ancien bras droit de Bernard Squarcini, René Bailly : "Ce soir-là, [Bernard Squarcini] m’a appelé pour m’inviter à le rejoindre, explique l’ex-directeur central adjoint de la DCRI. Il était avec Charles Pellegrini et prenait une collation. Quand je suis arrivé, Charles Pellegrini a évoqué cette affaire, c’est-à-dire le fait qu’un maître-chanteur s’en prenait à quelqu’un de haut placé dans la société LVMH. (…) J’ai retenu des déclarations de Charles Pellegrini qu’il y avait dans le comportement de cet individu quelque chose qui pouvait menacer la vie privée de Bernard Arnault. C’était quelqu’un qui voulait lui nuire."

Bernard Squarcini, chef du renseignement intérieur à l’époque (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE)

Selon Bernard Squarcini, c’est le vice-président du groupe LVMH, Pierre Godé (décédé en février 2018) qui l’aurait alerté sur cette tentative de chantage. "Un jour, je suis appelé par Pierre Godé qui me dit avoir besoin de toute urgence et de façon confidentielle d’une aide que peut lui apporter le service, explique Bernard Squarcini aux juges d’instruction Serge Tournaire et Aude Buresi, le 20 septembre 2018. (…) Il me dit que la holding fait l’objet d’une action de déstabilisation non identifiée : menaces, chantage. Il souhaite mon aide et l’aide du service pour savoir s’il s’agit d’un concurrent, d’une action étrangère ou d’une origine purement privée, c’est-à-dire un particulier ou un membre du personnel. De mémoire, il m’explique que ceux qui sont à l’origine de cette action de déstabilisation procèdent par l’envoi de courriels anonymes. Donc il s’agit d’identifier les personnes ou la structure à l’origine de cette action de déstabilisation. (…) Cette affaire est urgente, confidentielle, il faut lever le doute", conclut le Squale.

2Une mission top secrète

Commence alors une intense mobilisation du renseignement intérieur français, en dehors de tout cadre judiciaire. Plusieurs équipes d’agents de la DCRI ont pour mission de remonter la piste du maître-chanteur de Bernard Arnault. Des cybercafés d'où les e-mails de chantage ont été envoyés sont identifiés à Paris et à Aix-en-Provence. Une surveillance sur le terrain se met en place, avec un mot d’ordre : totale confidentialité.

À l’époque, l’agent F. fait partie de l’équipe "violence émergente" (baptisée L3) au sein de la DCRI. Il raconte sur procès-verbal, le 17 novembre 2016 : "Un jour, le chef du SNRO [la Section nationale de recherches opérationnelles, NDLR] me confie une mission. Il s’agit d’identifier un homme qui essaye d’extorquer de l’argent à un grand chef d’entreprise français. (…) J’ai demandé pourquoi le chef d’entreprise ne déposait pas une plainte à la police judiciaire, lui faisant remarquer que cela ne relevait pas de nos missions anti-terroristes. Il m’a dit que cela ne me regardait pas et que la mission venait de très, très haut. J’ai compris que cela venait d’au-dessus de Bernard Squarcini."

"J’étais le seul informé du profil et de la véritable identité [de la victime du chantage, Bernard Arnault], explique le responsable de la DCRI pour la zone Sud, entendu le 15 mars 2018. (…) Les instructions étaient orales et par souci de discrétion, il nous a été demandé de ne faire aucun compte rendu écrit." "La confidentialité sur l’identité de la victime était totale, nous n’avons jamais su de qui il s’agissait, confirme un autre agent intervenu dans le sud de la France. Pour être très franc, je pensais à l’époque que c’était un personnage très haut placé, voire même, j’ai pensé que cela pouvait être le chef de l’État en personne tellement cette mission était entourée de confidentialité. (…) La direction centrale à Paris ne souhaitait aucun compte rendu, ni rapport écrit, ni note blanche [une note non signée, NDLR]."

La mission de surveillance des cybercafés par le renseignement intérieur s’est déroulée dans le plus grand secret (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE)

De son côté, Bernard Squarcini assure qu’il n’a pas suivi cette opération. "Je ne me suis pas plus intéressé que cela à cette affaire, déclare-t-il aux juges Aude Buresi et Virginie Tilmont, le 22 juin 2021, car je suis parti en vacances de Noël." Mais les juges ont du mal à concevoir qu’une opération si délicate ait pu échapper à la vigilance du patron du renseignement intérieur. "Ne peut-on penser en définitive que c’est vous qui avez géré le dispositif parisien et qui avez mis en place le dispositif dans le sud ?", lui demande le juge Tournaire, le 19 novembre 2018. "C’est possible, mais sur Paris je ne m’en souviens pas", répond l’ex-directeur de la DCRI. "S’agissant d’une opération ponctuelle qui n’a pas eu de suites, il apparaît logique qu’il n’y ait pas eu d’écrits", ajoute-t-il. "Comment la DGSI peut-elle garder la mémoire de ses activités ? s’étonnent les magistrats. (…) Pouvez-vous sérieusement soutenir qu’un service de renseignement peut volontairement s’abstenir de conserver un compte-rendu, même sommaire, d’une opération ?" Bernard Squarcini soutient que "cela peut arriver, dans la mesure où tout ceci est laissé à l’initiative du chef de service en charge de la mission et c’est lui qui juge utile de mettre des notes dans le fond de dossier ou de faire une note qui va remonter à la sous-direction ou jusqu’au directeur. Mais le compte-rendu verbal existe aussi." "Le fonctionnement normal des services, c’est d’écrire et de classifier", précisera pourtant le successeur de Bernard Squarcini à la tête du renseignement intérieur (de 2012 à 2017) Patrick Calvar.

3Sur la piste du maître-chanteur

Une fois les consignes de discrétion absolue transmises aux équipes de la DCRI, l’opération peut se mettre en place. "Les deux groupes de l’équipe L3 devaient surveiller les cybercafés parisiens, un situé rue de la Pompe, en face d’un lycée, c’est celui que j’ai tenu avec mon groupe, raconte l’ancien agent F. le 17 novembre 2016, et un autre qui était rue Vaugirard, dans le quinzième [arrondissement]. (…) On a commencé un lundi et on a dû finir le mardi suivant. Les surveillances se déroulaient de l’ouverture à la fermeture du cybercafé, c’est-à-dire de 10 heures à 22 heures. Cela a mobilisé très fortement toute l’équipe, surtout pour filocher les suspects."

Dans le même temps, à Aix-en-Provence, huit agents et quatre véhicules de la DCRI sont mobilisés autour d’un autre cybercafé. Le 15 mars 2018, le responsable du dispositif raconte : "Au deuxième jour [de surveillance], nous avons pu identifier une personne qui pouvait correspondre à la photo du suspect. Cette personne est sortie très peu de temps après que la centrale à Paris nous a alerté sur un envoi de courriers malveillants qui venait juste de se produire, poursuit-il. Nous avons suivi la personne jusque dans une localité proche de Pertuis", dans le département du Vaucluse. À l’Isle-sur-la-Sorgue précisément.

L’individu pris en filature est un ex-garde du corps de Bernard Arnault. Un ancien légionnaire devenu motard au sein de la gendarmerie nationale, qui a ensuite gagné sa vie en faisant de la protection rapprochée. Il a travaillé au Moyen-Orient, puis pour la compagnie Air France après le 11 septembre 2001, avant d’être recruté par LVMH comme garde du corps de Bernard Arnault, de février 2002 à juin 2006.

Entendu par les enquêteurs, le 12 mai 2021 (comme l’a mentionné Le Canard enchaîné le 3 novembre 2021 dans un article intitulé "La police au service de l’empereur du luxe"), l’homme livre sa version des faits. À peine sorti du cybercafé d’Aix-en-Provence où il vient d’envoyer un e-mail, il a le pressentiment d’avoir été repéré alors qu’il est sur la route. "J’ai accéléré, ce qu’ils [les policiers] ont fait également, raconte-t-il. Je suis rentré dans l’Isle-sur-la-Sorgue, et comme je connais bien le village pour avoir été gendarme dans le secteur, j’ai fait un droite-gauche dans une rue et je ne les ai plus revus."

Les agents du renseignement ont suivi le maître-chanteur jusqu’à l’Isle-sur-la-Sorgue, avant de recevoir l’ordre de lever le dispositif (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE)

L’ancien garde du corps pense alors avoir semé ses poursuivants. En réalité, l’équipe de la DCRI est toujours à ses trousses, mais elle reçoit l’ordre d’arrêter la filature. "Nous avons alors reçu pour instruction de mon chef de division de lever le dispositif, témoigne un agent de la DCRI, le 15 mars 2018. Comme nous supposions que cet individu devait être sur ses gardes et que nous ne voulions pas qu’il se doute que nous avions localisé le cybercafé depuis lequel il envoyait ses messages, nous avons pris la décision (…) d’un commun accord, d’arrêter la filature. Nous avions désormais de bons clichés photographiques de cette personne, ainsi que l’immatriculation du véhicule qu’il utilisait. Cela devait pouvoir permettre de l’identifier par une enquête".

Une enquête, dans un cadre judiciaire, n’aura cependant jamais lieu. LVMH semble préférer tenter de régler le problème à sa façon. C’est en tous cas ce qu’explique à l’époque le vice-président de LVMH, Pierre Godé, au directeur de la DCRI. Selon Bernard Squarcini : "Pierre Godé m’a téléphoné pour me remercier et me dire 'On a vu que c’est plutôt à caractère privé, donc on va régler ça nous-mêmes'. Et je n’ai plus été informé des suites données à cette affaire", assure-t-il le 20 septembre 2018.

4Le négociateur

Réapparaît alors Charles Pellegrini. Le "vieux pote" de Bernard Squarcini est chargé par le vice-président de LVMH d’approcher le maître-chanteur présumé. "M. Pierre Godé m’appelle et me dit : 'Nous avons identifié un maître-chanteur', raconte Charles Pellegrini le 27 mai 2021. Il me demande d’aller le voir pour discuter." "C’était Godé, le boss, ajoute l’ancien policier, le 21 septembre 2021. (…) M. Godé m’a dit d’aller voir [X] et de le sonder (…) pour connaître ses intentions réelles. (…) C’était mon seul mandat." Dans un premier temps, Charles Pellegrini sollicite un détective privé qui assure régulièrement des missions pour LVMH sur la Côte d’Azur. Il a "fait une enquête sur [X] pour connaître sa situation familiale, son travail, son adresse…", explique Charles Pellegrini lors de son audition en mai 2021.

Le détective privé sera à son tour entendu par les enquêteurs, le 7 juin 2021. Il confirme être "en relation d’affaires avec LVMH" depuis 2002. "Au départ, soit de 2002 à 2005, j’ai facturé [à] Charles Pellegrini à travers sa société, explique-t-il, puis j’ai presté directement pour LVMH." Le détective explique que Charles Pellegrini lui aurait donné des éléments précis sur la personne identifiée par la DCRI, avec pour mission d’en savoir plus sur son mode de vie. D’après lui, son rôle se serait arrêté là.

La suite de l’histoire est racontée sur procès-verbal par l’ancien garde du corps de Bernard Arnault. "Vers huit heures du matin, j’ai reçu un appel téléphonique émanant de Charles Pellegrini sur mon portable, m’indiquant qu’il était en bas de chez moi et qu’il voulait me voir pour une affaire, se souvient-t-il. (…) Nous sommes allés dans un café (…) et nous avons pris un verre. Charles Pellegrini m’a menacé d’une affaire d’extorsion de fonds (…) Il m’a dit que si Bernard Arnault déposait plainte à la police, j’irai directement en prison. Je lui ai dit que j’avais dix ans de Légion [étrangère] et que cela ne me faisait pas peur." "On a pris un café sur le port, explique de son côté Charles Pellegrini. Je n’ai pas fait de menaces (…), j’ai posé des questions et il m’a mené en bateau", affirme l’ancien policier. La discussion se poursuit un peu plus loin, dans un restaurant d’Antibes.

Charles Pellegrini, qui travaillait pour le compte de LVMH, a déjeuné à Antibes avec le maître-chanteur (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE)

Charles Pellegrini "tentait de m’amadouer pour que je parle, me servait du bon vin, poursuit l’ancien garde du corps du PDG de LVMH. Il pouvait. C’était payé par Bernard Arnault." L’homme explique à Charles Pellegrini qu’il agirait en réalité pour le compte d’un ami paparazzi qui détiendrait des clichés concernant la vie privée de Bernard Arnault. Au terme de leur discussion, l’ancien garde du corps affirme avoir donné à Charles Pellegrini l’identité de son ami paparazzi.

L’homme assure également être "allé en voiture avec Charles Pellegrini à Levallois pour [qu’il] lui montre l’appartement" du fameux paparazzi, une semaine après leur première discussion à Antibes. "[Charles Pellegrini] m’a reconvoqué quelques temps après, à Paris, dans un restaurant, la Villa Corse, (…) où nous avons déjeuné tous les deux, poursuit-il. Il m’a dit avoir vu Monsieur Arnault, lequel voulait bien payer 300 000 euros en échange des photos." Une version contestée, dans un premier temps, par Charles Pellegrini. "Je m’inscris en faux sur ces déclarations. Je ne suis jamais allé à Levallois avec lui, ni je n’ai déjeuné à la Villa Corse avec [X], déclare l’ancien policier le 27 mai 2021 devant l’Inspection générale de la police nationale. Je ne l’ai plus jamais vu, ni même contacté, sauf dans les trois jours qui ont suivi le déjeuner à Antibes. M. [X] ne pourra jamais prouver tout ce qu’il raconte, c’est de l’affabulation totale." Mais quelques mois plus tard, le 21 septembre 2021, lorsqu’il est réinterrogé par la juge Aude Buresi, l’ancien policier nuance : "J’ai peut-être été à Levallois, à la Villa Corse. Mais c’était une micro-affaire, c’est sorti de mon esprit."

5L'insaisissable paparazzi

Durant un mois, cette "micro-affaire" va tout de même beaucoup mobiliser Charles Pellegrini. Comme les enquêteurs ont pu le reconstituer, entre le 23 décembre 2008 et le 20 janvier 2009, l’ancien policier qui travaille pour LVMH multiplie les échanges par e-mails avec le maître-chanteur présumé. Avec un seul objectif : récupérer les photos que détiendrait le supposé ami paparazzi de l’ex-garde du corps de Bernard Arnault.

Le 23 décembre 2018, à 15 h 47, Charles Pellegrini envoie le courriel suivant : "Obtenez de cet homme qu’il m’appelle ! C’est pour un entretien AMIABLE. Sinon je serai obligé de faire une analyse des appels passés par la borne GSM de votre domicile. C’est du temps perdu. Je ne lui veux aucun mal. Je veux seulement discuter. MERCI !!" "J’essayais de l’impressionner, expliquera Charles Pellegrini lorsqu’il sera interrogé par les enquêteurs sur la teneur de son message. C’est le maître-chanteur quand même, pas 'un enfant de Marie'." Le garde du corps lui répond le même jour, à 18 h 07 : "Comme je vous l’ai dit lors de mon entretien hier a.m. avec lui, j’ai essayé de lui faire comprendre qu’il ne risquait rien du tout mais au contraire qu’il serait peut-être même payé… (…) Il m’a dit qu’il réfléchissait et quand je lui ai [dit] que s’il refusait, on se retrouverait peut-être tous les deux derrière les barreaux, là je l’ai senti un peu en panique, alors je lui ai redit qu’il prenne contact avec vous."

Le 24 décembre 2008, à 10 h 37, Charles Pellegrini met en doute la bonne foi de son interlocuteur : "Il y a un problème : ou ce mec vous a menti ou vous me mentez. Après des recherches minutieuses, il est inconnu de la profession de paparazzi. (…) Réfléchissez tous les deux. Il DOIT négocier avec moi." Au fil des e-mails, les échanges se tendent entre les deux hommes. Dans ses messages à Charles Pellegrini, l’ancien garde du corps de Bernard Arnault assure qu’il fait tout pour tenter de reprendre le contrôle de la situation vis-à-vis de son ami paparazzi.

Charles Pellegrini, interrogé par les enquêteurs sur la teneur de ses échanges avec le maître-chanteur (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE)

Le 7 janvier à 6 h 12, Charles Pellegrini s’impatiente : "Dites-lui qu’ils veulent avant tout une garantie ABSOLUE qu’il n’y aura nulle part des duplicata. Ils ne veulent pas recommencer dans 6 mois. Qu’il passe bien tout. Nous sommes dans une affaire de chantage et s’il y a paiement ce ne sera qu’avec des garanties réciproques ou bien ce sera la guerre avec tous les dommages collatéraux pour TOUT LE MONDE." Quelques heures plus tard, l’ancien garde du corps répond que "l’affaire sera terminée quand il aura son argent". Trois semaines après le début de leurs échanges, l’ancien légionnaire semble en avoir assez. Il se plaint désormais de pressions qui auraient notamment été exercées par le détective privé en lien avec Charles Pellegrini. "Je ne suis pas payé pour menacer les gens, ce n’est pas ma vocation, ni mon métier", conteste de son côté le détective, sur procès-verbal.

Dans son e-mail envoyé le 10 janvier 2009, à 15 h 51, le garde du corps écrit : "Monsieur Pellegrini, j’ai bien réfléchi depuis le départ [du détective privé] de ma brasserie, j’en ai vraiment marre de cette histoire, je pensais avoir bien fait de sauver en quelque sorte l’image de Monsieur Arnault, maintenant, ça me retombe dessus, on commence à me faire des menaces, du genre : 'on va m’emmerder toute mon existence.' Ce n’est pas grave, j’assume, ils peuvent venir m’emmerder aussi bien dans ma vie privée que professionnelle. Je les attends de pied ferme. (…) Moi je n’ai rien à me reprocher, si ce n’est d’avoir voulu gratter la moitié du surplus des 200 000 [euros] au passage." Réponse de Charles Pellegrini le jour-même, à 19 h 57 : "Êtes-vous prêt, si on paye, à prendre la responsabilité qu’il n’y aura plus de récidive ?"

Le paparazzi "m’a envoyé une dernière lettre par la poste [car] (…) il ne voulait plus correspondre par mail, expliquera finalement aux enquêteurs, en mai 2021, l’ancien garde du corps de Bernard Arnault. Dans cette lettre, il me disait garder les photos, que c’était son assurance vie. (…) J’ai donné la lettre ou une copie à Pellegrini à la gare TGV d’Avignon. Il m’a dit que Bernard Arnault ne paierait pas puisqu’il n’avait pas les photos. (…) En me quittant, Charles Pellegrini m’a dit : 'Je le retrouverai avant ma mort.' Je n’ai jamais revu Pellegrini, ni plus entendu parler de cette histoire jusqu’à aujourd’hui.'' "Grosso modo, c’est cela, commente Charles Pellegrini, le 21 septembre 2021. Mais il oublie de dire qu’il m’a raconté plein de salades avant. (…) moi je n’ai jamais dit que Bernard Arnault allait payer. Je lui ai dit que s’il voulait éviter une plainte et la prison, il fallait qu’il rende les documents. Mais moi, je n’ai jamais su s’il y avait vraiment des photos. Tout cela s’est fini en eau de boudin. Quand j’ai rendu compte à Pierre Godé, par la suite, je n’en ai plus jamais entendu parler."

Les investigations n’ont pas permis de retrouver le paparazzi dont l’identité aurait été donnée à Charles Pellegrini par l’ancien garde du corps de Bernard Arnault. Comme l’a révélé Libération en septembre 2021, Charles Pellegrini, qui est présumé innocent, a été mis en examen pour complicité et recel d’abus de confiance dans cette affaire. "Monsieur Pellegrini n’a fait et ne fera, ni directement, ni par l’intermédiaire de son conseil, aucun commentaire sur une affaire en cours, déclare son avocat, Me Didier Dalin, contacté par la cellule investigation de Radio France. Il laisse au tribunal le soin, s’il est saisi, d’apprécier la réalité des faits le concernant."

6Un policier très "écouté"

L’histoire ne s’arrête cependant pas là. Car au sein de la DCRI, à l’époque, "l’opération LVMH" suscite des critiques. Un de ses agents, mobilisé sur Paris raconte sur procès-verbal, le 6 février 2014 : "J’ai considéré que les missions qu’on nous donnait sortaient du contexte normal anti-terroriste et qu’on nous demandait presque de faire de la 'protection privée'." Le policier proteste notamment contre le non-paiement de frais liés à cette mission hors-norme. "La mission étant 'officieuse', il n’a pas été possible de verser les indemnités de repas aux fonctionnaires qui avaient fait ces surveillances, raconte-t-il. À ce moment-là, j’ai protesté et j’ai aussi fait savoir qu’il me semblait anormal d’utiliser mon équipe (…) dans ces conditions, et pour ce type de mission privée. À partir de ce moment-là, ma hiérarchie s’est mise à se méfier de moi. (…) J’ai appris par des indiscrétions que j’étais placé sur écoute." L’homme est effectivement placé sur écoute par sa hiérarchie, comme ont pu le vérifier les juges d’instruction.

Après avoir compris que l’homme d’affaires visé par les e-mails malveillants était Bernard Arnault, l’agent de la DCRI se plaint ouvertement auprès de collègues policiers. "Je me souviens avoir fait de la provocation au téléphone, indique-t-il sur procès-verbal, le 17 novembre 2016 (…) en expliquant que c’était quand même un scandale qu’on ne soit pas payé [pour les frais] alors que c’était une mission quasiment privée. (…) Finalement, on a été payé en espèces à partir de la caisse anti-terrorisme." Les investigations ont montré que la ligne téléphonique de l’agent récalcitrant de la DCRI avait été écoutée du 19 décembre 2008 au 23 février 2009 pour un motif officiellement lié à la "sécurité nationale". Son habilitation secret défense lui sera retirée dans la foulée.

"Comment expliquez-vous la concomitance entre le placement sous écoute [de l’agent de la DCRI] le 20 décembre 2008 et l’identification du maître-chanteur de Bernard Arnault le 19 décembre 2008 dans le sud de la France ?" demandent les juges Buresi et Tilmont à Bernard Squarcini. "Je n’ai rien demandé à ce sujet. Effectivement, c’est une simple concomitance", répond l’ex-directeur du renseignement intérieur. Les documents déclassifiés pour les besoins de l’enquête indiqueront cependant que le retrait de l’habilitation de l’agent de la DCRI était officiellement motivé par "un soupçon d’indiscrétions" vis-à-vis de l’extérieur ainsi que par "des difficultés (…) dans le traitement des sources humaines."

Après plusieurs mois sans affectation, ce policier intègre en 2010 le Service central des courses et jeux (SCCJ), où il travaille notamment sur la délicate affaire Wagram, un cercle de jeu parisien contrôlé par des membres du grand banditisme corse, dossier dans lequel est notamment cité le nom de Bernard Squarcini.

Et le policier sera à nouveau placé sur écoute "en procédure d’urgence absolue", entre juin 2011 et mars 2012. "Je pense que Bernard Squarcini voulait savoir ce que je savais [dans le dossier Wagram]", estime le policier devant le juge Tournaire, le 17 novembre 2016. Devant les enquêteurs, il explique avoir eu une conversation un peu tendue avec une proche de Bernard Squarcini à l’issue de sa garde à vue, "sur le fonctionnement du cercle Wagram et les réseaux Pasqua." "[Elle] a dû tout raconter à Bernard Squarcini et ça l’a rendu furieux", suppose-t-il. Bernard Squarcini confirme avoir eu un retour par son amie sur le fait que le policier qu’il qualifie de "fonctionnaire à la réputation sulfureuse" avait tenu "des propos peu amènes à [son] égard."

De son côté, le responsable de la division des affaires judiciaires au Service central des courses et jeux, Robert Saby, explique sur procès-verbal que "le 16 juin 2011, vers 8 heures du matin", Bernard Squarcini l’informe que le policier "avait tenu des propos injurieux à son encontre sur une écoute téléphonique dont il venait d’avoir connaissance." "J’ai pu constater [que Bernard Squarcini] était excédé et extrêmement déterminé à l’encontre [du policier]", ajoute Robert Saby. Mais Bernard Squarcini conteste tout lien entre la surveillance téléphonique du policier et le dossier Wagram : "Il n’y avait aucune intention malveillante de ma part de m’introduire dans une procédure judiciaire qui avait déjà commencé", dit-il.

Officiellement, cette nouvelle mise sur écoute du policier est justifiée par le soupçon de divulgation d’"informations sensibles" ainsi que d’éventuelles liens du fonctionnaire "avec les membres des services de renseignements algériens". Interrogé sur ce point, Bernard Squarcini évoque, lui, une possible "pénétration de [son] service par des agents d’influence agissant pour le compte du service de renseignement israélien", le Mossad. "Tout cela est entièrement faux. C’est de la manipulation totale", répond sur procès-verbal le policier écouté. Interrogé sur le sujet, le responsable du département sécurité de la DCRI qui a signé cette demande d’écoute téléphonique, déclare le 6 juillet 2016 : "Je n’exclus pas l’idée d’avoir pu être instrumentalisé dans cette mise en place d’interception de sécurité." Les soupçons de collusion avec les services algériens ou le Mossad seront finalement balayés par des documents auxquels les juges ont pu avoir accès.

"Les éléments déclassifiés venaient conforter l’hypothèse selon laquelle le placement sous écoute administrative [du policier] en urgence absolue le 16 juin 2011 était motivée (…) par l’existence d’un contentieux personnel entre [le policier] et Bernard Squarcini et/ou la volonté de ce dernier d’obtenir des renseignements sur l’évolution de l’enquête sur le [cercle] Wagram", estime une synthèse des investigations datée du 31 mars 2017. Bernard Squarcini a été mis en examen pour "atteinte au secret des correspondances par personne dépositaire de l’autorité publique".

7La dernière trace de "l’opération LVMH"

Dix ans après "l’opération LVMH", Bernard Squarcini n’a pas varié dans sa version des faits : "Cette affaire rentrait parfaitement dans le cadre de ma mission, affirme-il le 20 septembre 2018. Une opération ponctuelle d’identification et de levée de doute pour un grand groupe du CAC 40, ce qui rentre dans les objectifs de protection gérés par le service."

"Peut-on voir un lien entre le service rendu par la DCRI à LVMH et le contrat qui vous lie à LVMH ?", lui demandent les juges Tournaire et Buresi. "Non, rétorque Bernard Squarcini. Il ne s’agit pas d’un service, mais d’une mission." Contactés par la cellule investigation de Radio France, Bernard Squarcini et ses avocats n’ont pas souhaité faire de commentaire.

"Les moyens de l’État n’ont pas été, de mon point de vue, détournés à des fins privées", estime le successeur du Squale, Patrick Calvar. "Je considère que même si la menace était de nature privée, il rentrait dans les missions de la DCRI de suivre ce type de dossier, compte tenu des risques sur la personne de Bernard Arnault, chef d’entreprise et sur l’entreprise elle-même", dit-il le 24 octobre 2018. "Ce sont des trucs qui n’ont rien à faire avec la DCRI, estime en revanche l’ancien sous-directeur en charge des relations avec les entreprises, Gilles Gray, interrogé le 14 novembre 2018. (…) Je n’ai jamais entendu parler d’une surveillance de ce type par la DCRI. Pour moi, cette histoire est une connerie, une histoire de cornecul. On avait d’autres choses à faire que de s’occuper de cela."

À l’origine de cette affaire, Pierre Godé, directeur général de LVMH, aurait alerté Bernard Squarcini de la tentative de chantage visant Bernard Arnault (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE)

Deux traces écrites de cette opération ont finalement été retrouvées dans les archives de la DCRI. Un tableau de service "relatif à des surveillances techniques" comprenant une indication (déclassifiée) correspondant à la surveillance du cybercafé à Aix-en-Provence. La deuxième trace est un album photographique constitué de quatorze clichés liés à cette surveillance. Interrogé le 17 janvier 2019 par les enquêteurs (comme l’a mentionné L’Obs) Bernard Arnault quant à lui explique n’avoir "aucun souvenir" de cette affaire. "Je n’étais pas informé de cela, affirme le PDG de LVMH. (…) Je n’ai aucun souvenir d’une difficulté particulière, en interne, avec un salarié ou ex-salarié, difficulté qui aurait justifié de faire appel à un service de police. (…) C’est totalement farfelu. (…) Je n’en ai jamais entendu parler. Pierre Godé n’a jamais évoqué cet épisode avec moi. (…) J’ignore tout de cette tentative d’extorsion. Je peux préciser que la politique du groupe est de ne jamais céder à aucun chantage. (…) Pierre Godé était un professeur agrégé de droit, très respectueux de l’éthique dans le domaine du droit des affaires et je ne doute pas que les demandes formulées à ses collaborateurs étaient empreintes de cette volonté et de cette orientation globale de rectitude et de respect de la légalité en toute circonstance."

Le 15 avril 2021, un ancien chauffeur du PDG de LVMH (de 2008 à 2014), qui dit avoir entendu parler de cette affaire de chantage à l’époque, est parti avec un gros chèque assorti d’une consigne de silence : "Ils voulaient me donner 50 000 euros, et j’ai perçu 450 000 euros, dit-il. (…) Il y avait une clause prévoyant de ne rien divulguer pendant six ans. (…) Pour obtenir les 450 000 euros, j’ai tenté un coup de poker. Je leur ai dit que j’avais des dossiers confidentiels de Bernard Arnault, chez moi, ce qui était vrai, et que je ne leur rendrai pas. (…) Et [en échange de l’argent] je leur ai tout rendu."

LVMH n’a pas répondu à nos sollicitations.

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